Le développement du capitalisme en Russie
Lénine
Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE
V. Y A-T-IL AUGMENTATION DU NOMBRE D’OUVRIERS DANS LES GRANDES ENTREPRISES CAPITALISTES ?
Maintenant que nous avons examiné les chiffres concernant l’industrie des fabriques et usines et l’industrie minière, nous pouvons essayer de répondre à cette question qui a tant préoccupé les économistes populistes et à laquelle ils ont apporté une réponse négative (selon MM. V. V., N.-on, Karychev, Kabloukov, le nombre des ouvriers de fabrique s’accroît en Russie – si tant est qu’il s’accroisse – moins vite que la population). Notons tout d’abord que cette question ne peut être posée que de deux façons: la population industrielle et commerciale augmente-t-elle aux dépens de la population rurale (voir plus bas); ou bien y a-t-il augmentation du nombre des ouvriers dans la grande industrie mécanique? On ne saurait affirmer que, dans une société capitaliste en voie de développement, il doit y avoir accroissement du nombre des ouvriers employés dans les petites entreprises et les manufactures car la fabrique ne cesse d’éliminer les formes industrielles plus primitives. Or, nous avons montré en détail que notre statistique des fabriques et usines est souvent bien loin de prendre la notion de fabrique au sens scientifique du terme.
Pour analyser les données concernant le problème qui nous intéresse, nous devons prendre des renseignements qui portent 1) sur toutes les industries; 2) sur une longue période. Ce n’est qu’à ces deux conditions que l’on peut avoir la garantie d’obtenir des données plus ou moins comparables. Nous prendrons donc l’année 1865 et l’année 1890, la période de 25 ans qui a suivi l’abolition du servage; commençons par faire le bilan des statistiques dont nous disposons. C’est pour l’année 1865 que la statistique des fabriques et usines nous fournit les renseignements les plus complets. Elle recense à cette date, pour l’ensemble des fabriques et usines de la Russie d’Europe, 380638 ouvriers. Dans ce nombre ne sont comprises ni la distillerie, ni la brasserie, ni les raffineries sucrières, ni les fabriques de tabac.((Recueil de renseignements et matériaux du ministère des Finances, 1867, n° 6. Nous avons déjà montré plus haut que pour comparer avec les données contemporaines, on doit prendre des chiffres provenant d’une seule et même source: le ministère des Finances. )) Pour avoir une idée des effectifs de ces industries, force nous est d’avoir recours au Recueil de la statistique militaire qui est la seule source dont nous disposons mais dont les données, ainsi que nous l’avons déjà montré, doivent obligatoirement être corrigées. Si donc on ajoute pour ces industries 127935 ouvriers au chiffre précédent,((La brasserie compte 6825 ouvriers; ici encore les chiffres sont exagérés, mais il n’y a point de données permettant de les corriger; l’industrie du sucre compte 68334 ouvriers (d’après l’Annuaire du ministère des Finances); celle du tabac, 6116 (après correction) et celle de la distillerie 46660 (après correction). )) on obtient pour 1865 le total de 508573 ouvriers pour l’ensemble des fabriques et usines de la Russie d’Europe (industries soumises ou non à l’accise).((M.T.-Baranovski cite pour 1866 le chiffre de M. Vechniakov: 493371 (La fabrique, p. 339). Nous ignorons comment ce chiffre a été établi. I1 diffère d’ailleurs très peu de celui que nous donnons. )) Pour l’année 1890, le total correspondant est de 839730,((D’après l’Index pour 1890. Du total de 875764, il faut retrancher les ouvriers comptés une seconde fois dans la statistique des mines: 291 dans les bitumes, 3468 dans le sel et 32275 dans la fabrication des rails. )) ce qui représente une augmentation de 65%, plus importante que celle de la population. Il faut cependant considérer qu’en réalité, cette augmentation a été beaucoup plus considérable que ne l’indiquent les chiffres. Nous avons, en effet, prouvé en détail que la statistique des fabriques et usines des années 60 englobe toute une série de petites entreprises artisanales et agricoles ainsi que des ouvriers à domicile et que, de ce fait, les chiffres qu’elle nous fournit, sont supérieurs à la réalité. Faute de matériaux, nous ne pouvons malheureusement pas corriger entièrement toutes ces exagérations et nous préférons renoncer à une correction partielle, d’autant plus que par la suite, nous donnerons des renseignements plus précis, sur le nombre des ouvriers des principales usines.
