III. LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LA PROVINCE DE SARATOV

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE

III. LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LA PROVINCE DE SARATOV

   Passons maintenant à la zone moyenne des terres noires, à la province de Saratov. Prenons le district de Kamychine, le seul pour lequel les statistiques classent les paysans d’une façon assez complète d’après les bêtes de travail((Pour les 4 autres districts de la province, la classification d’après les bêtes de travail confond la paysannerie moyenne et la paysannerie aisée. Voir Recueil de renseignements statistiques sur la province de Saratov, partie I. Saratov, 1888. B. Tableaux combinés de la province de Saratov par catégories de paysans. Les tableaux combinés des statisticiens de Saratov sont établis comme suit: tous les cultivateurs sont divisés en 6 catégories d’après la quantité de la terre communautaire qu’ils détiennent; chaque catégorie en 6 groupes d’après les bêtes de travail, et chaque groupe en 4 sections d’après le nombre de travailleurs du sexe masculin. Les totaux ne sont données que pour les catégories, de sorte que noue les groupes, il faut faire le calcul soi-même. Nous reviendrons plus loin sur la valeur d’un tel tableau.)).

   Voici les chiffres portant sur l’ensemble du district (40157 foyers, 263 135 hommes et femmes. Surface ensemencée : 435945 déciatines, soit 10,8 déciatines par foyer « moyen »).

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   Nous voyons cette fois encore que la surface ensemencée est concentrée entre les mains des gros exploitants : la paysannerie aisée, qui ne représente qu’un cinquième des foyers (et environ un tiers de la population)((Notons qu’en groupant les foyers d’après leur aisance ou d’après l’étendue de leur exploitation, nous obtenons toujours des familles plus nombreuses dans les couches aisées de la paysannerie. C’est ce qui montre la corrélation entre la bourgeoisie paysanne et les grandes familles qui reçoivent un plus grand nombre de lots; inversement, ce fait témoigne d’une tendance au partage moins développée chez les paysans aisés, Il ne faut cependant pas exagérer le rôle des familles nombreuses chez les paysans aisés, qui, comme l’attestent nos chiffres, sont ceux qui embauchent le plus grand nombre d’ouvriers. La « coopération familiale », dont aiment tant à parler nos populistes, constitue ainsi la base de la coopération capitaliste.)), détient en effet plus de la moitié de la surface ensemencée (53,3%), et l’étendue de ses exploitations (27,6 déciatines en moyenne par foyer) démontre bien le caractère commercial de l’agriculture qu’elle pratique. Elle possède également une grande quantité de bétail : 14,6 têtes par foyer (en unités de gros bétail, 10 têtes de petit pris pour 1 de gros). Près des 3/5 (56%) de tout le bétail paysan du district sont concentrés aux mains de la bourgeoisie paysanne. Au pôle opposé de la campagne, la situation est complètement différente : le groupe inférieur, le prolétariat rural qui représente dans notre exemple un peu moins de la moitié des foyers (environ un tiers de la population), est entièrement déshérité : il ne lui revient en effet que 1/8 des surfaces ensemencées et encore moins de bétail (11,8%). Les membres de ce groupe sont pour la plupart des salariés agricoles, des journaliers et des ouvriers industriels pourvus d’un lot concédé.

   La concentration de la surface ensemencée et l’accentuation du caractère commercial de l’agriculture vont de pair avec sa transformation en agriculture capitaliste. Nous observons ici un fait déjà connu : la vente de la force de travail dans les groupes inférieurs et l’achat dans les groupes supérieurs.

