VIII. EXAMEN DE LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LES AUTRES PROVINCES

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE

VIII. EXAMEN DE LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LES AUTRES PROVINCES

   Le lecteur a déjà pu remarquer que pour analyser la décomposition de la paysannerie, nous nous servons seulement des recensements par foyers de la statistique des zemstvos, qui portent sur un rayon plus ou moins étendu, qui fournissent des renseignements assez complets sur les principaux indices de la décomposition et qui (c’est là le point essentiel) sont présentés de manière à ce qu’on puisse classer les différents groupes de paysans d’après leur situation économique. Les données que nous avons citées et qui concernent 7 provinces, sont les seules, dans la statistique de zemstvos, qui satisfassent à ces conditions et que nous ayons pu utiliser. Pour être exhaustif, nous allons rapporter brièvement, encore qu’elles soient moins complètes, les autres données de ce genre (c’est-à-dire, celles qui sont basées sur un recensement de tous les foyers).

   Pour le district de Démiansk, province de Novgorod, nous disposons d’un tableau qui groupe les exploitations paysannes d’après le nombre de chevaux (Matériaux pour servir à l’évaluation du fonds agraire de la province de Novgorod, district de Démiansk, Novgorod 1888). Ce tableau ne nous donne pas de renseignements sur l’affermage et la location de la terre (en déciatines); mais, ceux qui nous sont fournis montrent que le rapport entre les paysans aisés et les paysans pauvres est absolument le même que dans les autres provinces. C’est ainsi, par exemple, qu’au fur et à mesure qu’on s’élève du groupe inférieur au groupe supérieur (des paysans qui n’ont pas de cheval à ceux qui en ont 3 et plus), on voit augmenter le pourcentage des exploitations possédant de terres achetées ou affermées, bien que les lots concédés, dont disposent les paysans qui ont plusieurs chevaux soient supérieurs à la moyenne. Alors qu’ils représentent 10,7% des foyers et 16,1% de la population, les foyers qui ont 3 chevaux et plus détiennent 18,3% des lots concédés, 43,4% des terres achetées, 26,2% des terres affermées (à en juger d’après les superficies ensemencées en seigle et en avoine sur les terres affermées) et 29,4% des «bâtiments industriels». En revanche, les foyers qui n’ont pas de cheval ou n’en ont qu’un et qui représentent 51.3% du nombre des foyers et 40,1% de la population, ne possèdent que 33,2% des lots concédés, 13,8% des terres achetées, 20,8% des terres affermées (au sens indiqué) et 28,8% des «bâtiments industriels». On voit donc que, là encore, la paysannerie aisée «accapare» la terre et associe à l’agriculture les «activités industrielles et commerciales», tandis que les pauvres abandonnent la terre et se transforment en ouvriers salariés (le pourcentage des «individus exerçant des métiers auxiliaires» diminue au fur et à mesure que l’on s’élève du groupe inférieur au groupe supérieur: il passe de 26,6% pour les paysans sans chevaux à 7,8% pour ceux qui en ont 3 et plus). Ces chiffres n’étant pas complets, nous ne pourrons pas les inclure dans le relevé des données relatives à la décomposition de la paysannerie que nous établirons par la suite.

   Il en est de même pour les données qui portent sur une partie du district de Kozéletz, province de Tchernigov (Matériaux pour servir à l’évaluation du fonds agraire, recueillis par la Section de statistique de Tchernigov, près la Direction du zemstvo de la province, t. V., Tchernigov, 1882; ce recueil nous fournit des chiffres d’après les bêtes de travail pour 8 717 foyers de la zone des Terres Noires de ce district). Les rapports entre les groupes sont toujours les mêmes; les foyers sans bêtes de travail (36,8% du nombre total et 28,8% de la population) détiennent 21% des terres communautaires ou leur appartenant en propre, et 7% des terres affermées; en revanche, ces 8 717 foyers fournissent 63% de la terre mise en location. Alors qu’ils ne représentent que 14,3% du nombre des foyers et 17,3% de la population, les foyers qui ont 4 bêtes de trait et plus disposent de 33,4% des terres communautaires ou leur appartenant en propre, et de 32,1% des terres affermées. Ils ne fournissent que 7% de la terre mise en location. Malheureusement, il n’existe pas de subdivisions de moindre importance pour les autres foyers (ceux qui ont de 1 à 3 bêtes de travail).

