Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE
IX. RELEVÉ DES CHIFFRES DE LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS PRÉCÉDEMMENT ANALYSÉS ET RELATIFS À LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE
Si nous voulons comparer et réunir les données que nous avons citées sur la décomposition de la paysannerie, il va de soi que nous ne pouvons pas prendre les chiffres absolus et les additionner par groupes: pour cela, en effet, il faudrait que nous ayons des chiffres complets pour tout un groupe de régions et que les procédés de classification soient partout identiques. Nous ne pouvons comparer et rapprocher que les rapports existant entre les groupes inférieurs et les groupes supérieurs (pour ce qui concerne la possession de la terre, du bétail, des instruments, etc.).
Prenons, par exemple, un rapport indiquant que 10% des foyers détiennent 30% de la surface ensemencée. Un tel rapport fait abstraction de la différence existant entre les chiffres absolus. Il peut par conséquent être comparé à tous les autres rapports du même genre, quelles que soient les localités dont il s’agit. Mais pour que la comparaison puisse être établie, il faut que dans une autre localité il existe un groupe qui représente juste 10% des foyers, ni plus ni moins. Or, nous savons que les groupes varient selon les districts et les provinces. Il nous faudra donc les fractionner, de façon à obtenir le même pourcentage de foyers dans toutes les localités.
Nous conviendrons que la paysannerie aisée représente 20% des foyers et que la paysannerie pauvre en représente 50%: c’est-à-dire que nous formerons avec les groupes supérieurs un groupe qui représentera 20% des foyers et avec les groupes inférieurs un groupe égal à 50%. Illustrons ce procédé par un exemple. Supposons que dans un endroit nous ayons 5 groupes représentant respectivement (en allant du groupe inférieur au supérieur) 30%, 25%, 20%, 15% et 10% des foyers (S = 100%). Pour former le groupe inférieur, nous prendrons le premier groupe et les 4/5 du second (30+((25×4)/5)=50%); pour former le groupe supérieur, nous prendrons le dernier groupe et les 2/3 de l’avant-dernier (10+((15×2)/3)= 20%). Il va de soi que les pourcentages de la terre ensemencée, du bétail, des instruments, etc., seront établis de la même manière. C’est ainsi, par exemple, que si les groupes de foyers que nous venons d’imaginer détiennent respectivement 15%, 20%, 21% et 24% de la surface ensemencée (S = 100 %), notre groupe supérieur de 20% en aura (24 +((21×2)/3)=)38% et notre groupe inférieur de 50% (15+((20×4)/5)) =)31%.
Il est évident qu’en fractionnant les groupes de cette manière, nous ne modifions en rien les rapports réels existant entre les couches supérieures et les couches inférieures de la paysannerie((Ce procédé comporte une légère erreur, qui fait paraître la décomposition plus faible qu’elle n’est en réalité. En effet, ce ne sont pas les représentants supérieurs mais les représentants moyens du groupe suivant qui viennent s’ajouter au groupe supérieur; de même, ce sont les représentants moyens et non les représentants inférieurs du groupe suivant qui viennent s’ajoutes au groupe inférieur. Il est clair que cette erreur est d’autant plus grande que les groupes sont plus importants et moins nombreux.)). Ce fractionnement est indispensable: 1° il nous permet d’obtenir 3 grands groupes présentant des caractéristiques bien déterminées((Nous verrons au paragraphe suivant que l’étendue des groupes choisis par nous touche de très près aux groupes que forme l’ensemble de la paysannerie russe, classée d’après le nombre de chevaux par foyer.)) au lieu des 4-5-6-7 groupes différents que nous avions avant; 2° c’est le seul moyen qui permette de comparer les données sur la décomposition de la paysannerie même si elles portent sur les contrées les plus diverses où les conditions sont les plus variées.