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   Ici, une explication importante est nécessaire. P. Skvortsov a déjà observé très justement, dans un de ses articles, que la statistique des zemstvos fait une trop « large » part au terme « métiers auxiliaires » (ou « gagne-pain »). Sous ce terme, en effet, elle range les activités de tout genre et de tout ordre auxquelles les paysans se livrent en dehors de leurs lots de terre : qu’ils soient fabricants ou ouvriers, propriétaires de moulins ou de melonnières, journaliers, salariés agricoles; revendeurs, marchands et main-d’œuvres; marchands de bois et bûcherons : entrepreneurs et ouvriers du bâtiment; représentants des professions libérales, employés, mendiants, etc. – ils sont tous considérés comme ayant un « métier auxiliaire ». Cela est absurde et constitue une survivance de la conception traditionnelle, nous serions même en droit de dire – officielle, selon laquelle le « lot concédé » constitue l’ occupation« véritable », « naturelle » du paysan dont toutes les autres activités, quelles qu’ elles soit, sont à classer parmi les « métiers auxiliaires ». Sous le régime du servage, ce système de classement avait encore sa raison d’être((En français dans le texte. )), mais maintenant c’est un anachronisme criant. Si cette terminologie se maintient, c’est notamment parce quelle s’harmonise remarquablement avec la fiction d’une paysannerie « moyenne » et exclut tout simplement la possibilité d’étudier la différenciation de la paysannerie (surtout dans les contrées où les activités « auxiliaires » des paysans sont nombreuses et variées).

   Rappelons que le district de Kamychine est un centre important de l’industrie de la « sarpinka »((La sarpinka était un tissu léger de coton rayé ou à carreaux qui, primitivement, était fabriqué à Sarepta.)). L’analyse((Nous disons « analyse  », parce que dans les recensements par foyers les renseignements recueillis sur les occupations accessoires des paysans sont très amples et circonstanciés.)) de l’exploitation paysanne sur la base des renseignements par foyer sera insuffisante aussi longtemps que les « métiers auxiliaires » des paysans ne seront pas répartis d’après leurs types économiques; aussi longtemps que parmi ceux qui « exercent une industrie » on ne distinguera pas entre patrons et salariés. Ces deux types économiques représentent la différenciation minimum et tant que la statistique économique ne les aura pas délimités, elle ne pourra être considérée comme satisfaisante. Il va de soi d’ailleurs, qu’il serait souhaitable qu’elle procède à des classifications plus détaillées, qu’elle distingue. par exemple, la catégorie des exploitants avec ouvriers salariés, celle des exploitants sans ouvriers salariés, celle des marchands, des revendeurs, des boutiquiers, etc., des artisans travaillant pour une clientèle, etc.

   Notons, en reprenant notre tableau, que nous étions jusqu’à un certain point en droit de faire rentrer les « métiers auxiliaires » dans la vente de la force de travail, car d’ordinaire les ouvriers salariés prédominent parmi les paysans exerçant des « industries d’appoint ». Si, parmi ces derniers, on pouvait considérer à part les ouvriers salariés, on s’apercevrait sans aucun doute que la proportion des paysans « exerçant une industrie d’appoint » est beaucoup moins élevée dans les groupes supérieurs que dans les autres.

   Pour ce qui est des chiffres relatifs aux ouvriers salariés, nous tenons à noter ici l’opinion absolument fausse de M. Kharizoménov, selon qui « l’embauche à court terme (d’ouvriers) pour la moisson, la fenaison ou à la journée, qui est un fait trop répandu, ne petit servir d’indice caractéristique de la puissance ou de la faiblesse d’une exploitation » (Recueil récapitulatif, Introduction, p. 46). Les considérations théoriques, aussi bien que l’exemple de l’Europe occidentale, et les données russes (dont nous parlerons plus loin) prouvent au contraire que l’emploi de journaliers est un indice très caractéristique de la bourgeoisie rurale.

   Enfin, pour ce qui est des affermages, les chiffres montrent, là encore, qu’ils sont accaparés par la bourgeoisie paysanne. Notons que les tableaux combinés des statisticiens de Saratov ne donnent pas le nombre des cultivateurs qui prennent en location ou qui louent de la terre et se contentent d’indiquer la quantité de terre prise à bail et affermée((La quantité des labours donnés à ferme dans tout le district se monte à 61 639 déciatines, suit 1/6 environ de tous les labours concédés (337 305 déciatines).)). Il nous faudra donc déterminer la quantité de terre louée ou mise en location par foyer en général et non par foyer preneur.

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   Ici encore l’on voit que plus les paysans sont aisés, et plus ils louent de terre, encore qu’ils soient pourvus de lots communautaires assez importants. On voit également que la paysannerie aisée refoule la paysannerie moyenne et que le rôle des terres communautaires dans l’exploitation paysanne tend à diminuer aux deux pôles de la campagne.

   Arrêtons-nous plus longuement sur ces données relatives à l’affermage. Elles ont donné lieu à des recherches et à des développements de M. Karychev (voir Bilan, op. cité), extrêmement importants et intéressants et elles ont provoqué les « rectifications » de M. N-on.

