VIII° partie

La faillite de la II° Internationale

Lénine

VIII° partie

   Les organisations légales de masse de la classe ouvrière sont peut-être la caractéristique la plus importante des partis socialistes de l’époque de la II° Internationale. C’est dans le parti allemand qu’elles étaient les plus fortes, et c’est là que la guerre de 1914-1915 a marqué le tournant le plus aigu, a posé la question de la façon la plus tranchée. Il est clair que le passage aux actions révolutionnaires signifiait la dissolution des organisations légales par la police; et le vieux parti, de Legien à Kautsky inclus, a sacrifié les buts révolutionnaires du prolétariat au maintien des organisations légales actuelles. On aura beau le nier, le fait est là. On a vendu le droit du prolétariat à la révolution en échange du plat de lentilles des organisations autorisées par l’actuelle loi policière.

   Prenez la brochure de Karl Legien, chef des syndicats social-démocrates d’Allemagne : Pourquoi les fonctionnaires des syndicats doivent-ils prendre une plus grande part a’ la vie intérieure du parti ? (Berlin 1915). C’est un rapport présenté par l’auteur le 27 janvier 1915 devant une assemblée de fonctionnaires du mouvement syndical. Legien a donné lecture dans son rapport d’un très intéressant document qu’il a reproduit dans sa brochure et que la censure militaire n’aurait jamais laissé passer autrement. Ce texte, présenté comme « matériau pour les rapporteurs de l’arrondissement de Niederbarnim » (un faubourg de Berlin), est un exposé des conceptions des social-démocrates allemands de gauche, de leur protestation contre le parti. Les social-démocrates révolutionnaires – y est-il dit – n’ont pas prévu et ne pouvaient prévoir un certain facteur, à savoir :

   « Que toute la force organisée du parti social-démocrate allemand et des syndicats s’est rangée aux côtés du gouvernement en guerre; que cette force a été utilisée dans le but d’étouffer l’énergie révolutionnaire des masses » (p. 34 de la brochure de Legien).

   C’est une vérité absolue. La thèse suivante empruntée à ce même document est également vraie :

   « Le vote de la fraction social-démocrate, en date du 4 août, a montré que l’autre point de vue, fut-il profondément enraciné dans les masses, ne pouvait se frayer un chemin qu’en dehors de la direction du Parti éprouvé, et uniquement contre la volonté des instances du Parti, en surmontant la résistance du Parti et des syndicats » (ibid.).

   C’est une vérité absolue.

   « Si la fraction social-démocrate avait fait son devoir le 4 août, il est probable que la forme extérieure de l’organisation aurait été détruite, mais l’esprit en serait resté, celui qui animait le Parti à l’époque de la loi d’exception contre les socialistes((La loi anti-socialiste (1878) fût promulguée par Bismarck pour enrayer la montée de la social-démocratie. Elle interdisait les organisations et la presse du parti. Des militants seront emprisonnés ou déportés. Mais elle n’empêchera pas le mouvement de continuer sa progression et sera abrogée en 1890.))et l’a aidé à surmonter toutes les difficultés » (ibid.).

   La brochure de Legien nous apprend que les « chefs » qu’il avait réunis pour leur faire son rapport et qui se qualifient de dirigeants, de fonctionnaires syndicaux, riaient aux éclats en l’écoutant. Ils trouvaient risible que l’on pût et que l’on dût créer, au moment de la crise, des organisations révolutionnaires illégales (comme à l’époque de la loi d’exception). Et Legien, en bon chien de garde de la bourgeoisie, se frappait la poitrine en s’exclamant :

   « C’est là une idée manifestement anarchiste : démolir les organisations pour faire trancher la question par les masses. Je ne doute pas le moins du monde que ce soit là une idée anarchiste. »

   « Très juste ! » criaient en chœur (ibid., p. 37) les valets de la bourgeoisie qui se disent chefs des organisations social-démocrates de la classe ouvrière.

   Tableau édifiant. Ces gens sont corrompus et abêtis par la légalité bourgeoise au point qu’ils ne peuvent même pas comprendre l’idée de la nécessité d’autres organisations, illégales, pour assurer la direction de la lutte révolutionnaire. Ces gens en sont arrivés à s’imaginer que les syndicats légaux, existant sur autorisation de la police, sont une limite à ne pas dépasser; que l’on peut concevoir, en général, le maintien de tels syndicats à une époque de crise en tant que syndicats dirigeants ! Voilà la dialectique vivante de l’opportunisme : le simple développement des syndicats légaux, la simple habitude qu’avaient des philistins quelque peu obtus, mais consciencieux, de se borner à la tenue de livres de comptes, ont abouti à ce fait qu’au moment de la crise, ces petits bourgeois consciencieux se sont trouvés être des traîtres, des félons, des étrangleurs de l’énergie révolutionnaire des masses. Et ce n’est point l’effet du hasard. Passer à l’organisation révolutionnaire est une nécessité; la nouvelle situation historique l’exige, l’époque des actions révolutionnaires du prolétariat en fait une obligation; mais ce passage ne peut s’effectuer que par-dessus la tête des vieux chefs, étrangleurs de l’énergie révolutionnaire, par-dessus la tête du vieux parti, en le détruisant.

