Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE
II. LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LA PROVINCE DE SAMARA
Quittons maintenant le Sud pour l’Est, pour la province de Samara. Prenons le district de Novoouzensk qui est le dernier à avoir été étudié. Le recueil concernant ce district fournit la classification de paysans la plus détaillée qui ait été établie suivant l’indice économique((Recueil de renseignements statistiques sur la province de Samara, t. VII, district de Novoouzensk. Samara 1890. Une classification analogue est présentée pour le district de Nikolaïev (t. VI, Samara 1889), mais les informations y sont beaucoup moins détaillées. Dans le Recueil récapitulatif sur la province de Samara (t. VIII, fasc. I, Samara 1892), la classification ne tient compte que des lots, procédé dont nous montrerons l’insuffisance plus loin.)). Voici les chiffres d’ensemble sur les groupes de paysans (les chiffres ci-dessous portent sur 28276 foyers à qui des lots communautaires ont été concédés. Ces foyers groupent 164146 habitants des deux sexes. La statistique ne s’occupe que de la population russe du district et laisse de côté les Allemands et les « fermiers » qui ont leurs exploitations sur des terres communautaires ou non. Si on ajoutait Allemands et fermiers, cela accentuerait sensiblement le tableau de la décomposition de la paysannerie).
On voit donc que la concentration de la production agricole est très poussée: les capitalistes « communautaires », à savoir ceux qui possèdent 10 bêtes de trait et plus, soit 1/14 du nombre total des foyers, détiennent 36,5% de toute la surface ensemencée, c’est-à-dire autant que les 75,3% des paysans pauvres et moyens pris ensemble ! Le chiffre «moyen » (15,9 déciatines de surface ensemencée par foyer) qui donne l’illusion d’un bien-être général, est, ici comme partout, absolument fictif. Voyons les autres données relatives aux exploitations des différents groupes:
Ainsi, le groupe inférieur compte très peu de cultivateurs indépendants; les pauvres n’ont pas d’instruments perfectionnés et les paysans moyens n’en ont qu’une quantité insignifiante. La concentration du bétail est encore plus accusée que celle des surfaces cultivées; il est évident que la paysannerie aisée pratique non seulement la grosse culture capitaliste mais également l’élevage selon le mode capitaliste. Au pôle opposé, nous voyons des « paysans » que l’on devrait classer parmi les ouvriers agricoles et les journaliers ayant un lot de terre, car leur principal moyen d’existence est (comme nous le verrons tout à l’heure) la vente de leur force de travail; à ces ouvriers, les propriétaires terriens donnent parfois une ou deux têtes de bétail; cela leur permet de les attacher au domaine et de diminuer leur salaire.
Il va de soi que les groupes paysans ne diffèrent pas seulement par l’étendue de leur exploitation, mais aussi par les méthodes qu’ils appliquent: en premier lieu, le groupe supérieur compte un nombre très appréciable de cultivateurs (40 à 60%) pourvus d’instruments perfectionnés (principalement charrues, ensuite batteuses à cheval et à vapeur, tarares, moissonneuses, etc.). Les 24,7% de foyers du groupe supérieur détiennent 82,9% des instruments perfectionnés; les 38,2% de foyers du groupe moyen en détiennent 17%, et les 37,1 % de paysans pauvres n’en détiennent que 0,1% (7 instruments sur 5724)((Fait intéressant à noter, c’est que de ces chiffres M. V. V. (Les courants progressiste dans l’économie paysanne, St.-Pétersbourg 1892, p. 225) a déduit la tendance de la « masse paysanne » à substituer aux instruments surannés des instruments perfectionnés (p. 234), le procédé qu’il emploie pour arriver à cette conclusion absolument fausse est bien simple: il a emprunté au recueil des zemstvos les chiffres globaux, sans se donner la peine de consulter les tableaux illustrant la répartition des instruments ! Le progrès des fermiers-capitalistes (membres de la communauté) employant des machines pour diminuer les frais de production du blé marchand a été transformé d’un trait de plume en progrès de la « masse paysanne », Et M. V. V. a écrit sans se gêner: « Quoique ce soient les paysans aisés qui acquièrent des machines, tous (sic) les paysans s’en servent » (p. 221). Cela se passe de commentaires.)). D’autre part, les paysans qui n’ont pas beaucoup de chevaux, emploient, par la force des choses, comme le dit l’auteur du recueil sur le district de Novoouzensk (pp. 44-46), « un autre mode d’exploitation », et organisent « toute leur activité économique selon un autre système » que ceux qui en ont beaucoup. Les paysans aisés « laissent reposer la terre … labourent en automne avec des charrues… labourent une nouvelle fois au printemps et passent la herse pour recouvrir les semis… sur la jachère labourée ils passent le rouleau, une fois la terre aérée… qu’ils retournent une seconde fois avant de semer le seigle », tandis que les paysans pauvres « ne laissent pas reposer le sol et y sèment chaque année du froment russe … ils labourent une seule fois au printemps pour le froment … ils ne mettent pas la terre en jachère ni ne labourent pour semer le seigle, mais sèment en surface … ils retournent la terre en fin de printemps pour semer le froment, ce qui fait que le blé souvent ne lève pas … ils labourent une seule fois pour semer le seigle, en surface et tardivement … ils labourent tous les ans la même terre sans lui laisser le temps de se reposer ». « Et ainsi de suite à l’infini », conclut l’auteur, après cette énumération. « Les paysans pauvres obtiennent des céréales de mauvaise qualité et de mauvaises récoltes tandis que les paysans aisés obtiennent des récoltes relativement meilleures: telle est la conséquence de cette différence radicale entre les modes de culture employés par les uns et les autres » (ibid.).
