X. DONNÉES D’ENSEMBLE DE LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS ET DU RECENSEMENT DES CHEVAUX PAR L’ADMINISTRATION MILITAIRE

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE

X. DONNÉES D’ENSEMBLE DE LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS ET DU RECENSEMENT DES CHEVAUX PAR L’ADMINISTRATION MILITAIRE((L’armée organisait des recensements tous les six ans pour savoir de combien de chevaux elle pourrait disposer en cas de mobilisation. Le premier de ces recensements eut lieu en 1876 dans 33 provinces de la zone occidentale. Le second eut lieu en 1882 et engloba l’ensemble de la Russie d’Europe. Les résultats en furent publiés en 1884 dans un recueil intitulé Le recensement des chevaux de 1882. En 1888, un autre recensement eut lieu dans 41 provinces et en 1891 on recensa les 18 provinces restantes et le Caucase. La mise au point des chiffres obtenus fut effectuée par le Comité central de la statistique qui les publia dans les recueils: La statistique de l’Empire de Russie. XX. Le recensement militaire les chevaux en 1888 (SPb, 1891) et La statistique de l’Empire de Russie, XXXI. Le recensement militaire des chevaux en 1891 (SPb, 1894). Le recensement suivant eut lieu en 1893-1894 dans 38 provinces de la Russie d’Europe; les résultats en furent publiés sous le titre La statistique de l’Empire de Russie. XXXVII. Le recensement militaire des chevaux en 1893 et 1894 (SPb, 1896). Les résultats du recensement militaire des chevaux en 1899-1901 pour 43 provinces de la Russie d’Europe, une province du Caucase et la steppe Kalmouk de la province d’Astrakhan ont été insérés dans le tome LV de La statistique de l’Empire de Russie. Ces recensements donnaient des renseignements globaux sur les exploitations paysannes que Lénine utilisa dans son livre pour analyser la décomposition de la paysannerie. ))

manuscrit

   Une page du cahier de V. Lénine avec des extraits et des calcules tirés du Recueil récapitulatif de renseignements économiques d’après les recensements des zemstvos par foyer de N. Blagovéchtchenski (1893)

   Nous avons montré que les rapports entre le groupe supérieur et le groupe inférieur de la paysannerie ont les mêmes caractéristiques que les rapports entre la bourgeoisie rurale et le prolétariat rural; que ces rapports sont d’une analogie remarquable dans les localités les plus diverses où les conditions sont les plus variées; que leur expression numérique elle-même (c’est-à dire la part revenant à chaque groupe dans l’ensemble de la surface ensemencée, du bétail, etc.) oscille dans des limites relativement très étroites. Il est donc naturel de se demander dans quelle mesure on peut utiliser ces données qui concernent les rapports existant entre les groupes dans les différentes localités pour se faire une idée des groupes qui composent l’ensemble de la paysannerie russe. Autrement dit: quels sont les renseignements qui permettent de juger de la composition et des rapports mutuels du groupe supérieur et du groupe inférieur dans l’ensemble de la paysannerie russe?

   Chez nous, les renseignements de cette nature sont très rares, car il n’existe pas de recensements portant sur toute la masse des exploitations agricoles. Les seuls matériaux permettant de juger des groupes économiques qui composent notre paysannerie, ce sont les chiffres d’ensemble de la statistique des zemstvos et des recensements des chevaux effectués par l’administration militaire (ces recensements divers montrent comment les bêtes de trait (ou les chevaux) sont réparties entre les foyers paysans). Si pauvres que soient ces matériaux, ils autorisent cependant certaines conclusions non dépourvues d’intérêt (elles sont, naturellement, très générales, approximatives et globales), d’autant plus que les rapports existant entre les paysans, qui ont plusieurs chevaux et ceux qui en ont peu, ont déjà été étudiés et se sont trouvés être d’une analogie remarquable dans les localités les plus diverses.