Passons maintenant aux statistiques qui portent sur l’industrie minière et métallurgique. Pour 1865, elles ne s’occupent que des industries du cuivre et du fer ainsi que des mines d’or et de platine où elles recensent pour l’ensemble de la Russie d’Europe 133176 ouvriers.((Sur le nombre des ouvriers de l’industrie minière et métallurgique en 1860-1870, voir: Annales statist., t. I, 1866. – Annuaire du Ministère des Finances, t. I.- Recueil de renseignements statistiques sur l’industrie minière, pour les années 1864-1867, St-Pb., 1864-1867, édition du Comité scientifique des Mines. )) En 1890, le nombre des ouvriers recensés dans ces mêmes industries est de 274748, soit plus de deux fois plus.((Recueil de renseignements statistiques sur l’industrie minière en 1890, St-Pb., 1892. D’après ce recueil la Russie d’Europe compte 342166 ouvriers, 340912 après soustraction de ceux qui sont employés dans les usines de pétrole (indiqués dans l’Index) et après correction de quelques petites erreurs. )) Ce chiffre de 274748 représente 80,6% du total des ouvriers de l’industrie minière et métallurgique dans la Russie d’Europe en 1890. Si l’on admet que le chiffre de l’année 1865 représentait un pourcentage analogue, on obtient les totaux suivants: pour 1865, 165230 ouvriers des mines et de la métallurgie et pour 1890, 340912, soit une augmentation de 107%.((Parmi les autres branches de l’industrie minière, on en trouve où le nombre des ouvriers a sans doute un peu augmenté (l’industrie du sel) ; d’autres où le nombre des ouvriers a dû augmenter beaucoup (houille, carrières); d’autres enfin qui n’existaient pas du tout en 1860-1870 (par ex., l’extraction du mercure). ))
Poursuivons. Parmi les ouvriers des grandes entreprises capitalistes, il nous faut également compter les cheminots. En 1890, on comptait 252415 ouvriers((La Revue statistique des chemins de fer et des voies fluviales. St-Pb., 1893, p. 22. Edition du ministère des Voies de communication. Malheureusement, nous ne disposons pas de données pour mettre à part la Russie d’Europe. Parmi les ouvriers de chemins de fer nous ne comptons pas seulement les permanents, mais aussi le personnel temporaire (10417) ou ceux qui travaillent à la journée (74504). L’entretien moyen d’un ouvrier temporaire revient à 192 roubles par an; celui d’un journalier, a 235 roubles. La moyenne du salaire journalier est de 78 kopecks. Il s’ensuit donc que les ouvriers temporaires et journaliers sont occupés la plus grande partie de l’année, et qu’on a tort de ne pas en tenir compte. comme le fait M. N.-on (Essais, p. 124). )) dans l’ensemble de la Russie d’Europe, Pologne et Caucase compris. Pour 1865, le nombre des cheminots ne nous est pas communiqué. Nous pouvons néanmoins arriver à une approximation relativement exacte car le nombre d’ouvriers employés par verste de réseau a très peu varié. Si donc on admet qu’il faut 9 ouvriers par verste de chemin de fer, on obtient pour 1865 le total de 32076.((En 1886, on comptait 9 ouvriers par verste de réseau; en 1890, 9,5; en 1893, 10,2; en 1894, 10,6; en 1895, 10,9; ce nombre a donc une tendance manifeste à augmenter. Voir le Recueil de renseignements sur le Russie pour 1890 et 1896 et le Messager des Finances, 1897, n° 39. – Faisons cette réserve que dans ce paragraphe nous nous occupons exclusivement de la comparaison des données de 1865 et 1890. Il est donc absolument indifférent que nous prenions le nombre des ouvriers des chemins de fer dans l’Empire entier ou seulement dans le Russie d’Europe; que nous comptions 9 ouvriers par verste ou moins; que nous considérions toutes les branches de l’industrie métallurgique et minière ou seulement celles sur lesquelles nous disposons de données pour 1865. ))
Faisons le bilan de nos calculs :
Ce qui ressort de ce tableau, c’est qu’en 25 ans le nombre des ouvriers employés dans les grandes entreprises capitalistes a plus que doublé; donc qu’il s’est accru beaucoup plus rapidement non seulement que la population en général, mais même que la population urbaine.((En 1863, il y avait en Russie d’Europe 6,1 millions d’habitants des villes et en 1897, 12,0 millions. )) Le fait qu’il y ait de plus en plus d’ouvriers qui abandonnent l’agriculture et les petites industries pour les grandes entreprises industrielles est donc absolument indubitable.((
Les données plus récentes sur le nombre des ouvriers des grandes entreprises capitalistes sont les suivantes. Pour 1900, il existe des données sur le nombre des ouvriers des fabriques et usines dans les établissements qui ne paient pas l’accise; pour 1903, sur les entreprises qui payent l’accise. Pour 1902, nous possédons des chiffres sur les ouvriers des entreprises minières et métallurgiques. Le nombre des ouvriers des chemins de fer peut être établi à raison de 11 ouvriers par verste (renseignements au 1er janvier 1904). Voir Annuaire de la Russie, 1906 et Recueil des renseignements sur l’industrie minière et métallurgique, 1902.