   Dans les Matériaux pour servir à l’étude du mode d’exploitation de la terre et de la vie économique de la population rurale des provinces d’Irkoutsk et d’Iénisséisk, nous trouvons un tableau fort intéressant qui nous donne une classification (d’après le nombre des chevaux de trait) des exploitations des paysans et des colons dans 4 arrondissements de la province d’Iénisséisk (t. III, Irkoutsk 1893, pp. 730 et suiv.). Il est très intéressant de constater que les rapports entre le paysan aisé de Sibérie et le colon (même le plus farouche populiste ne se risquerait guère à chercher dans ces rapports le fameux esprit de communauté!) sont au fond absolument identiques à ceux qui existent entre les membres aisés de nos communautés rurales et leurs «confrères» qui n’ont pas de cheval ou qui n’en ont qu’un seul. Si nous mettons ensemble les colons et les gens du pays (et il est indispensable de le faire puisque les premiers servent de main-d’oeuvre aux seconds) nous retrouvons les caractéristiques familières du groupe supérieur et du groupe inférieur. Les foyers du groupe inférieur (sans chevaux, possédant un ou deux chevaux) qui représentent 39,4% du nombre total des foyers et 24% de la population ne détiennent que 6,2% des labours et 7,1% du bétail. Les foyers possédant 5 chevaux et plus, en revanche, détiennent 73% des labours et 74,5% du bétail alors qu’ils ne représentent que 36,4% du nombre total des foyers et 51,2% de la population. Dans les derniers groupes (5 à 9, 10 chevaux et plus) les foyers disposent de 15 à 36 déciatines de labours et emploient largement la main-d’oeuvre salariée (30 à 70% des exploitations ont des ouvriers salariés) ; en revanche, les trois groupes inférieurs (0-0,2-3-5 déciatines de labours par foyer) fournissent des ouvriers (c’est le cas pour 20-35-59% des exploitations, de ce groupe). Les chiffres concernant la terre prise à bail et donnée à bail sont la seule exception à la règle que nous ayons rencontrée (cette règle étant la concentration des fermages entre les mains des paysans aisés). Mais cette exception à la règle ne fait que la confirmer. En Sibérie, en effet, les conditions qui sont à l’origine de cette concentration des fermages n’existent pas: il n’y a pas de distribution obligatoire et «égalitaire» des lots communautaires; il n’y a pas non plus de propriété foncière privée bien établie; le paysan aisé n’achète pas la terre, il ne la loue pas, il se l’approprie (du moins en a-t-il été ainsi jusqu’à présent) ; les cessions ou les prises à bail ont plutôt le caractère d’un échange entre voisins et, de ce fait, les chiffres concernant la mise en location ou la prise à bail dans les différents groupes ne sont régis par aucune loi((«Les matériaux concernant la prise et la cession à bail, qui ont été recueillis sur place, ne valent pas la peine d’être analysés, car ce phénomène n’existe qu’à l’état embryonnaire; les cas isolés de cession ou de prise à bail sont rares, portent un caractère absolument fortuit et n’exercent encore aucune influence sur la vie économique de la province d’Iénisséiésk» (Matériaux, t. IV, fasc. 1, p. V. Introduction). Sur les 424 624 déciatines de terre meuble que possèdent les paysans établis de longue date dans la province d’lénisséisk, 417 086 sont détenues en vertu du «droit du premier occupant». Les prises à bail (2 686 déc.) sont à peu près égales aux cessions (2639 déc.) et n`atteignent pas 1% de la surface des terres occupées en vertu de ce droit. (Voir note suivante)))((En Sibérie, les terres détenues en vertu du «droit du premier occupant» se trouvaient pour l’essentiel entre les mains des paysans aisés qui avaient tous les droits sur elles: ils pouvaient les donner, les vendre et les léguer à leurs descendants. )).

   Nous pouvons déterminer approximativement comment les surfaces ensemencées sont réparties dans les trois districts de la province de Poltava.