Pour juger du rapport entre les groupes, nous prendrons les données suivantes qui sont les plus importantes dans le problème de la décomposition: 1) le nombre des foyers ; 2) la population paysanne, hommes et femmes ; 3) l’étendue de la terre communautaire ; 4) la terre achetée ; 5) la terre prise à bail ; 6) la terre donnée à bail ; 7) la superficie totale de la terre possédée ou exploitée par le groupe ((terre concédée + terre achetée + affermage – location) ; 8) l’étendue de la terre ensemencée ; 9) les bêtes de travail ; 10) l’ensemble du bétail ; 11) le nombre des foyers à main-d’œuvre salariée ; 12) le nombre des foyers ayant un gagne-pain d’appoint (en classant à part, dans la mesure du possible, les «gagne-pain» où domine le travail salarié, la vente de la force de travail) ; 13) les établissements industriels et commerciaux, et 14) les instruments agricoles perfectionnés. Les données que nous avons notées en italiques (« la terre donnée à bail », les « gagne-pain d’appoint ») ont une valeur négative: elles sont l’indice d’une décadence (le l’exploitation, de la ruine du paysan et de sa transformation en ouvrier. Toutes les autres données ont une valeur positive: elles sont l’indice d’une extension de l’exploitation agricole et d’une transformation du paysan en entrepreneur rural.
A partir de cet ensemble de données, nous calculons pour chacun des groupes d’exploitations les pourcentages par rapport au total pour un ou pour plusieurs districts d’une province. Nous déterminons ensuite (selon la méthode que nous avons indiquée) quelle est la part de terre, de surface ensemencée, de bétail, etc., qui revient aux foyers des groupes supérieurs (20% du nombre total des foyers) et à ceux des groupes inférieurs (50%)((Nous prions le lecteur de ne pas oublier qu’à partir de maintenant nous aurons affaire non pas à des chiffres absolus mais uniquement à des rapports entre la couche supérieure et la couche inférieure de la paysannerie. C’est pourquoi, par exemple, le pourcentage des foyers employant des ouvriers agricoles (ou «ayant un gagne-pain») n’est plus calculé par rapport au nombre total des foyers du groupe mais par rapport au nombre des foyers du district qui emploient des salariés (ou qui ont «un gagne-pain»). Autrement dit, nous ne cherchons pas à savoir dans quelle mesure chacun des groupes emploie le travail salarié (ou vend sa force de travail) mais seulement à établir le rapport existant entre le groupe supérieur et le groupe inférieur pour ce qui concerne l’emploi du travail salarié (ou la recherche d’un «gagne-pain d’appoint» ou la vente de la force de travail).)).
Voici donc un tableau que nous avons établi sur cette base et qui rassemble des données portant sur 558570 exploitations paysannes, soit une population de 3 523 418 individus des deux sexes répartis dans 21 district de 7 provinces.
Remarques concernant les tableaux A et B
1 – Pour la province de Tauride les renseignements concernant la terre donnée à bail ne portent que sur deux districts: celui de Berdiansk et celui du Dniepr.
2 – Toujours dans cette province, on compte dans les instruments perfectionnés les faucheuses et les moissonneuses.
3 – Pour les deux districts de la province de Samara, au lieu du pourcentage des terres données à bail, on a pris celui des foyers sans exploitation qui mettent en location leur lot concédé.
4 – Pour la province d’Orel, l’étendue des terres données à bail (et, par suite, celle de la superficie totale de la terre exploitée) n’a été calculée qu’approximativement. De même pour les quatre districts de la province de Voronèje.
5 – Dans la province d’Orel, les renseignements sur les instruments perfectionnés n’ont été recueillis que pour le district d’Eletz.
6 – Pour la province de Voronèje: au lieu du nombre des foyers ayant un «gagne-pain d’appoint» (pour les trois districts de Zadonsk, Korotoïak et Nijnédévitsk) on a pris celui des foyers qui fournissent des ouvriers agricoles.
7 – Même province: les renseignements sur les instruments perfectionnés n’ont été recueillis que pour les districts de Zemliansk et Zadonsk.
8 – Pour la province de Nijni-Novgorod: au lieu des foyers exerçant des «métiers auxiliaires» en général, on a pris les foyers qui en exercent hors de leur village.
9 – Pour certains districts, nous avons dû prendre, au lieu des entreprises industrielles et commerciales, les foyers possédant ces entreprises.
10 – Dans les cas où les recueils ont plusieurs rubriques relatives aux « gagne-pain» nous avons tenu à dégager ceux qui expriment le plus exactement le travail salarié, la vente de la force de travail.
11 – Dans la mesure du possible, on a pris la totalité de la terre affermée: la terre communautaire, la terre non communautaire, les labours, et les prairies.