En totalisant tous ces chiffres, nous trouvons pour les 50 provinces de la Russie d’Europe, pendant la période 1900-1903; ouvriers des fabriques et usines, 1261571; mines et métallurgie, 477025; chemins de fer, 468911. Total: 2207537. Pour tout l’Empire de Russie: ouvriers des fabriques et usines, 1509516; mines et métallurgie, 626929; chemins de fer, 655929. Total: 2792374. Ces chiffres confirment amplement ce qui vient d’être dit dans le texte. (Note de la 2e édition.)))
Témoins les chiffres de cette même statistique à laquelle les populistes ont eu si souvent recours et dont ils ont tellement abusé. Ces abus atteignent d’ailleurs leur point culminant avec la méthode réellement extravagante qui consiste à prendre le pourcentage que représentent les ouvriers de fabrique et d’usine par rapport à la population totale (!) pour ensuite disserter à partir du chiffre ainsi obtenu (1%) sur l’insignifiance de cette «poignée» d’ouvriers !((N.-on, l.c., pp. 326 et autres. )) C’est ainsi, par exemple, que procède M. Kabloukov: après avoir repris à son compte cette évaluation du pourcentage des «ouvriers de fabrique» par rapport à l’ensemble de la population russe,((Leçons d’économie rurale, Moscou 1897, p. 14. )) il écrit: «En Occident, au contraire (!!), le nombre des ouvriers employés dans l’industrie de transformation (or n’importe quel lycéen pourrait vous dire que les «ouvriers de fabrique» et les «ouvriers employés dans l’industrie de transformation» sont deux choses toutes différentes) constituent une partie de la population beaucoup plus importante, très précisément de 53% en Angleterre, à 23% en France.» Notre auteur ajoute: «Il y a une telle différence entre la place respective qu’occupe la classe des ouvriers de fabrique (!!) dans ces pays et en Russie qu’il ne peut être question d’identifier notre développement à celui de l’Europe occidentale.» Et c’est un professeur, dont la spécialité est la statistique, qui écrit cela! D’un trait de plume, il vous exécute deux tours de passe-passe: 1) il remplace les ouvriers de fabrique par les ouvriers employés dans l’industrie de transformation et ensuite, 2) il remplace les ouvriers de l’industrie de transformation par la population occupée dans cette industrie. Expliquons donc à nos savants professeurs en quoi consistent ces différences et quelle est leur signification. En France, par exemple, le recensement de 1891 a dénombré dans l’industrie de transformation environ 3300000 ouvriers, ce qui représente moins de 1/10 de la population totale du pays (36800000 habitants classés selon leur profession, 1300000 non classés). Ces ouvriers se trouvaient non seulement dans les fabriques, mais dans tous les établissements et entreprises industrielles. Quant à la population occupée dans l’industrie de transformation, elle s’élevait à 9500000 personnes (soit environ 26% de la population totale) et comprenait, en plus des ouvriers, 1000000 de patrons, etc.; 200000 employés; 4800000 membres des familles et 200000 domestiques.((The Statesman’s Yearbook, 1897. p. 472. )) Pour montrer quels sont les rapports qui, en Russie, correspondent à ceux-ci, il nous faut prendre à titre d’exemple tel ou tel centre, car nous n’avons pas de statistique sur les occupations de l’ensemble de la population. Prenons donc un centre urbain et un centre rural. En 1890, il y avait à Pétersbourg 51760 ouvriers de fabriques et d’usines (voir l’Index) et la population employée dans l’industrie de transformation s’élevait à 341991 individus des deux sexes (chiffres du recensement du 15 décembre 1890) qui se répartissaient de a façon suivante((St-Pétersbourg d’après le recensement de 1890, St-Pb., 1893. Total des groupes de petites industries II-XV. Le nombre de personnes qui y sont occupées s’élève à 551700, dont 200748 dans le commerce, les transports, les restaurants-tavernes. – Par «isolés» il faut entendre les petits producteurs travaillant seuls sans ouvriers salariés. )):