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   Pages 276-277 du Recueil de statistique économique sur la province de Poltava (t. XIV, 1894) avec des notes de V. Lénine

   (Nous connaissons en effet, grâce aux Recueils, le nombre des exploitations. Nous savons également que leur superficie varie entre «tant et tant». Il nous suffit donc de multiplier le nombre des foyers de chaque section par la superficie moyenne.) Voici ce que nous obtenons pour 76 032 foyers (il s’agit uniquement des foyers paysans, sans les bourgeois citadins), qui se partagent 362 298 déciatines d’emblavures: 31 001 foyers (40,8%) ne possèdent aucune surface ensemencée ou sèment moins de 3 déciatines chacun; ils possèdent en tout 36 040 déciatines d’emblavures (9,9%); 19 017 foyers (25% ensemencent plus de 6 déciatines chacun; ils possèdent 209 195 déciatines d’emblavures (57,8%). (V. Recueils de statistique économique sur la province de Poltava, districts de Konstantinograd, Khorol et Piriatine.) Encore que généralement la superficie des emblavures soit plus réduite, la répartition de la surface ensemencées se rapproche beaucoup de celle que nous avons observée dans la province de Tauride. Il va de soi qu’une répartition aussi inégale n’est possible que s’il y a concentration de la terre achetée et affermée entre les mains d’une minorité. Nous ne disposons pas de renseignements complets sur ce point, car les recueils ne classent pas les foyers d’après leur situation économique; force nous est donc de nous contenter des données ci-dessous, qui concernent le district de Konstantinograd. Dans un chapitre sur l’économie des catégories rurales (chap. II, § 5, «L’agriculture»), l’auteur du recueil rapporte le fait suivant: «En général, si l’on divise les affermages en trois catégories: 1° ceux qui sont inférieurs à 10 déciatines par intéressé; 2° ceux qui vont de 10 à 30 déciatines, et 3° ceux qui sont supérieurs à 30 déciatines, on obtient pour chacune de ces catégories les chiffres suivants.

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   Cela se passe de commentaires.

   Pour la province de Kalouga, nous ne disposons que des données suivantes, qui sont très fragmentaires et incomplètes, puisqu’elles ne portent que sur les emblavures de 8 626 foyers (soit environ 1/20 des foyers paysans de la province((Revue statistique de la province de Kalouga pour 1896. Kalouga.1897, pp. 43 et suiv., 83, 113 des annexes.))).

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   Autrement dit, 21,6% des foyers (30,6% de la population) possèdent 36,6% des chevaux de trait, 45,1% de la surface ensemencée, 43,1% du revenu brut des emblavures. Ces chiffres montrent donc clairement que là aussi il y a concentration de la terre achetée et de la terre affermée entre les mains de la paysannerie aisée.

   Pour la province de Tver, les recueils fournissent d’abondants renseignements mais l’analyse des recensements par foyer est très incomplète. Il n’existe aucune classification des foyers d’après leur situation économique. Dans le Recueil de renseignements sur la province de Tver (t. XIII, fasc. 2, «L’économie paysanne», Tver, 1897), M. Vikhliaïev profite de cette lacune pour nier la «différenciation» de la paysannerie, pour affirmer qu’il discerne une «tendance à une plus grande uniformité» et pour entonner des hymnes à la gloire de la «production populaire» (page 312) et d’«économie naturelle». Il se lance dans les dissertations les plus gratuites et les plus hasardeuses sur la «différenciation» sans fournir aucune donnée précise sur les groupes de paysans. Il n’a même pas compris, ce qui est pourtant élémentaire, que la décomposition a lieu à l’intérieur même de la communauté rurale et que, par conséquent, il est tout simplement ridicule d’en parler si on n’envisage uniquement que les groupements par commune ou par canton((A titre de curiosité, citons un exemple. La «conclusion générale» de M. Vikhliaïev est la suivante: «Les achats de terres par les paysans de la province de Tver tendent à égaliser la propriété foncière» (p. 11 ). Les preuves? Si on considère les groupes de communautés établis d’après l’étendue du lot concédé, on constatera que c’est dans les communauté où le lot n’est pas étendu que le pourcentage des foyers achetant de la terre est le plus élevé. Que ce soient les membres aisés des communautés mal loties qui achètent de la terre, M. Vikhliaïev ne s’en doute même pas ! Il va de soi que les «conclusions» de ce populiste à tous crins ne valent pas la peine d’être examinées, d’autant plus que l’audace de M. Vikhliaïev a mis dans l’embarras les économistes de son propre camp. M. Karychev, tout en proclamant dans Rousskoïé Bogatstvo (1898, n° 8) sa profonde sympathie pour la manière dont M. Vikhliaïev «s’oriente dans les problèmes posés en ce moment à l’économie du pays», n’en est pas moins obligé de reconnaître qu’il est trop «optimiste», que ses déductions concernant la tendance à l’uniformité «ne sont guère démontrables»; que ses chiffres «ne disent rien» et que ses conclusions «ne sont pas fondées». )).

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