   Les données du Recueil récapitulatif de renseignements économiques d’après les recensements des zemstvos par foyer de M. Blagovéchtchenski (t. I, L’économie paysanne. M. 1893)((Lénine a fait une analyse détaillée du recueil de Blagovéchtchenski dans un cahier à part et dans des notes sur les marges du recueil, qui ont été publiés dans le Recueil Lénine XXXIII, pp. 89-99.)), établissent que les recensements des zemstvos portent sur 123 districts de 22 provinces, soit 2 983 733 foyers paysans représentant une population de 17 996 317 individus des deux sexes. Mais les données sur la répartition des foyers d’après les bêtes de travail ne sont pas partout les mêmes. C’est ainsi que dans trois provinces nous devons laisser de côté 11 districts((5 districts dans la province de Saratov, 5 dans celle de Samara et 1 de Bessarabie.)) pour lesquels la répartition est donnée en trois groupes seulement, au lieu de quatre. Pour les autres 112 districts de 21 provinces nous avons obtenu les totaux suivants qui portent sur près de 2 500 000 foyers représentant une population de 15 millions d’habitants.

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   Ces données embrassent un peu moins du quart des foyers paysans de la Russie d’Europe (si l’on en croit le Recueil de matériaux statistiques relatifs à la situation économique de la population rurale de la Russie d’Europe, édition de la Chancellerie du Conseil des ministres, Saint-Pétersbourg 1894, il y a en effet 11223962 foyers dont 10 589 967 foyers paysans dans les cantons des 50 provinces de la Russie d’Europe). Les chiffres qui nous indiquent quelle est la répartition des chevaux entre les paysans dans l’ensemble de la Russie se trouvent dans la Statistique de l’Empire de Russie, XX, Le recensement des chevaux effectué en 1888 par l’Administration militaire (Saint-Pétersbourg 1891) et la Statistique de l’Empire de Russie, XXXI. Le recensement des chevaux effectué en 1891 par l’Administration militaire (St.-Pétersbourg 1894). La première de ces publications analyse les données recueillies en 1888 pour 41 provinces (y compris les 10 provinces du Royaume de Pologne); la seconde embrasse 18 provinces de la Russie d’Europe, plus le Caucase, les steppes des Kalmouks et le Territoire du Don.

   En prenant 49 provinces de la Russie d’Europe (pour le Territoire du Don les renseignements ne sont pas complets) et en réunissant les données de 1888 et 1891, nous obtenons le tableau suivant de la répartition du nombre total des chevaux appartenant aux paysans des communautés rurales.

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   On voit que la répartition des chevaux de trait parmi les paysans est, pour l’ensemble de la Russie, très voisine du degré « moyen » de décomposition que nous avons établi plus haut dans notre diagramme. En réalité, la décomposition est même un peu plus accentuée: sur 17 millions de chevaux, 9,5 millions, soit 56,3% du chiffre total, appartiennent à 22% des foyers (2,2 millions de foyers sur 10,2 millions). Une masse énorme de 2,8 millions de foyers en est complètement dépourvue, et les chevaux des 2 900 000 foyers qui n’en ont qu’un seul ne représentent que 17,2% du total((Les données du recensement effectué en 1893-1894 par l’Administration militaire ( Statistique de l’Empire de Russie, XXXVII) nous renseignent sur les changements survenus ces derniers temps dans la répartition de chevaux parmi la paysannerie. En 1893-1894, on comptait dans 38 provinces de la Russie d’Europe 8 288 987 foyers paysans qui se répartissaient de la façon suivante: 2 641 754, soit 31,9% étaient dépourvus de chevaux; 31,4 % avaient chacun un seul cheval; 20,2% avaient deux chevaux: 8,7% avaient trois chevaux, et 7,8% , quatre chevaux et plus. Le nombre total des chevaux appartenant aux paysans était de 11 560 358. La répartition était la suivante: les foyers ayant chacun un cheval possédaient 22,5% de ce nombre total; les foyers ayant chacun deux chevaux en possédaient 28,9%: les foyers ayant chacun trois chevaux, 18,8% et ceux en ayant quatre et davantage, 29,8%. A eux seuls, les paysans aisés (16,5% du total) avaient donc 48,6% du nombre total des chevaux.)).