Autre exemple: dans le bourg de Bogorodskoïé, district de Gorbatov, province de Nijni-Novgorod (nous avons vu que ce bourg ne s’occupait pas d’agriculture et ne formait «pour ainsi dire qu’une grande tannerie»), l’Index a dénombré en 1890, 392 ouvriers de fabriques et d’usines alors que, selon le recensement du zemstvo de 1889; la population exerçant une industrie s’élevait à environ 8000 habitants (la population totale était de 9241; les gens qui exercent une industrie et leur famille en constituaient donc plus de 9/10). Il serait peut-être bon que messieurs N.-on, Kabloukov et compagnie réfléchissent à ces chiffres!
Supplément à la 2 édition. Nous possédons actuellement les résultats du recensement de 1897 qui nous fournit des données statistiques sur les occupations de l’ensemble de la population. Voici le tableau que nous en avons tiré pour tout l’Empire russe (chiffres en millions)((Relevé des résultats de l’étude du premier recensement général la population pour l’Empire, 28 janvier 1897, Editions du Comité central de la statistique, t. II. tableau XXI, p. 296. J’ai établi les groupes de professions comme suit: a) 1,2 et 4; b) 3 et 5-12; c) 14 et 15: d) 16 et 63-65; e) 46-62; f) 41-45; g) 13; h) 17-21; i) 22-40. )):
Inutile de dire que ces chiffres confirment entièrement ce que nous avons dit plus haut sur l’absurdité de la méthode populiste, qui consiste à comparer le nombre des ouvriers de fabriques et d’usines à la population totale.
Les données sur la façon dont l’ensemble de la population russe est répartie selon ses occupations sont particulièrement intéressants a regrouper pour montrer que toute la production marchande et le capitalisme en Russie reposent sur la division du travail social. De ce point de vue, la population totale de la Russie doit être divisée en trois grandes sections: I) population agricole; II) population industrielle et commerciale; III) population improductive (ou plus exactement, ne participant pas à l’activité économique). Sur les neuf groupes que contient notre tableau (a-i), le groupe g (celui des employés privés, des domestiques et des journaliers) est le seul à ne pouvoir être classé entièrement dans l’une de ces trois grandes sections de base. Il doit être réparti approximativement entre la population industrielle et commerciale et la population agricole. Nous avons donc placé dans la population industrielle la partie de ce groupe qui est enregistrée dans les villes (2500 000) et dans la population agricole la partie enregistrée dans les districts (3300000). De la sorte, nous avons obtenu, pour la répartition de l’ensemble de la population de Russie, le tableau suivant:
Ce tableau montre clairement que la circulation des marchandise et, par conséquent, la production marchande se sont solidement implantées en Russie. La Russie est donc un pays capitaliste. Mais d’autre part, il apparaît clairement qu’au point de vue économique, elle est encore très en retard par rapport aux autres pays capitalistes.
Poursuivons: après l’analyse que nous avons faite dans cet ouvrage, ces données statistiques peuvent et doivent être utilisées pour déterminer approximativement en quelles catégories de base se divise l’ensemble de la population russe du point de vue de sa situation de classe, c’est-à-dire du point de vue de la position qu’elle occupe dans le régime social de la production.