Mais comment cette grande bourgeoisie a-t-elle pu se former sous le régime de la communauté rurale? La réponse à cette question est fournie par les chiffres qui portent sur la propriété foncière et la terre exploitée dans les différents groupes. Les paysans de la catégorie que nous envisageons ont acheté 57 128 déciatines (76 foyers) et prennent à bail 304 514 déciatines : 177 789 déciatines sont louées par 5 602 foyers en dehors de la terre communautaire; 47 494 déciatines de lots concédés sont prises à bail dans d’autres communautés par 3 129 foyers; 7 092 foyers prennent à bail des lots dans leur propre communauté (79 231 déciatines). La répartition de cette énorme surface formant plus des deux tiers de toute la surface ensemencée des paysans, est la suivante :
Nous voyons ici à quel point la concentration des terres achetées et affermées est poussée. Plus des 9/10 des terres achetées appartiennent à 1,8 % des foyers les plus riches. 69,7% des terres affermées sont aux mains des paysans capitalistes, et 86,6% sont détenues par le groupe supérieur de la paysannerie. La comparaison des données sur la prise et la cession à bail des lots concédés montre clairement que la terre passe à la bourgeoisie paysanne. La conversion de la terre en marchandise entraîne, cette fois encore, une baisse de prix pour l’achat de la terre en gros (et, par suite, la spéculation sur la terre). Si on établit le prix de location d’une déciatine de terre non communautaire, on obtient les chiffres suivants, en allant du groupe inférieur au supérieur: 3,94; 3,20; 2,90; 2,75; 2,57; 2,08; 1,78 roubles. Pour montrer à quelles erreurs la méconnaissance de cette concentration des affermages conduit les populistes, citons à titre d’exemple ce qu’en dit M. Karychev clans le livre bien connu: L’influence des récoltes et des prix du blé sur certains aspects de l’économie nationale russe ; St.-Pétersbourg 1897). Lorsque, avec l’amélioration de la récolte, les prix du blé tombent et que les prix des fermages montent, les fermiers-entrepreneurs, conclut M. Karychev, doivent diminuer la demande; cela veut dire que ce sont les représentants de l’économie consommatrice qui élèvent les prix du fermage (p. 288). Conclusion absolument arbitraire: il est fort possible que la bourgeoisie paysanne élève les prix des fermages malgré la baisse des prix du blé, car cette baisse peut être compensée par une amélioration de la récolte. Il est fort possible également que même si cette compensation fait défaut, les paysans aisés haussent les prix des fermages en abaissant le prix de revient du blé grâce à l’introduction des machines. Nous savons que les machines sont de plus en plus employées et qu’elles sont concentrées entre les mains de la bourgeoisie paysanne. Au lieu d’étudier la décomposition de la paysannerie; M. Karychev formule des prémisses arbitraires et fausses sur la paysannerie moyenne. C’est pourquoi toutes ses conclusions et déductions construites de façon analogue dans l’ouvrage cité ne peuvent avoir aucune valeur. Après avoir dégagé les éléments hétérogènes de la paysannerie, nous pouvons déjà élucider sans peine la question du marché intérieur. Si la paysannerie aisée détient près des deux tiers de la production agricole, elle doit évidemment fournir une part infiniment plus grande du blé mis en vente. Le blé qu’elle produit en effet, est destiné à la vente; les paysans pauvres, au contraire, sont obligés d’acheter du blé en appoint, en vendant leur force de travail. Voici les chiffres((A la vente de la force de travail nous rapportons ce que les statisticiens appellent « activités agricoles » (locales ou hors du village). Que par ces « activités » l’on entend travail salarié et travail à la journée, cela ressort du tableau des métiers (Recueil récapitulatif sur la province de Samarat. VIII): sur 14063 hommes se livrant à des « activités agricole » on compte 13 297 ouvriers agricoles et journaliers (y compris les bergers et les valets de Charrue).)) :