   M. Karychev a consacré tout un chapitre (III) pour montrer que « l’affermage dépend de la fortune des preneurs ». La conclusion générale à laquelle il arrive est que, « toutes choses égales d’ailleurs, la concurrence pour la terre à louer a tendance à se résoudre à l’avantage des plus riches » (p. 156). « Les foyers relativement mieux pourvus… relèguent au second plan le groupe des foyers qui le sont moins » (p. 154). Nous voyons donc que l’examen d’ensemble des chiffres de la statistique des zemstvos aboutit à la même conclusion que celle qui découle des données étudiées par nous. En étudiant les relations de cause à effet existant entre la superficie des lots concédés et l’étendue des fermages, M. Karychev en arrive à la conclusion que le classement selon le lot « obscurcit le sens du phénomène qui nous préoccupe » (p. 139) : « les plus grands affermages … se rencontrent en effet a) dans les catégories les moins pourvues de terre, mais b) dans les groupes les mieux pourvus qui en font partie. Il est évident que nous sommes en présence de deux influences diamétralement opposées, et que si on les confond il est impossible de comprendre la portée de chacune d’entre elles » (ibid.). Si nous appliquons avec esprit de suite le point de vue distinguant les groupes de paysans d’après leur fortune, cette conclusion va de soi : nos chiffres nous ont montré en effet que bien qu’elle soit mieux pourvue en lots communautaires, c’est toujours la paysannerie aisée qui accapare les fermages. Il est donc clair que c’est précisément l’aisance d’un foyer qui est le facteur déterminant dans l’affermage et que ce facteur est toujours déterminant; simplement il prend un aspect différent selon l’étendue des lots et les conditions d’affermage. Mais M, Karychev, quoiqu’il ait étudié l’influence de la « fortune », ne s’est pas tenu d’une façon conséquente à ce point de vue; c’est pourquoi il a donné du phénomène une définition inexacte en affirmant que les fermages dépendaient directement de la façon dont les preneurs étaient pourvus en terre. D’autre part, ce qui a empêché M. Karychev d’apprécier à sa juste valeur l’accaparement des affermages par les paysans riches, c’est le caractère unilatéral de ses recherches. Pour étudier « l’affermage en dehors du lot communautaire », il se borne en effet à totaliser les chiffres de la statistique des zemstvos, sans tenir compte de la propre exploitation des preneurs. Étudiée de cette façon superficielle, la question des rapports de l’affermage et de la « fortune », du caractère marchand ou commercial de l’affermage, ne pouvait évidemment pas être résolue. M. Karychev, par exemple, a eu en mains les mêmes chiffres sur le district de Kamychine, mais il s’est contenté de reproduire les chiffres absolus des seuls affermages (v. appendices n° 8, p. XXXVI) et de calculer l’étendue moyenne des terres affermées par foyer nanti d’un lot (texte, p. 143). La concentration de l’affermage aux mains de la paysannerie aisée, son caractère industriel, son rapport avec les cessions de terre à bail par le groupe paysan inférieur, tout cela a été laissé de côté. M. Karychev ne pouvait pas ne pas remarquer que les statistiques des zemstvos réfutent les idées défendues par les populistes sur le fermage, et démontrent que la paysannerie pauvre est évincée par la paysannerie aisée. Mais il a donné une définition inexacte de ce phénomène, et, pour ne l’avoir pas étudié sous toutes ses faces, il s’est mis en contradiction avec ces chiffres en répétant la vieille antienne sur le « principe du travail », etc. Il a néanmoins constaté que la paysannerie était divisée et qu’une lutte économique se déroulait en son sein : pour ce simple fait, il a été taxé d’hérésie par MM. les populistes qui se sont mis en devoir de le « corriger » à leur manière. Voici comment le fait M. N.-on, qui « se sert », comme il l’affirme (p. 153, note), des objections opposées à M. Karychev par M. N. Kabloukov. Au § IX de ses Essais M. N.-on qui traite de l’affermage et de ses diverses formes, affirme : « Lorsque le paysan possède assez de terre pour subsister par son travail agricole sur sa propre terre, il n’en prend pas d’autre en location » (p. 132). M. N.-on nie donc catégoriquement que l’affermage paysan puisse être une entreprise, et qu’il soit accaparé par les riches qui pratiquent une agriculture commerciale. Ses preuves ? Il n’en apporte absolument aucune : sa théorie de la « production populaire » n’est pas démontrée; elle est simplement décrétée. Contre M. Karychev; M. N.-on tire du recueil des zemstvos sur le district de Khvalynsk un tableau montrant que « à égalité de bêtes de travail, moins le lot de terre est étendu, et plus les fermages sont importants » (p. 153)((Les statistiques fournissent un tableau strictement analogue pour le district de Kamychine. Recueil de rens. stat. sur la province de Saratov, t. XI. District de Kamychine, pp. 249 et suiv. Nous pouvons donc fort bien utiliser les chiffres pour le district choisi par nous.)). Plus loin, il ajoute : « Si les paysans sont placés dans des conditions absolument identiques au point de vue de la possession du bétail, et s’ils ont dans leur famille assez de bras, ils prennent à bail d’autant plus de terre que leur lot est moins étendu » (p. 154). Le lecteur se rend compte que de telles « conclusions » ne sont que chicane verbale contre la formule inexacte de M. Karychev, et que M. N.-on noie tout simplement la question des rapports entre l’affermage et l’aisance sous des futilités sans importance. N’est-il pas évident qu’à égalité de bêtes de travail, moins on a de terre à soi, et plus on en loue ? Inutile même d’en parler : alors qu’il est justement question des différences de fortunes, on nous parle de foyers qui ont des fortunes égales. M. N.-on ne donne aucune preuve à l’appui de sa thèse selon laquelle les paysans qui possèdent assez de terre n’en louent pas. Quant à ses tableaux, ils montrent seulement qu’il ne comprend pas les chiffres qu’il cite : en classant les paysans selon leur lot communautaire, il ne fait que rendre plus évident le rôle de la « fortune » et l’accaparement des fermages par les paysans aisés (les paysans pauvres mettent leur terre en location et ce sont naturellement les riches qui la louent)((Le fait que les données citées par M. N.-on infirment ses conclusions a déjà été signalé par M. P. Strouvé dans ses Remarques critiques.)). Que le lecteur se souvienne des chiffres que nous venons de citer sur la répartition des terres affermées dans le district de Kamychine ; supposez que nous ayons mis à part les paysans «possédant la même quantité de bêtes de travail » et que, après les avoir rangés catégories d’après leurs lots communautaires et en sections d’après le nombre de bras, nous déclarions : moins ils ont de terre, plus ils en louent, etc. Cet artifice fera-t-il disparaître le groupe de paysans aisés? Or, ce à quoi aboutit M. N.-on avec ses phrases creuses, c’est précisément à faire disparaître ce groupe, ce qui lui permet de reprendre les vieux préjugés du populisme.