Cette classification – il va de soi qu’elle ne peut être qu’approximative- est rendue possible du fait que nous savons quels sont les groupes économiques fondamentaux entre lesquels se répartit la paysannerie. Or, comme le nombre des gros propriétaires fonciers est tout à fait insignifiant et que, de plus, une grande partie d’entre eux est classée parmi les rentiers, les fonctionnaires, les hauts dignitaires, etc., on peut considérer que la totalité de la population agricole fait partie de la paysannerie. Nous avons donc une masse de 97 millions de paysans laquelle il nous faut distinguer les trois grands groupes suivants: le groupe inférieur qui comprend les couches prolétariennes et semi-prolétariennes; le groupe moyen des petits propriétaires pauvres et le groupe supérieur des propriétaires aisés. Ces groupes constituent des éléments de classe distincts, dont nous avons déjà analysé en détail les caractéristiques économiques fondamentales: la population du groupe inférieur ne possède pas de biens et vit essentiellement ou pour moitié de la vente de sa force de travail. Celle du groupe moyen est formée de petits propriétaires très pauvres, car dans les meilleures années, le paysan moyen arrive à peine à joindre les deux bouts, mais dont le principal moyen de subsistance est la petite exploitation «indépendante» (soi-disant indépendante, naturellement). Celle du groupe supérieur, enfin, est formée de petits propriétaires aisés qui exploitent un nombre plus ou moins important d’ouvriers agricoles, de journaliers détenteurs d’un lot concédé et, d’une façon générale, d’ouvriers salariés de toute espèce.
Approximativement, ces groupes représentent respectivement 50%, 30% et 20% du total de la paysannerie. Jusqu’ici, nos pourcentages ont toujours porté sur le nombre des foyers ou des exploitations. Prenons maintenant la proportion par rapport à la population. De ce fait le groupe inférieur augmente et le groupe supérieur diminue mais, ainsi qu’en témoignent sans aucune équivoque, la ruine de la paysannerie, l’accroissement du nombre des paysans sans cheval, les progrès du chômage et de la misère dans les campagnes, etc., il est indubitable que c’est précisément ce qui s’est passé en Russie au cours de la dernière décennie.
Nous obtenons donc environ 48500000 prolétaires et semi-prolétaires des campagnes; environ 29100000 petits propriétaires pauvres (avec leurs familles) et environ 19400000 petits propriétaires aisés.
Le problème suivant est celui de la répartition de la population industrielle et commerciale et de la population non productive. De toute évidence, celle-ci comprend des éléments appartenant à la grosse bourgeoisie: ce sont tous les rentiers («qui vivent des revenus de leur capital et de leurs biens immobiliers»: première section du 14e groupe de notre statistique: 900000 personnes), une partie des intellectuels bourgeois, les hauts fonctionnaires civils et militaires, etc., soit environ 1500000 personnes. A l’autre pôle de la population non productive nous trouvons les grades inférieurs de l’armée, de la marine, de la gendarmerie, de la police (soit environ 1300000 personnes), les domestiques, des nombreux gens de maison (ils sont au moins 500000), et près d’un demi-million de mendiants, de vagabonds, etc. Pour ces dernières catégories, la répartition en groupes proches des types économiques fondamentaux ne pourra être qu’approximative; environ 2000000 de personnes seront classées parmi les prolétaires et les semi-prolétaires (en partie lumpen), environ 1900000 parmi les petits propriétaires pauvres et environ 1500000 parmi les petits propriétaires aisés (dans ce dernier groupe, on fera entrer la plus grande partie des employés, du personnel administratif, des intellectuels bourgeois, etc.).
Enfin, c’est dans la population commerciale et industrielle que le prolétariat est sans aucun doute le plus nombreux et que le fossé qui le sépare de la bourgeoisie est le plus profond. Mais le recensement ne nous donne aucun renseignement sur la façon dont cette population se répartit en patrons, isolés, ouvriers. etc. Il ne nous reste donc qu’à prendre comme critère les données déjà citées sur la répartition dans la production de la population industrielle de Pétersbourg. En nous basant sur ces données, nous pouvons classer dans la grande bourgeoisie environ 7% de la population industrielle totale, dans la petite bourgeoisie aisée environ 10 %, parmi les petits patrons pauvres environ 22% et dans le prolétariat 61%. Il est vrai que dans l’ensemble de la Russie, la petite production industrielle est beaucoup plus vivace qu’à Pétersbourg. Mais, comme nous ne classons pas parmi la population semi-prolétarienne la masse d’isolés et des «koustaris» travaillant à domicile pour des patrons, dans l’ensemble, les rapports que nous avons pris sont sans doute très peu différents de la réalité. Nous obtenons donc, pour la population industrielle et commerciale, environ 1500000 grands bourgeois, environ 2200000 petits producteurs aisés, environ 4800000 petits producteurs nécessiteux et environ 13200000 prolétaires et semi-prolétaires.