Nous invitons le lecteur à comparer ces chiffres relatifs à la création du marché intérieur aux raisonnements de nos populistes … « La fabrique prospère quand le moujik est riche, et vice versa » (V. V. Les courants progressistes, p, 9). Il va de soi que M. V. V. ne s’intéresse, absolument pas à la question de savoir quelle est la forme sociale de la richesse nécessaire à la « fabrique », richesse qui ne se crée que si le produit et les moyens de production sont transformés en marchandise ainsi que la force de travail. Parlant de la vente du blé, M. N.-on se console de la façon suivante: ce blé est le produit des « paysans laboureurs » (Essais, p. 24); et « ces derniers font vivre les chemins de fer » qui transportent leur blé (p. 16). En effet, est-ce que ces capitalistes « communautaires » ne sont pas des « paysans »? « Nous aurons encore l’occasion de montrer, écrivait M. N.-on en 1880 (ces phrases sont reprises dans la réimpression de son ouvrage qui date de 1893 que là où la propriété terrienne communautaire domine, l’agriculture capitaliste est quasiment inexistante (sic); elle n’est possible que là où les liens communautaires sont ou complètement rompus ou en train de se détruire » (p. 59), Cette occasion, M. N.-on ne l’a jamais eue et il ne pouvait l’avoir: ce que les faits montrent, en effet, c’est précisément que l’agriculture capitaliste se développe parmi les « membres des communautés rurales »((Dans le district de Novoouzensk, que nous avons pris à titre d’illustration, on observe une singulière « vitalité de la communauté rurale » (suivant la terminologie de M, V. V. et Cie): le tableau du Recueil récapitulatif (p. 26) nous montre que 60% de communautés de ce district ont procédé à de nouveaux partages du sol, alors que dans les autres districts n’y en a que de 11 à 23 % (et 13,8 % de communautés dans toute la province).)) et que les fameux « liens communautaires » s’adaptent parfaitement aux gros détenteurs de surfaces ensemencées dont l’exploitation est basée sur la main-d’œuvre salariée.
Les rapports entre groupes de paysans sont tout à fait analogues dans le district de Nikolaïev (recueil cité, pp. 826 et suivantes. Nous ne tenons pas compte des paysans sans terre ou n’habitant pas leur commune ». Les foyers de paysans riches (possesseurs de 10 bêtes de trait et plus) représentent 7,4% du nombre total des foyers et 13,7% de la population; ils détiennent 27,6 du bétail et 42, 6% des terres affermées. Les foyers pauvres en revanche (paysans n’ayant pas de cheval ou n’en ayant qu’un seul) qui constituent 19,7 % de population, ne possèdent que 7,2% du bétail et 3% des terres affermées. Malheureusement, les tableaux concernant le district de Nikolaïev, répétons-le, sont beaucoup trop succincts. Pour en finir avec la province de Samara, nous citerons, d’après le Recueil récapitulatif de cette province, cette description de la situation des paysans qui est on ne peut plus édifiante: «
Par suite de l’accroissement naturel de la population (accroissement qui s’est encore renforcé à cause de l’immigration de paysans mal pourvus des régions occidentales) et de l’apparition dans la production agricole de marchands spéculateurs qui font le commerce de la terre dans un but lucratif les formes de location de la terre sont devenues plus complexes d’année en année ; le prix de la terre a augmenté et elle est devenue une marchandise qui a enrichi certaines personnes à une cadence extrêmement rapide et dans des proportions considérables et qui en a ruiné beaucoup d’autres. Pour illustrer ce dernier fait, il suffit d’indiquer quelle est la superficie des labours de quelques exploitations de paysans et de commerçants du sud: ici les emblavures de 3 000 à 6 000 déciatines ne sont pas rares: certains même ensemencent jusqu’à 8-10-15 mille déciatines de terres cri affermant à l’État des dizaines de milliers de déciatines.
Le prolétariat agricole (rural) de la province de Samara est, pour une part, redevable de son existence et de son accroissement numérique au fait que lors de la dernière période, la production des céréales destinées à la vente s’est développée, les prix des fermages ont augmenté, des terres vierges et des pâturages ont été mis en culture, des forêts ont été abattues, etc. Alors que dans la province on ne compte que 21 624 foyers sans terre, le nombre des foyers n’exploitant pas est de 33772 (parmi ceux à qui des lots ont été concédés). Quant aux foyers qui n’ont pas de cheval ou qui n’en ont qu’un seul, ils sont 110604 (soit 600000 individus des deux sexes, à raison d’un peu plus de 5 âmes par foyer). Nous les avons rangés parmi le prolétariat, quoique juridiquement ils disposent d’une certaine part de la terre communautaire: en fait; ce sont des journaliers, des valets de charrue, des bergers, des moissonneurs et d’autres ouvriers qui sont occupés dans les grandes exploitations et qui n’ensemencent sur leur lot concédé que 1/2-1 déciatine pour faire vivre leur famille restée à la maison ».
Les enquêteurs considèrent donc comme prolétaires non seulement les paysans qui n’ont pas de cheval, mais aussi les paysans qui n’en ont qu’un seul. Notons cette conclusion importante, qui concorde entièrement avec celle de M. Postnikov (et avec les chiffres des tableaux par groupes) et qui montre bien quel est le véritable rôle économique et social du groupe inférieur de la paysannerie.