   Le procédé absolument impropre de M. N.-on, qui consiste à classer les affermages des paysans par foyer, en des groupes comprenant 0, 1, 2, etc., travailleurs, est repris par M. L. Maress dans le livre : L’influence des récoltes et des prix du blé… (I, p. 34) . Voici un petit exemple des « moyennes » dont se sert hardiment M. Maress (ainsi d’ailleurs que les autres auteurs de ce livre populiste). Il raisonne de la façon suivante : dans le district de Mélitopol, les foyers-preneurs de terre qui ne comptent aucun travailleur du sexe masculin, afferment 1,6 déciatine de terre; les foyers qui comptent 1 travailleur du sexe masculin afferment 4,4 déciatines; ceux qui comptent 2 travailleurs afferment 8,3 déciatines, et 14,0 déciatines ceux qui comptent 3 travailleurs du sexe masculin (page 34). On voit donc, conclut M. Maress, que « la terre affermée est répartie à peu près également par individu » !! Encore que le livre de V. Postnikov et le recueil des zemstvos lui aient donné la possibilité de le faire. M. Maress n’a pas jugé utile d’examiner comment la terre affermée était répartie en réalité entre les groupes de foyers des différentes catégories économiques. Il nous dit, par exemple, que les foyers-locataires qui comptent un travailleur du sexe masculin afferment « en moyenne » 4,4 déciatines de terre. Mais, pour obtenir cette moyenne, il a additionné les 4 déciatines que l’on trouve dans le groupe qui exploite de 5 à 10 déciatines avec 2-3 bêtes de trait et les 38 déciatines du groupe qui en exploite plus de 50 avec 4 bêtes de trait et plus. (V. le Recueil sur le district de Mélitopol, pp. D. 10-11.) Il n’est pas étonnant qu’en mettant ensemble riches et pauvres, en additionnant et en divisant par le nombre des composants, on puisse obtenir où l’on veut une « répartition égale » !

