La faillite de la II° Internationale
Lénine
II° partie
Mais peut-être les socialistes sincères se sont-ils prononcés pour la résolution de Bâle en supposant que la guerre créerait une situation révolutionnaire, et que les événements les ont démentis en montrant que la révolution s’est révélée impossible ?
C’est par ce sophisme que Cunow (dans sa brochure Faillite du Parti ? et dans une série d’articles) cherche à justifier son passage dans le camp de la bourgeoisie; et nous rencontrons ce genre d' »arguments », sous forme d’allusions, chez presque tous les social-chauvins, Kautsky en tête. L’espoir d’une révolution s’est révélé illusoire; or, il ne convient pas à un marxiste de défendre les illusions, c’est ainsi que raisonne Cunow. Ce faisant, ce disciple de Strouvé ne dit pas un mot des « illusions » de tous ceux qui ont signé le manifeste de Bâle; mais, par un procédé plein de noblesse, il s’efforce d’en rejeter la faute sur les hommes d’extrême-gauche, tels que Pannekoek et Radek !
Examinons quant au fond l’argument suivant lequel les auteurs du manifeste de Bâle avaient sincèrement supposé l’avènement de la révolution, mais se sont trouvés déçus dans leur attente par les événements. Le manifeste de Bâle dit
1) que la guerre engendrera une crise économique et politique ;
2) que les ouvriers considéreront comme un crime de participer à la guerre, de « tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes ou l’orgueil des dynasties, ou les combinaisons des traités secrets » ; que la guerre suscite parmi les ouvriers « l’indignation et la colère » ;
3) que cette crise et cet état d’esprit des ouvriers doivent être utilisés par les socialistes pour « agiter les couches populaires » et « précipiter la chute de la domination capitaliste » ;
4) que les « gouvernements » – tous sans exception – ne peuvent déclencher la guerre « sans péril pour eux-mêmes » ;
5) que les gouvernements « ont peur » de la « révolution prolétarienne » ;
6) que les gouvernements « feraient bien de se rappeler » la Commune de Paris (c’est-à-dire la guerre civile), la révolution de 1905 en Russie, etc.
Autant d’idées parfaitement claires; elles ne contiennent pas la garantie que la révolution viendra; l’accent y est mis sur la caractéristique exacte des faits et des tendances. Quiconque, à propos de ces idées et raisonnements, déclare que l’avènement attendu de la révolution s’est révélé une illusion, fait preuve à l’égard de la révolution d’une attitude non pas marxiste mais strouviste((P. Strouvé avait élaboré les théories du « marxisme légal », de tendance libérale-bourgeoise.)), une attitude de policier et de renégat.
Pour un marxiste, il est hors de doute que la révolution est impossible sans une situation révolutionnaire, mais toute situation révolutionnaire n’aboutit pas à la révolution. Quels sont, d’une façon générale, les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici :
1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée; crise du « sommet », crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que « la base ne veuille plus » vivre comme auparavant, mais il importe encore que « le sommet ne le puisse plus ».
2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées.
3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes « pacifiques », mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le « sommet » lui-même, vers une action historique indépendante.
Sans ces changements objectifs, indépendants de la volonté non seulement de tels ou tels groupes et partis, mais encore de telles ou telles classes, la révolution est, en règle générale, impossible. C’est l’ensemble de ces changements objectifs qui constitue une situation révolutionnaire. On a connu cette situation en 1905 en Russie et à toutes les époques de révolutions en Occident mais elle a existé aussi dans les années 60 du siècle dernier en Allemagne, de même qu’en 1859-1861 et 1879-1880 en Russie, bien qu’il n’y ait pas eu de révolutions à ces moments-là.
Pourquoi ? Parce que la révolution ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs ci-dessus énumérés, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir : la capacité, en ce qui concerne la classe révolutionnaire, de mener des actions révolutionnaires de masse assez vigoureuses pour briser complètement (ou partiellement) l’ancien gouvernement, qui ne « tombera » jamais, même à l’époque des crises, si on ne le « fait choir ».
Telle est la conception marxiste de la révolution, conception maintes et maintes fois développée et reconnue indiscutable par tous les marxistes et qui, pour nous autres Russes, a été confirmée avec un relief tout particulier par l’expérience de 1905. La question est de savoir ce que présumait à cet égard le manifeste de Bâle de 1912 et ce qui est advenu en 1914-1915.
On présumait une situation révolutionnaire, brièvement décrite par l’expression « crise économique et politique ». Cette situation est-elle survenue ? Oui, sans nul doute. Le social-chauvin Lensch (qui assume la défense du chauvinisme avec plus de droiture, de franchise et de loyauté que les hypocrites Cunow, Kautsky, Plékhanov et consorts) s’est même exprime ainsi:
« Nous assistons à ce qu’on pourrait appeler une révolution » (page 6 de sa brochure : La social-démocratie allemande et la guerre, Berlin 1915). La crise politique est là : pas un des gouvernements n’est sûr du lendemain, pas un qui ne soit exposé à subir un krach financier, à être dépossédé de son territoire et expulsé de son pays (comme le gouvernement de Belgique s’est vu expulser du sien). Tous les gouvernements vivent sur un volcan; tous en appellent eux-mêmes à l’initiative et à l’héroïsme des masses. Le régime politique européen se trouve entièrement ébranlé, et nul ne s’avisera, à coup sûr, de nier que nous sommes entrés (et que nous entrons de plus en plus profondément – j’écris ces lignes le jour de la déclaration de guerre de l’Italie) dans une époque de grands ébranlements politiques. Si, deux mois après la déclaration de guerre (le 2 octobre 1914), Kautsky écrivait dans la Neue Zeit((Die Neue Zeit (Les Temps Nouveaux), revue théorique du parti socialiste allemand, dirigée par Kautsky, et développant donc une orientation social-patriote.)) que « jamais un gouvernement n’est aussi fort et jamais les partis ne sont aussi faibles qu’au début d’une guerre », ce n’était qu’un des exemples de la façon dont Kautsky falsifie la science historique pour complaire aux Südekum et autres opportunistes. Jamais le gouvernement n’a autant besoin de l’entente entre tous les partis des classes dominantes et de la soumission « pacifique » des classes opprimées a cette domination que pendant la guerre. Ceci, en premier lieu. En second lieu, Si « au début d’une guerre », surtout dans un pays qui attend une prompte victoire, le gouvernement parait omnipotent, personne n’a jamais et nulle part au monde associé l’attente d’une situation révolutionnaire exclusivement au « début » d’une guerre et, à plus forte raison, n a identifié l' »apparence » avec la réalité.