12 – Nous rappelons au lecteur que, pour le district de Novoouzensk, nous avons exclu les propriétaires des fermes séparées (khoutors) et les colons allemands; pour le district de Krasnooufimsk, nous n’avons pris que la partie agricole; pour celui d’Ekatérinbourg, nous avons exclu les paysans qui n’ont pas de terre ou qui ne possèdent que des prairies ; pour celui de Troubtchevsk, nous avons exclu les communautés suburbaines; pour celui de Kniaguinine, nous avons exclu le village de Bolchoïé Mourachkino, où prédominent les métiers auxiliaires, etc. Ces exclusions sont en partie notre fait, en partie nécessitées par le caractère des matériaux. Il est évident qu’en réalité la décomposition de la paysannerie doit être plus accusée que ne le montrent notre tableau et notre diagramme.
Afin d’illustrer ce tableau et de montrer que dans les localités les plus différentes, les rapports entre le groupe inférieur et le groupe supérieur de la paysannerie sont analogues nous avons dressé le diagramme suivant où figurent les pourcentages du tableau.
A droite de la colonne indiquant le pourcentage de la totalité des foyers, on a groupé les indices positifs de la situation économique (accroissement de la propriété foncière, augmentation du cheptel). A gauche, on a groupé les indices négatifs de la puissance économique (mise en location du sol, vente de la force de travail; les colonnes consacrées à ces indices son mises en évidence par des hachures). La distance entre la ligne horizontale supérieure du diagramme et chacune des lignes obliques continues indique quelle est la part des groupes aisés dans le total de l’économie paysanne; la distance entre a ligne horizontale inférieure du diagramme et chacune des lignes obliques pointillées montre quelle est la part des groupes pauvres. Enfin, pour mieux faire ressortir le caractère général de ces données d’ensemble, nous avons tracé une ligne «moyenne» (déterminée par le calcul des moyennes arithmétiques à l’aide des pourcentages portés sur le diagramme). Cette ligne «moyenne» est imprimée en rouge, ce qui permet de la distinguer des autres. Elle nous indique, pour ainsi dire; la décomposition typique de la paysannerie russe de nos jours.
Afin de faire le bilan des données relatives à la décomposition que nous avons rassemblées plus haut (paragraphes I-VII), nous allons maintenant analyser ce diagramme colonne après colonne.
La première, à droite de celle qui donne le pourcentage des foyers, indique la part de population revenant au groupe supérieur et au groupe inférieur. Nous voyons que dans la paysannerie aisée les familles sont toujours plus nombreuses que chez les paysans pauvres. Nous avons déjà parlé de la signification de ce phénomène. Ajoutons qu’il serait erroné de prendre pour unité de comparaison non pas le foyer, la famille mais l’individu (comme font les populistes). S’il est vrai que dans les familles aisées qui sont des familles nombreuses il y plus de frais, il est également vrai que dans une famille nombreuse la masse des dépenses diminue (pour ce qui concerne la construction, les objets de ménage, l’exploitation, etc. Engelhardt dans ses lettres de la campagne((Voir A. N. Engelhardt «De la campagne. 11 lettres. 1872-1882 ». Saint-Pétersbourg, 1885. En 1937, ce livre a été réédité par les Editions sociales et économiques. )) et Trigorov dans son livre La communauté et l’impôt, St.-Pétersbourg 1882; ont bien montré à quel point les familles nombreuses étaient avantagées au point de vue économique). Prendre l’individu pour unité de comparaison, sans tenir compte de la réduction des dépenses, cela revient par conséquent à admettre artificiellement et faussement que les «âmes» ont une situation analogue dans les familles nombreuses et dans les petites familles. D’ailleurs, le diagramme montre clairement que le groupe aisé détient une part de la production agricole beaucoup plus importante que celle que ferait apparaître un calcul par individu.
La colonne suivante est celle de la terre communautaire. C’est dans la répartition de cette terre que le principe égalitaire est le plus accusé. Étant donné le caractère juridique du lot, cela est normal. Cependant, même ici, le processus d’évincement des pauvres par les riches commence à se faire sentir: la part de terre communautaire que détiennent les groupes aisés est toujours un peu supérieur à la part de population qu’ils représentent; par contre, la part des groupes inférieurs est toujours un peu moins grande que leur part de population. La «communauté» favorise les intérêts de la bourgeoisie paysanne. Mais, comparativement à la propriété foncière réelle, l’inégalité existant dans la répartition des terres communautaires reste minime. Le diagramme montre d’ailleurs clairement que la façon dont les lots sont distribués ne donne aucune idée de la répartition réelle de la terre et de l’économie((Il suffit de jeter un coup d’œil sur le diagramme pour se rendre compte que la classification d’après les lots est sans valeur pour l’analyse de la décomposition de la paysannerie.)).