   La vérité, c’est que dans le district de Mélitopol, les 21% de foyers riches (c’est-à-dire ceux qui exploitent 25 déciatines et plus), soit 29,5% de la population, détiennent 66,3% de la terre affermée, tout en étant les mieux pourvus en terre communautaire et en terre achetée. (Recueil sur le district de Mélitopol, pp. B. 190-194.) Les 40% de foyers pauvres (c’est-à-dire ceux dont les surfaces ensemencées ne dépassent pas 10 déciatines) qui constituent 30,1% de la population paysanne ne détiennent en revanche, quoiqu’ils soient les moins bien pourvus en terre communautaire et en terre achetée, que 5,6% des terres affermées. Comme on le voit, cela ressemble fort à une « répartition égale par individu ».

   M. Maress fonde tous ces calculs concernant l’affermage paysan sur l’hypothèse que les « foyers qui prennent à bail de la terre, appartiennent principalement aux deux groupes inférieurs » (les plus mal pourvus en lots communautaires); que « la terre affermée est répartie également entre les preneurs par individu » (sic) et que l’« affermage permet aux paysans des groupes inférieurs moins pourvus de passer dans les groupes supérieurs » (34-35). Nous avons déjà montré que toutes ces « hypothèses » de M. Maress sont en contradiction flagrante avec la réalité. C’est exactement le contraire qui est vrai, et cela aurait sauté aux yeux de M. Maress si, pour traiter des inégalités économiques (p. 35), il avait pris les données sur la classification des foyers d’après les indices économiques (et non d’après le lot de terre concédée qu’ils détiennent ), au lieu de se borner à une « hypothèse » gratuite inspirée des préjugés populistes.

   Comparons maintenant le district de Kamychine aux autres districts de la province de Saratov. Les rapports entre groupes de paysans sont partout uniformes, comme l’attestent les chiffres suivants pour les 4 districts (Volsk, Kouznetsk, Balachov et Serdobsk) où, nous l’avons dit, les paysans moyens et aisés sont réunis.

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   Nous voyons donc que partout les pauvres sont évincés par la paysannerie aisée. Mais dans le district de Kamychine les paysans aisés sont plus nombreux et plus riches que dans les autres districts. Si l’on prend ensemble 5 districts de la province (celui de Kamychine compris), la répartition des foyers selon le nombre de bêtes de trait sera la suivante : sans bête de trait, 25,3%; avec 1 bête. 25,5% ; avec 2 bêtes, 20 avec 3-10,8%, et avec 4 et plus, 18,4. Mais, si l’on prend séparément le district de Kamychine, le groupe des paysans aisés sera plus nombreux (nous l’avons d’ailleurs déjà noté) : le groupe pauvre, par contre, le sera un peu moins. Si nous réunissons maintenant les paysans moyens et les paysans aisés, c’est-à-dire si nous prenons les foyers possédant 2 bêtes de trait et plus, nous obtenons pour ces districts les chiffres suivants :

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   On voit donc que dans le district de Kamychine, les paysans aisés sont plus riches. Ce district est parmi ceux qui sont le mieux pourvus de terre : 7,1 déciatines de lots communautaires par individu recensé((Les individus recensés – Dans la Russie d’avant l’abolition du servage, c’était la population du sexe masculin qui devait payer la capitation (surtout les paysans et les petits bourgeois). Pour les dénombrer, on organisait des recensements spéciaux (les « Révisions »). Le premier de ces recensements eut lieu en 1718 et le dixième et dernier en 1857-1859. Dans les communautés rurales de toute une série de régions, la terre était redistribuée d’après les individus recensés.)) du sexe masculin, contre 5,4 déc. pour l’ensemble de la province. Par conséquent, la richesse de la « paysannerie » en terres dénote simplement que la bourgeoisie paysanne est plus nombreuse et plus riche.