Que la guerre européenne serait plus dure que toutes les autres, tout le monde le savait, le voyait et le reconnaissait. L’expérience de la guerre le confirme toujours davantage. La guerre s’étend. Les assises politiques de l’Europe sont de plus en plus ébranlées. La détresse des masses est affreuse, et les efforts déployés par les gouvernements, la bourgeoisie et les opportunistes pour faire le silence autour de cette détresse échouent de plus en plus souvent. Les profits que certains groupes de capitalistes retirent de la guerre sont exorbitants, scandaleux. Les contradictions s’exacerbent au plus haut point. La sourde indignation des masses, l’aspiration confuse des couches opprimées et ignorantes à une bonne petite paix (« démocratique »), la « plèbe » qui commence à murmurer, – tout cela est un fait. Et plus la guerre se prolonge et s’aggrave, plus les gouvernements eux-mêmes développent et sont forcés de développer l’activité des masses, qu’ils appellent à une tension extraordinaire de leurs forces et à de nouveaux sacrifices. L’expérience de la guerre, comme aussi l’expérience de chaque crise dans l’histoire, de chaque grande calamité et de chaque tournant dans la vie de l’homme, abêtit et brise les uns, mais par contre instruit et aguerrit les autres, et, dans l’histoire mondiale, ces derniers, sauf quelques exemples isolés de décadence et de ruine de tel ou tel État, ont toujours été en fin de compte plus nombreux et plus forts que les premiers.
Non seulement la conclusion de la paix ne peut mettre fin « d’emblée » à toute cette détresse et à toute cette accentuation des contradictions, mais, au contraire, elle rendra sous bien des rapports cette détresse encore plus sensible et particulièrement évidente pour les masses les plus retardataires de la population.
En un mot, la situation révolutionnaire est un fait acquis dans la plupart des pays avancés et des grandes puissances d’Europe. A cet égard, la prévision du manifeste de Bâle s’est pleinement justifiée. Nier ouvertement ou non cette vérité, ou la taire, comme le font Cunow, Plékhanov, Kautsky et consorts, c’est proférer un mensonge monumental, c’est tromper la classe ouvrière et servir la bourgeoisie. Dans le Social-Démocrate((Le Social-Démocrate était l’organe du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. Publié en exil de février 1908 à janvier 1917. Il est dirigé par Lénine à partir de 1911.)) (n° 34, 40 et 41)((Voir V. LENINE: œuvres, Paris-Moscou, t. 21, pp. 88-89, 181-182 et 193-195)), nous avons cité des faits montrant que les hommes qui craignent la révolution, les prêtres-philistins chrétiens, les états-majors généraux, les journaux des millionnaires, sont obligés de constater des symptômes de la situation révolutionnaire en Europe.
Cette situation se maintiendra-t-elle encore longtemps et a quel point s’aggravera-t-elle ? Aboutira-t-elle à la révolution ? Nous l’ignorons, et nul ne peut le savoir. Seule l’expérience du progrès de l’état d’esprit révolutionnaire et du passage de la classe avancée, du prolétariat, â l’action révolutionnaire le prouvera. Il ne saurait être question en l’occurrence ni d' »illusions » en général, ni de leur effondrement, car aucun socialiste ne s’est jamais et nulle part porté garant que la révolution serait engendrée précisément par la guerre présente (et non par la prochaine), par la situation révolutionnaire actuelle (et non par celle de demain). Il s’agit ici du devoir le plus incontestable et le plus essentiel de tous les socialistes le devoir de révéler aux masses l’existence d’une situation révolutionnaire, d’en expliquer l’ampleur et la profondeur, d’éveiller la conscience et l’énergie révolutionnaires du prolétariat, de l’aider à passer à l’action révolutionnaire et à créer des organisations conformes à la situation révolutionnaire pour travailler dans ce sens.
Aucun socialiste responsable et influent n’a jamais osé mettre en doute ce devoir des partis socialistes; et le manifeste de Bâle, sans propager ni nourrir la moindre « illusion », parle précisément de ce devoir des socialistes : stimuler, « agiter » le peuple (et non l’endormir par le chauvinisme, comme le font Plékhanov, Axelrod, Kautsky), « utiliser » la crise pour « précipiter » la chute du capitalisme; s’inspirer des exemples de la Commune et d’octobre-décembre 1905. Ne pas accomplir ce devoir, voilà en quoi se traduit la trahison des partis actuels, leur mort politique, l’abdication de leur rôle, leur passage aux côtés de la bourgeoisie.