Si on rassemble la population agricole, la population industrielle et commerciale et la population improductive, le tableau approximatif de la répartition de classe pour l’ensemble de la population de Russie est le suivant.
(((Insérée dans le tableau). Ils sont au nombre de 22 millions au moins. Voir ci-dessous. ))
On peut être sûr que nos économistes cadets et cadétisant, vont pas manquer de s’élever contre cette représentation « simpliste» de l’économie russe. Il est tellement commode, en effet, tellement avantageux de dissimuler la profondeur des contradictions économiques derrière des analyses de détail et de déplorer en même temps la «grossièreté» de la conception socialiste sur l’ensemble de ces contradictions. Il va sans dire qu’au point de vue scientifique, une telle critique des conclusions auxquelles nous sommes parvenus est dépourvue de toute valeur.
Au sujet du degré d’approximation de tels ou tels chiffres, des divergences de détail peuvent naturellement surgir. De ce point de vue, il est intéressant de citer l’ouvrage de M. Lossitski: Etudes sur la population de la Russie d’après le recensement de 1897 (Mir Boji, 1905, n° 8). En se basant sur les données brutes du recensement concernant le nombre des ouvriers et des domestiques, l’auteur en arrive aux estimations suivantes: population prolétarienne: 22 millions; paysans et propriétaires terriens: 80 millions; patrons et employés de commerce et d’industrie: 12 millions environ; population n’exerçant pas de métier: 12 millions environ.
Comme on le voit, le nombre de prolétaires que l’on obtient à partir de ces données est très proche de celui que nous avions fourni((Il serait déplacé ici d’entrer dans les détails de la statistique des ouvriers et des domestiques, dont s’est servi M. Lossitski. De toute évidence, le nombre d’ouvriers indiqué par cette statistique est très inférieur à la réalité. )). Nier qu’il existe une énorme masse de semi-prolétaires parmi les paysans pauvres qui dépendent d’un «gagne-pain auxiliaire», parmi les «koustaris», etc., ce serait se moquer de tous les renseignements dont nous disposons sur l’économie de la Russie. Il suffit en effet de se rappeler que rien qu’en Russie d’Europe on compte 3250000 foyers qui n’ont pas de cheval et 3400000 qui n’en ont qu’un, de se rappeler l’ensemble des renseignements que nous fournit la statistique des zemstvos sur les fermages, les «métiers auxiliaires», les budgets, etc., pour ne plus douter un instant de l’importance numérique de cette population semi-prolétarienne. Selon toute vraisemblance, estimer que les prolétaires et les semi-prolétaires constituent la moitié de la paysannerie, ce n’est pas exagérer mais diminuer leur nombre. Pour ce qui est de la population non agricole, les couches prolétariennes et semi-prolétariennes y tiennent une place encore plus considérable.
Poursuivons: Si on ne veut pas que le tableau économique d’ensemble se perde dans les détails, il faut classer parmi les petits patrons aisés une partie considérable du personnel administratif et commercial, des employés, des intellectuels bourgeois, des fonctionnaires, etc. Il se peut que dans ce domaine nous ayons été trop prudents et que le nombre que nous avons donné pour cette catégorie soit trop élevé: peut-être faudrait-il augmenter le chiffre des petits patrons pauvres et diminuer celui des petits patrons aisés. Mais il va de soi que ce genre de répartition ne prétend pas à une exactitude statistique absolue.
La statistique doit illustrer les rapports économiques et sociaux constatés par une analyse d’ensemble sans devenir un but en soi, comme cela arrive trop souvent chez nous. Dissimuler qu’en Russie il existe un nombre considérable de couches petites-bourgeoises, cela reviendrait purement et simplement à falsifier le tableau d’ensemble de notre réalité économique.