   En terminant notre analyse des données sur la province de Saratov, nous tenons à nous arrêter à la classification des foyers paysans. Le lecteur l’aura déjà remarqué, nous rejetons a limine((D’emblée.)) classification d’après le lot communautaire et nous usons exclusivement de la classification d’après la situation économique (d’après les bêtes de trait, la surface ensemencée). Cette façon de procéder demande à être motivée. En effet, la classification d’après le lot est beaucoup plus répandue dans la statistique des zemstvos, et on invoque d’ordinaire en sa faveur les deux arguments suivants, qui, à première vue, semblent fort probants((Voir, par exemple, les introductions au Recueil récapitulatif sur province de Saratov, au Recueil récapitulatif sur la province de Samara et au Recueil des renseignements estimatifs Sur quatre districts de la province de Voronèje, ainsi que d’autres ouvrages de la statistique des zemstvos.)). On prétend tout d’abord que pour étudier les conditions d’existence de la paysannerie agricole, la classification d’après la terre est chose naturelle et indispensable, Pareil argument omet un trait essentiel de la vie russe, à savoir : que la propriété de la terre communautaire n’est pas libre, que la loi lui donne un caractère égalitariste, et que la mobilisation de cette terre est entravée au dernier degré. Or, le processus de décomposition de la paysannerie réside précisément dans le fait que la vie passe outre à ces prescriptions juridiques. Si nous classons les paysans d’après leurs lots concédés, nous amalgamons le pauvre qui cède de la terre, et le riche qui en afferme ou en achète; le pauvre qui abandonne sa terre et le riche qui « arrondit » son exploitation; le pauvre qui exploite très mal sa ferme avec une quantité infime de bétail, et le riche qui possède un nombreux troupeau, utilise les engrais, introduit des améliorations, etc., etc. En d’autres termes, nous additionnons le prolétaire rural et les représentants de la bourgeoisie rurale. Les « moyennes » ainsi obtenues masquent la décomposition et sont par conséquent purement fictive((Nous saisissons cette occasion bien rare pour dire que nous sommes solidaires de M. V. V. qui, en 1885 et au cours des années qui ont suivi, a fait bon accueil, dans ses articles de revues, à un « nouveau type d’ouvrage de la statistique des zemstvos », à savoir les tableaux combinés permettant de grouper le renseignements par foyer; non seulement d’après les lots concédés, mais aussi d’après la situation économique. « Il faut, écrivait alors M. V. V., appliquer les données numériques non pas à un conglomérat de groupes économiques hétérogènes, comme le bourg ou la communauté rurale, mais à ces groupes eux-mêmes, » (V. V. Un nouveau type de travaux de la statistique des zemstvos, pp. 189 et 190 du Séverny Vestnik. 1885, n° 3, Cité dans l’Introduction au Recueil récapitulatif sur la province de Saratov, p. 36). A notre très vif regret, M. V. V. n’a, dans aucun de ses écrits ultérieurs, essayé de jeter un coup d’œil sur les données ayant trait aux différents groupes de paysans et, comme nous l’avons déjà vu, il est allé jusqu’à passer sous silence la partie du livre de M. V. Postnikov où sont rassemblés les faits. Pourtant cet auteur est peut-être le premier qui ait tenté de faire l’analyse des données sur les différents groupes de Paysans, et non sur les « conglomérats de groupes hétérogènes ». Pourquoi, alors M. V. V. l’ignore-t-il ?)). Les tableaux combinés des statisticiens de Saratov que nous avons décrits plus haut, montrent bien que la classification d’après les lots n’est pas valable. Prenons, par exemple, pour le district de Kamychine, la catégorie des paysans dépourvus de terre communautaire (V. le Recueil récapitulatif, pp. 450 et suiv., le Recueil sur le district de Kamychine, t. XI, pp. 174 et suiv.). Pour caractériser cette catégorie, l’auteur du Recueil récapitulatif dit que la surface qu’elle ensemence est « tout à fait insignifiante » (Introduction, p. 45), ce qui signifie qu’il a classé dans la paysannerie pauvre. Si nous prenons les tableaux, nous voyons que dans cette catégorie, chaque foyer exploite en « moyenne » 2,9 déciatines. Mais comment cette moyenne a-t-elle été obtenue ? En additionnant de gros exploitants (18 déciatines par foyer dans le groupe de ceux qui possèdent 5 bêtes de trait et plus; ce groupe rassemble environ 1/8 des foyers de la catégorie mais détient près de la moitié des terres qu’elle cultive) et des pauvres sans cheval qui n’ont que 0,2 déciatine ensemencée par foyer ! Prenez les foyers employant des ouvriers agricoles. La catégorie en compte très peu : 77 soit 2,5%. Mais sur ces 77, il y en a 60 qui font partie du groupe supérieur exploitant 18 déciatines par foyer, et dans ce groupe, les foyers employant des ouvriers salariés représentent déjà 24,5%. Il est donc évident que nous sous-estimons la décomposition de la paysannerie et que nous présentons la situation des paysans pauvres sous un jour meilleur qu’elle n’est en réalité (si nous adjoignons les riches et si nous établissons des moyennes). En revanche, nous présentons la paysannerie aisée comme étant moins forte qu’elle ne l’est en réalité ; dans la catégorie des paysans pourvus de lots communautaires importants on trouve, en effet, à coté d’une majorité de paysans aisés, d’autres qui ne le sont pas (même dans les communautés rurales bien pourvues en terre, il y a toujours des paysans pauvres : c’est là un phénomène bien connu). On voit maintenant la fausseté du second argument en faveur de la classification d’après les lots concédés. On nous dit que cette classification permet de montrer que les indices de prospérité (quantité de bétail, surface ensemencée, etc …) sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les lots sont plus étendus. Fait indiscutable, ce lot de terre communautaire étant en effet l’un des principaux facteurs de prospérité. C’est pourquoi, on trouve toujours plus de représentants de la bourgeoisie paysanne parmi les paysans bien lotis. C’est pourquoi également les « moyennes » de l’ensemble de cette catégorie s’élèvent. Tout cela est néanmoins insuffisant pour conclure à la justesse d’une méthode qui confond la bourgeoisie rurale et le prolétariat rural.