   Et les petits bourgeois contre-révolutionnaires crient naturellement à l' »anarchisme », de même que l’opportuniste Ed. David criait à l' »anarchisme » en fulminant contre Karl Liebknecht. Il faut croire que seuls sont restés d’honnêtes socialistes en Allemagne les chefs que les opportunistes vitupèrent pour leur anarchisme…

   Prenons l’armée moderne. Voilà un bon exemple d’organisation. Et cette organisation n’est bonne que parce qu’elle est souple et sait en même temps donner à des millions d’hommes une volonté unique. Aujourd’hui, ces millions d’hommes sont chez eux, aux quatre coins du pays. Demain, arrive l’ordre de mobilisation, et ils se rassemblent aux points de ralliement. Aujourd’hui, ils sont dans les tranchées, parfois pendant des mois. Demain, groupés différemment, ils vont à l’assaut. Aujourd’hui, ils font des merveilles en s’abritant contre les balles et les shrapnells. Demain, ils font des merveilles en combattant à découvert. Aujourd’hui, leurs détachements avancés creusent des fourneaux de mine sous terre demain, ils se déplacent à des dizaines de verstes sur les indications des aviateurs qui survolent la terre. Oui, c’est ce qui s’appelle de l’organisation, quand, au nom d un même but, animés d’une même volonté, des millions d’hommes changent la forme de leurs relations et de leur action, changent le lieu où s’applique et la façon dont s’exerce leur activité, changent leurs instruments et leurs armes suivant les circonstances et suivant les besoins de la lutte.

   Il en est de même pour la lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. Aujourd’hui, la situation n’est pas révolutionnaire, il n’y a pas de conditions pour une effervescence parmi les masses, pour l’intensification de leur activité; aujourd’hui, on te met dans les mains un bulletin de vote, – prends-le, sache t’organiser pour en frapper tes ennemis, et non pour envoyer au Parlement, à de bonnes petites places, des hommes qui s’accrochent à leur fauteuil par peur de la prison. Demain, on te retire ton bulletin de vote, on te met entre les mains un fusil et un magnifique canon à tir rapide, équipé selon le dernier mot de la technique, – prends ces engins de mort et de destruction, n’écoute pas les pleurnicheurs sentimentaux qui redoutent la guerre. Il reste de par le monde trop de choses qui doivent être anéanties par le fer et par le feu pour l’affranchissement de la classe ouvrière. Et si la colère et le désespoir grandissent dans les masses, s’il se crée une situation révolutionnaire, prépare-toi à fonder de nouvelles organisations et à mettre en action ces si utiles engins de mort et de destruction contre ton gouvernement et ta bourgeoisie.

   Certes, cela n’est pas facile. Cela nécessitera des actions préparatoires ardues. Cela nécessitera de lourds sacrifices. C’est une nouvelle forme d’organisation et de lutte qu’il faut aussi apprendre; et la science ne s’acquiert pas sans erreurs et sans défaites. Cet aspect de la lutte de classe est, à la participation aux élections, ce que l’assaut est aux manœuvres, aux marches ou au séjour dans les tranchées. Dans l’histoire, cet aspect de la lutte s’inscrit très rarement à l’ordre du jour; par contre, son importance et ses conséquences portent sur des dizaines d’années. Les jours où l’on peut et où l’on doit inscrire à son programme de telles méthodes de lutte équivalent à des vingtaines d’années d’autres époques historiques.

   … Comparez K. Kautsky à K. Legien :

   « Tant que le parti était faible, écrit Kautsky, toute protestation contre la guerre était, au point de vue propagande, comme un acte de courage… l’attitude récente des camarades russes et serbes a rencontré l’approbation générale. Plus un parti devient fort, et plus les considérations de propagande se mêlent, dans les motifs de ses décisions, aux préoccupations concernant les conséquences pratiques, plus il devient difficile de faire la part égale aux motifs des deux ordres; et pourtant, on n’a pas plus le droit de négliger les uns que les autres. Aussi, plus nous devenons forts, plus des divergences surgissent facilement entre nous à chaque nouvelle situation compliquée » (L’internationalisme et la guerre, p. 30).