Vient ensuite la colonne de la terre achetée. Celle-ci est toujours concentrée entre les mains des paysans aisés: 1/5 des foyers détient environ 6 ou 7 dixièmes de l’ensemble des terres achetées, tandis que les paysans pauvres, qui représentent la moitié des foyers, n’en ont au maximum que 15%! On peut juger par là de ce que valent les efforts des populistes qui se sont démenés pour que la «paysannerie» puisse acheter le plus de terre possible au plus bas prix.
La colonne suivante est celle des affermages. Là encore nous pouvons voir que partout la terre est concentrée entre les mains des paysans aisés (1/5 des foyers détient de 5 à 8 dixièmes de toute la terre affermée). De plus, nous avons vu que ces paysans louent la terre meilleur marché. Cet accaparement de l’affermage par la bourgeoisie paysanne prouve sans équivoque que «l’affermage paysan» a un caractère industriel (achat de terre pour la vente du produit)((La «Conclusion» du livre de M. Karychev sur l’affermage ne laisse pas d’être curieuse (chap. VI). Après toutes ses assertions gratuites et contraires aux données de la statistique des zemstvos, déniant un caractère d’entreprise à l’affermage paysan, M. Karychev expose une «théorie de l’affermage» (empruntée à V. Roscher, etc.), qui reprend en termes savants les desiderata des fermiers d’Europe occidentale: le bail doit être de longue durée («il faut… que l’agriculteur exploite … le terrain en propriétaire «avisé», (p. 371) ; le taux du fermage doit être modéré et laisser au fermier son salaire, les intérêts et l’amortissement des fonds engagés, avec un profit d’entreprise (p. 373). Que cette «théorie» figure à côté du mot d’ordre habituel des populistes: «conjurer» (p. 398), cela ne trouble pas le moins du monde M. Karychev. Pour «conjurer» l’apparition d’une classe de fermiers, M. Karychev lance la «théorie» du fermage ! Pareille «conclusion» n’est que le couronnement naturel de la contradiction fondamentale de son livre qui, d’un côté, partage tous les préjugés populistes et sympathise de tout coeur avec des théoriciens classiques de la petite bourgeoisie comme Sismondi (v. Karychev, La location héréditaire perpétuelle des terres sur le continent européen, M. 1885) et qui, d’un autre côté, ne peut s’empêcher de reconnaître que l’affermage donne une «impulsion» (p. 396) à la décomposition de la paysannerie, que les «couches plus aisées» refoulent celles qui le sont moins et que le développement des rapports agraires conduit justement à l’exploitation salariée (p 397).)). Mais nous ne songeons nullement à nier qu’il existe également un fermage dû à la misère. Bien au contraire. Le diagramme montre en effet que chez les paysans pauvres qui se cramponnent à la terre, on trouve un fermage de caractère entièrement différent (1 ou 2 dixièmes de toute la terre affermée que se partage la moitié des foyers). Il y a paysan et paysan.
Dans l’ «économie paysanne », l’affermage a donc une signification contradictoire: cela est particulièrement évident quand on compare la colonne des fermages et celle des mises en location (c’est la première colonne à gauche, c’est-à-dire parmi les indices négatifs). Nous trouvons ici exactement le contraire que lorsqu’il s’agit de l’affermage: ce sont essentiellement les groupes inférieurs qui mettent de la terre en location (alors qu’ils représentent 50% des foyers, ils fournissent 7 à 8 dixièmes de la terre louée). Ils cherchent en effet à se débarrasser de leur lot concédé qui passe ainsi (en dépit des interdictions et des entraves légales) entre les mains des gros paysans. Par conséquent, si dorénavant on nous dit que la «paysannerie» prend de la terre à bail et met de la terre en location, nous saurons que dans le premier cas il s’agit essentiellement de la bourgeoisie paysanne et dans le second cas du prolétariat paysan.