   Conclusion : quand on analyse les données sur les paysans, il est impossible de s’en tenir à la classification d’après le lot de terre concédée. La statistique économique doit nécessairement fonder ses classifications sur l’étendue et le type des exploitations. Les indices servant à différencier ces types doivent être choisis en fonction des conditions locales et des modes de culture; dans la culture extensive des céréales, on peut s’en tenir à la classification d’après la surface ensemencée (ou d’après les bêtes de trait), mais quand les conditions sont différentes, il faut tenir compte de la culture des plantes industrielles, du traitement technique des denrées agricoles, de la culture des plantes à tubercules ou fourragères, des produits laitiers, de la culture maraîchère, etc. Lorsqu’il y a combinaison sur une grande échelle de l’agriculture et des « activités auxiliaires », il faut combiner les deux types de classification déjà indiqués : la classification d’après l’étendue et les types de culture et la classification d’après l’étendue et les types d’« activité ». A première vue, on pourrait croire que le problème de la méthode à employer pour faire la récapitulation des recensements par foyer est un problème secondaire qui ne concerne que les spécialistes. Mais il n’en est pas du tout ainsi. Il ne serait pas exagéré au contraire de dire qu’en ce moment, c’est le problème fondamental de la statistique des zemstvos. En effet, les renseignements sur les foyers sont très complets et la technique du recensement((Sur la technique des recensements des zemstvos, voir en plus des publications mentionnées, l’article de M. Fortounatov dans le tome I du Bilan de la statistique des zemstvos. Des échantillons de fiches sont données dans l’Introduction au Recueil récapitulatif sur la province de Samara et au Recueil récapitulatif sur la province de Saratov, dans le Recueil de renseignements statistiques sur la province d’Orel (t. II, district d’Eletz), dans les Matériaux pour le statistique du district de Krasnooufimsk de la province de Perm. fasc. IV. La fiche de Perm est la plus complète de toutes.)) a atteint un haut degré de perfection ; mais par suite d’une récapitulation insuffisante, une foule de renseignements extrêmement précieux sont tout bonnement perdus, et le chercheur n’a à sa disposition que des chiffres « moyens » (par communautés, cantons, catégories de paysans, étendue des lots, etc.), qui, comme nous l’avons déjà vu et le verrons encore, sont souvent absolument fictifs.

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