   Ces raisonnements de Kautsky ne diffèrent de ceux de Legien que par leur hypocrisie et leur couardise. Kautsky, au fond, soutient et justifie la lâche renonciation des Legien à l’activité révolutionnaire, mais il le fait en sous-main, sans se prononcer nettement, se retranchant derrière des allusions, se bornant à distribuer des compliments aussi bien à Legien qu’à l’attitude révolutionnaire des russes. Ce comportement à l’égard des révolutionnaires, nous autres russes, ne sommes habitués à le rencontrer que chez les libéraux : les libéraux sont toujours prêts à reconnaître le « courage » des révolutionnaires, sans toutefois renoncer pour rien au monde à leur tactique archi-opportuniste. Les révolutionnaires qui se respectent n’accepteront pas l' »approbation » de Kautsky et repousseront avec indignation cette façon de poser la question. S’il est vrai qu’il n’y avait pas de situation révolutionnaire, et que la propagande de l’action révolutionnaire n’était pas obligatoire, l’attitude des russes et des serbes était erronée et leur tactique tombait à faux. Que les preux chevaliers Legien et Kautsky aient au moins le courage de leur opinion, qu’ils le disent franchement.

   Mais si la tactique des socialistes russes et serbes mérite d’être « approuvée », il n’est pas permis, il est criminel de justifier la tactique contraire des partis « forts » d’Allemagne, de France, etc. Par cette expression à dessein obscure « conséquences pratiques », Kautsky a voilé cette simple vérité que les partis grands et forts ont eu peur de voir leurs organisations dissoutes, leurs caisses saisies et leurs chefs arrêtés par le gouvernement. C’est dire que Kautsky justifie la trahison du socialisme en évoquant les désagréables « conséquences pratiques » de la tactique révolutionnaire. N’est-ce pas là prostituer le marxisme ?

   « On nous aurait arrêtés ! » a déclaré, dit-on, lors d’une réunion ouvrière à Berlin, l’un des députés social-démocrates qui ont voté les crédits le 4 août. Et les ouvriers de lui crier en réponse : « Eh bien, quel mal y aurait-il eu à cela ? »

   S’il n’était point d’autre signal pour insuffler aux masses ouvrières d’Allemagne et de France l’état d’esprit révolutionnaire et l’idée qu’il est nécessaire de préparer des actions révolutionnaires, l’arrestation d’un député pour un discours hardi aurait joué un rôle utile, comme un appel au ralliement des prolétaires de divers pays en vue du travail révolutionnaire. Un tel ralliement n’est pas aisé : à plus forte raison les députés, placés au sommet et ayant une vue d’ensemble de la politique, étaient-ils tenus d’en prendre l’initiative.

   Non seulement pendant la guerre, mais, incontestablement, lors de toute aggravation de la situation politique, sans parler d’actions révolutionnaires quelconques des masses, le gouvernement du pays bourgeois le plus libre menacera toujours de dissoudre les organisations légales, de saisir les caisses, d’arrêter les chefs, et de toutes autres « conséquences pratiques » de cet ordre. Comment faire alors ? Justifier par là les opportunistes, comme le fait Kautsky ? Mais ce serait consacrer la transformation des partis social-démocrates en partis ouvriers national-libéraux.

   Pour un socialiste, il ne saurait y avoir qu’une seule conclusion : le pur légalisme, le légalisme sans plus des partis « européens » a fait son temps et est devenu, de par le développement du capitalisme du stade préimpérialiste, le fondement de la politique ouvrière bourgeoise. Il est nécessaire de le compléter par la création d’une base illégale, d’une organisation illégale, d’un travail social-démocrate illégal, sans abandonner pour autant une seule position légale. Comment procéder au juste, c’est ce que montrera l’expérience, pourvu qu’on ait le désir de s’engager dans cette voie, pourvu qu’on ait conscience de sa nécessité. Les social-démocrates révolutionnaires de Russie ont montré en 1912-1914 que ce problème peut être résolu. Le député ouvrier Mouranov, qui s’est mieux conduit que les autres devant le tribunal((Allusion au procès intenté en 1915 par le pouvoir tsariste à la fraction bolchevique à la Douma d’Etat. Ses députés avaient été déchus et déportés en Sibérie.)) et a été déporté par le tsarisme en Sibérie, a montré nettement qu’outre le parlementarisme ministrable (depuis Henderson, Sembat, Vandervelde jusqu’à Südekum et Scheidemann, qui sont eux aussi « ministrables », ô combien ! mais à qui on ne laisse pas dépasser l’antichambre !), il existe aussi un parlementarisme illégal et révolutionnaire. Que les Kossovski et les Potressov s’extasient sur le parlementarisme « européen » des âmes serviles ou qu’ils s’en accommodent, nous ne nous lasserons pas, quant à nous, de répéter aux ouvriers qu’un tel légalisme, une telle social-démocratie des Legien, des Kautsky, des Scheidemann, ne méritent que le mépris.

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