La propriété foncière réelle des groupes (5e colonne à droit) est déterminée elle aussi par le rapport qui existe entre le lot et la vente, l’affermage et la mise en location de la terre. Partout, nous voyons que la façon dont est répartie en réalité la superficie totale de la terre exploitée par les paysans n’a plus rien à voir avec le «principe égalitaire» du lot concédé. D’une part, en effet, nous trouvons 20% des foyers qui détiennent entre 35 et 50% de la terre et de l’autre 50% des foyers qui n’en détiennent que de 20 à 30%. Si on considère la répartition de la surface ensemencée (colonne suivante), cet évincement du groupe inférieur par le groupe supérieur apparaît encore plus nettement. Cela est sans doute dû au fait que souvent la paysannerie pauvre n’est pas en état d’exploiter sa terre d’une manière productive et qu’elle la néglige. Ces deux colonnes (propriété foncière totale et surface ensemencée) montrent que l’achat et l’affermage aboutissent à la réduction de la part des groupes inférieurs dans l’ensemble du système économique, c’est-à-dire à l’évincement de ces groupes par la minorité aisée. Cette dernière joue désormais un rôle prédominant dans l’économie paysanne : à elle seule, en effet, elle détient autant de surface ensemencée que tout le reste de la paysannerie.
Les deux colonnes suivantes montrent comment les bêtes de travail et le bétail en général sont répartis parmi les paysans. On voit qu’il y a très peu de différence entre les pourcentages du bétail et ceux de la surface ensemencée: il ne pouvait en être autrement puisque la quantité de bêtes de travail (et de bétail en général) détermine l’étendue des emblavures et qu’elle est à son tour déterminée par ces dernières.
La colonne suivante indique la part des divers groupes de la paysannerie dans la somme totale des entreprises industrielles et commerciales. Environ la moitié de ces entreprises appartient à 1/5 des foyers (groupe aisé). En revanche, les paysans pauvres qui représentent 50% des foyers n’en possèdent que 1/((Encore ce chiffre (près de 1/5 des entreprises) est-il sans doute exagéré, car dans la catégorie des paysans qui n’ensemencent pas et n’ont pas de chevaux ou n’en ont qu’un seul, on a mélangé les ouvriers agricoles, les manoeuvres, etc., avec des non-agriculteurs (boutiquiers, artisans, etc.).)). Autrement dit, les « métiers auxiliaires » qui marquent la conversion de la paysannerie en bourgeoisie sont concentrés essentiellement entre les mains des agriculteurs les plus aisés. Cela veut dire que les paysans aisés engagent leurs capitaux aussi bien dans l’agriculture (achat et location de terre, embauche d’ouvriers, perfectionnement des instruments, etc.) que dans les entreprises industrielles, le commerce ou l’usure : le capital commercial et le capital industriel sont intimement liés et la prédominance de l’une de ces formes de capital dépend uniquement des conditions environnantes.
Dans la colonne consacrée aux foyers ayant un «gagne-pain d’appoint» (première à gauche, parmi les indices négatifs), il s’agit également d’ «activités auxiliaires». Mais ceux-ci ont une signification opposée à ceux que nous venons d’examiner puisqu’ils sont l’indice d’une transformation de la paysannerie en prolétariat. Ces «métiers» sont concentrés entre les mains des paysans pauvres (entre 60 et 90% des «foyers ayant un gagne-pain d’appoint» se trouvent dans le groupe inférieur qui ne représente pourtant que 50% du nombre total des foyers) et les groupes aisés n’y participent que dans une proportion infime (il ne faut pas oublier que dans cette catégorie de paysans exerçant des «métiers auxiliaires», il nous a été impossible de séparer exactement les ouvriers et les patrons). Il suffit de comparer les données concernant les «gagne-pain» aux données qui portent sur «les entreprises industrielles et commerciales» pour voir que ces deux types d’«activités auxiliaires» sont radicalement opposés et pour comprendre à quelle incroyable confusion aboutit la classification habituelle en les assimilant.
Les foyers qui emploient de la main-d’oeuvre salariée sont toujours concentrés dans le groupe aisé (20% des foyers rassemblent de 5 à 7 dixièmes des exploitations employant des salariés). Bien qu’il soit composé de familles nombreuses, ce groupe ne peut donc se passer de l’«appoint» d’une classe d’ouvriers agricoles qui le «complète». Nous avons ici une confirmation éclatante de la thèse que nous avons exposée plus haut et selon laquelle il est absurde d’établir des rapports entre le nombre total des «exploitations (y compris celles des ouvriers agricoles) et le nombre de celles qui emploient des salariés. Etant donné que les 3/5 environ ou même les 2/3 des exploitations qui embauchent des ouvriers appartiennent à la minorité aisée, il est beaucoup plus juste de les considérer par rapport au cinquième des foyers paysans. L’embauche destinée au développement de l’entreprise dépasse de beaucoup l’embauche due au manque de main-d’oeuvre familiale, l’embauche par nécessité: dans la paysannerie pauvre, où pourtant les familles nombreuses sont rares et qui représentent 50% du nombre total des foyers, on ne trouve que 1/10 des exploitations employant des salariés (et il ne faut pas oublier que parmi la paysannerie pauvre on a inclu des boutiquiers, des industriels, etc., qui, s’ils embauchent du personnel, ne le font nullement par nécessité).