   Nous avons constaté plus haut que les rapports existant entre les groupes obéissaient à une loi générale, et elle nous permet maintenant d’apprécier la véritable signification des données que nous venons d’examiner. Si la moitié du nombre total des chevaux appartient à 1/5 des foyers, on peut en conclure, sans craindre de se tromper, que ces foyers détiennent au moins la moitié (et probablement plus) de la production agricole totale des paysans. Une telle concentration de la production n’est possible que si la majeure partie des terres achetées et des affermages paysans (affermages de lots concédés ou non concédés) est elle-même concentrée entre les mains de la paysannerie aisée. Bien qu’elle soit sans doute mieux pourvue en lots concédés que le reste de la paysannerie, c’est donc essentiellement cette minorité aisée qui effectue les achats de terre et qui loue de la terre. Alors que dans les meilleures années le paysan «moyen» arrive à peine à joindre les deux bouts (et encore, y arrive-t-il ?), la minorité aisée qui est bien mieux pourvue que la moyenne arrive non seulement à payer tous les frais grâce à son exploitation indépendante, mais réalise en plus des excédents. Cela veut dire qu’elle est productrice de marchandises, qu’elle destine ses produits agricole à la vente. Mais ce n’est pas tout: à son exploitation agricole relativement importante, elle ajoute des entreprises industrielles et commerciales ( nous savons que ces entreprises constituent le genre d’«occupations auxiliaires» qui caractérise le moujik « avisé ») et, de la sorte, elle se transforme en bourgeoisie rurale. C’est dans cette minorité que l’on trouve le plus grand nombre de familles nombreuses et que la main-d’oeuvre familiale est la plus abondante (ces deux traits sont typiques de la paysannerie aisée ; alors qu’elle ne représente que 1/5 des foyers, elle doit regrouper environ 3/10 de la population). Pourtant, cette minorité aisée a le plus recours au travail des ouvriers agricoles et des journaliers. L’analyse précédente et la comparaison entre la part de population que représente ce groupe, la part de bétail qu’il détient et, par voie de conséquence, la part de la surface ensemencée et de l’économie qui lui revient nous autorisent à affirmer que la minorité aisée fournit certainement la majorité des exploitations paysannes qui embauchent des ouvriers et des journaliers. Enfin, seule cette minorité aisée peut participer d’une façon stable aux « courants progressistes de l’économie paysanne »((Tel est le titre d’un des ouvrages du populiste libéral V. P. Vorontsov (V. V.), ouvrage paru en 1892. )). Tel doit être le rapport entre cette minorité et le reste de la paysannerie ; mais il va de soi que ce rapport prend divers aspects et se manifeste différemment selon les conditions agraires, les systèmes d’économie rurale et les formes d’agriculture marchande((C’est ainsi, par exemple, qu’il se pourrait que dans les contrées à industrie laitière, il soit beaucoup plus juste de grouper les foyers d’après le nombre de vaches, et non d’après celui des chevaux. Avec la culture maraîchère, ni l’un ni l’autre de ces indices ne peut être suffisant, etc. )). Les tendances fondamentales de la décomposition paysanne sont une chose; les formes qu’elle prend, par suite des conditions locales, en sont une autre.

   Nous trouvons une situation, exactement opposée en ce qui concerne les paysans qui n’ont pas de cheval ou n’en ont qu’un seul. Nous avons vu que les statisticiens des zemstvos classent ces derniers (sans parler des autres) parmi le prolétariat rural. On voit par conséquent que notre calcul approximatif qui range dans le prolétariat rural tous les paysans qui n’ont pas de cheval et les 3/4 environ des paysans qui n’en ont qu’un (soit à peu près la moitié du nombre total des foyers) n’est pas exagéré. Ces paysans sont les moins bien pourvus en lots communautaires, et, comme ils manquent de matériel, de semences, etc., il arrive fréquemment qu’ils mettent leur lot en location. Leur part dans l’ensemble des affermages et des achats de terres se réduit à de misérables bribes. Leur exploitation n’arrive jamais à les faire vivre, et ils tirent l’essentiel de leurs moyens de subsistance des «métiers auxiliaires» ou des «gagne-pain d’appoint», c’est-à-dire de la vente de leur force de travail. C’est une classe d’ouvriers salariés possédant un lot concédé, d’ouvriers agricoles, de journaliers, de main-d’œuvres, d’ouvriers du bâtiment, etc., etc.

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