La dernière colonne est consacrée à la répartition des instruments perfectionnés. Suivant l’exemple de M. V. V., nous pourrions intituler cette colonne : « les courants progressistes dans l’économie paysanne ». C’est dans le district de Novoouzensk, province de Samara, que la répartition des instruments semble la plus « équitable ». Dans ce district, en effet, les foyers aisés (20% du total) ne possèdent que 73% des instruments perfectionnés et les foyers pauvres (50% du total) en possèdent en tout et pour tout 3%.
Nous allons comparer maintenant le degré de décomposition de la paysannerie dans les diverses localités. Sur le diagramme, on voit nettement apparaître deux types de contrées: dans les provinces de Tauride, Samara, Saratov et Perm, la différenciation de la paysannerie est sensiblement plus marquée que dans les provinces d’Orel, de Voronèje et de Nijni-Novgorod. Sur le diagramme les lignes des quatre premières provinces descendent au-dessous de la ligne médiane rouge. Les lignes des trois dernières, en revanche, restent au-dessus de la médiane, ce qui indique que dans ces provinces la concentration économique aux mains de la minorité aisée est moins accusée. Les contrées de la première catégorie sont celles qui possèdent le plus de terre, elles sont purement agricoles, on y pratique une culture extensive (dans la province de Perm nous avons détaché les parties agricoles des districts). Ce caractère de l’agriculture permet de constater aisément la décomposition de la paysannerie car, pour ainsi dire, elle saute aux yeux. Dans les contrées de la seconde catégorie, en revanche, on voit d’un côté se développer une agriculture commerciale (plantations de chanvre dans la province d’Orel) dont nos données ne tiennent pas compte. D’un autre côté, les «activités auxiliaires», qu’il s’agisse de travail salarié (district de Zadonsk, province de Voronèje) ou d’occupations non agricoles (province de Nijni-Novgorod) prennent une énorme importance. Ces deux facteurs jouent un rôle considérable dans le problème de la décomposition. Nous avons déjà parlé du premier (les formes de l’agriculture marchande et du progrès agricole sont différentes selon les contrées). Le second (le rôle des «activités auxiliaires») n’est pas moins important. Il va de soi que dans une localité où la masse de la paysannerie est composée d’ouvriers agricoles, de journaliers ou de salariés non agricoles possédant un lot concédé, la différenciation de la paysannerie agricole n’apparaîtra que très faiblement.((Il est fort possible que dans les provinces de la zone centrale des Terres Noires, comme celles d’Orel, de Voronèje, etc., la décomposition de la paysannerie soit en réalité beaucoup moins prononcée en raison du manque de terre, du poids des impôts, du grand développement des prestations de travail: toutes ces conditions, en effet, retardent la décomposition de la paysannerie.)) Mais si on veut avoir une idée juste du phénomène, il faut confronter ces représentants typiques du prolétariat rural avec les représentants typiques de la bourgeoisie paysanne. Le journalier de la province de Voronèje, qui dispose d’un lot de terre et qui part dans le sud à la recherche d’un «gagne-pain», doit être comparé au paysan de Tauride qui cultive d’immenses étendues. Le charpentier de Kalouga, de Nijni-Novgorod, de Iaroslavl doit être comparé au maraîcher de Iaroslavl ou de Moscou ou au paysan de ces provinces, qui élève des vaches pour vendre le lait, etc. De même, si la masse de la paysannerie locale est occupée dans l’industrie de transformation et ne tire de ses lots concédés qu’une faible partie de ses moyens d’existence, les données relatives à la décomposition de la paysannerie agricole doivent être complétées par d’autres données qui portent sur la décomposition de la paysannerie non agricole. Cette dernière question fera l’objet du chapitre V. Pour le moment, nous ne nous occupons que de la décomposition de la paysannerie agricole typique.