La répartition territoriale de la grande industrie

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE

VIII. LA RÉPARTITION TERRITORIALE DE LA GRANDE INDUSTRIE

   Pour caractériser la grande industrie mécanique, il ne suffit pas d’étudier la concentration de la production dans les grandes entreprises. Il faut étudier également le problème extrêmement important de la concentration dans des centres de fabriques et d’usines bien déterminés, ainsi que les différentes sortes de centres existants. Malheureusement, le matériel qui nous est fourni à ce sujet par notre statistique est non seulement insuffisant et impropre aux comparaisons, mais en plus il est présenté sans avoir été suffisamment élaboré, tant s’en faut. C’est ainsi, par exemple, que dans les publications actuelles, la répartition territoriale de l’industrie ne nous est donnée que par provinces entières (et non par villes et districts comme cela se faisait dans les meilleures publications des années 60 où, en plus, on trouvait des cartes qui illustraient cette répartition). Or, si on veut donner une idée juste de la répartition territoriale de notre grande industrie, il faut obligatoirement prendre des données qui portent sur des centres bien déterminés, c’est-à-dire sur des villes et des bourgs ou des groupes de bourgs industriels situés à proximité les uns des autres; les provinces et les districts sont des unités territoriales beaucoup trop importantes((«… Les fabriques et les usines sont réparties sur les territoires des districts (de la province de Moscou) d’une façon très inégale: dans les districts à forte prédominance industrielle à côté des localités qui, par l’agglomération plus ou moins grande de fabriques sur leur sol, pourraient être considérées comme de véritables centres industriels, on trouve des cantons entiers où il n’existe presque pas de fabriques et, inversement, dans les districts, généralement pauvres en fabriques et usines, on rencontre des endroits où telle ou telle industrie s’est plus ou moins développée et où, à côté des isbas de «koustaris» et des ateliers familiaux, sont apparus de plus gros établissements ayant tous les attributs de la grosse production» (Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou. Section de statistique sanitaire, t. IV, partie I, Moscou, 1890, p. 141). Cette publication, la meilleure de notre statistique des fabriques et usines, illustre la localisation de la grande industrie par une carte très détaillée. Pour que le tableau de cette localisation soit complet, il ne manque que le groupement des centres d’après le nombre des fabriques et des ouvriers et la valeur de la production. )). C’est pourquoi nous avons pensé qu’il fallait extraire des Index pour les années 1879 et 1890 les chiffres concernant la concentration dans les principaux centres. Nous avons ainsi obtenu un tableau (voir annexe III) portant sur 103 centres industriels de la Russie d’Europe où est concentrée près de la moitié des ouvriers de fabriques et usines((Ce tableau ne comprend que les établissements dont la production n’est pas inférieure à 2000 roubles, et parmi les moulins, uniquement les moulins à vapeur. Les ouvriers travaillant au-dehors ont été exclus partout où il y avait indication qu’ils figuraient au nombre des ouvriers de fabriques; ces exclusions sont marquées d’un astérisque. L’essor industriel en 1879 n’a pu rester sans répercussion sur ces données. )).

   On peut voir sur ce tableau qu’il existe en Russie trois types principaux de centres de fabrique. 1) Les villes qui occupent la première place et où la concentration des entreprises et des ouvriers atteint son point maximum. De ce point de vue, les grandes villes sont particulièrement importantes. Il y a environ 70000 ouvriers de fabriques et d’usines dans chacune des deux capitales (banlieues comprises), on en recense 16000 à Riga, 13000 à Ivanovo-Voznessensk, 10000 à Bogorodsk en 1890 et moins de 10000 dans les autres villes. Mais il suffit d’un rapide coup d’œil pour s’apercevoir que les chiffres fournis par la statistique officielle pour certaines grandes villes sont ridiculement petits (il y aurait 8600 ouvriers à Odessa en 1890, 6000 à Kiev, 5700 à Rostov-sur-le-Don, etc.). L’exemple de Pétersbourg que nous avons cité plus haut montre combien de fois il faut multiplier ces chiffres pour obtenir le total réel des ouvriers industriels qui travaillent dans ces centres. A côté des villes, il nous faut également mentionner les faubourgs des grandes villes, qui souvent constituent des centres industriels considérables. Mais, avec les données dont nous disposons, nous n’avons pu classer à part qu’un seul de ces centres, à savoir les faubourgs de Pétersbourg où on recensait en 1890, 18900 ouvriers. On trouvera également dans notre tableau certaines localités de la province de Moscou qui, en réalité, sont des faubourgs((«… Le grand bourg de Tcherkisovo, près de Moscou, n’est, au dire des habitants, qu’une grande fabrique et fait, à proprement parler, suite à Moscou… Tout à côté, au-delà de la porte Sémionovskaïa… s’entasse une multitude de fabriques de toutes sortes … Non loin de là est le bourg d’Izmaïlovo avec ses entreprises textiles et son énorme manufacture.» Cela pour le nord de Moscou. Au sud, «au-delà de la porte Serpoukhovskaïa, on trouve tout d’abord l’immense manufacture Danilov, qui forme à elle seule une petite ville .. On trouve, ensuite, une ceinture de grandes briqueteries faiblement espacées», etc. (Recueil de renseignements statistiques, t. IV . Ire partie, pp. 143-144.) Par conséquent, la concentration des fabriques et usines est en réalité plus considérable que nous n’avons pu la présenter dans notre tableau. )).

   Les bourgs industriels, particulièrement nombreux dans les provinces de Moscou, de Vladimir et de Kostroma (sur 63 grands centres ruraux mentionnés dans notre tableau, 42 se trouvent dans ces provinces) constituent le deuxième type de centre de fabrique. En tête de ces centres, nous trouvons l’agglomération d’Orékhovo-Zouévo (notre tableau considère Orékhovo et Zouévo séparément, mais en réalité, il s’agit d’un centre unique). Pour le nombre des ouvriers ( 26800 en 1890) , cette agglomération ne le cède qu’aux capitales((En 1879, on n’y comptait que 10900 ouvriers. On y appliquait sans doute des procédés différents d’enregistrement. )). Dans les trois provinces que nous avons citées ainsi que dans celles de Iaroslavl et de Tver, la majorité des centres ruraux forment de grandes fabriques textiles (filature et tissage de cotonnades, de toiles, de lainages). Autrefois, ils comportaient presque toujours des comptoirs de distribution, c’est-à-dire des centres de manufacture capitaliste auxquels était subordonnée la masse des tisserands manuels des alentours. Quand la statistique ne mélange pas les ouvriers de fabrique et les ouvriers à domicile, les données concernant ce genre de centre mettent bien en évidence les progrès de la grande industrie mécanique qui attire des milliers de paysans des environs et les transforme en ouvriers de fabrique. Nous trouvons également un grand nombre de centres ruraux qui se sont formés autour des grandes usines minières et métallurgiques (l’usine de Kolomna dans le bourg de Bobrov, l’usine de Iouzovka, celle de Briansk. etc.), mais comme la plupart d’entre elles se rapportent à l’industrie minière, elles ne figurent pas dans notre tableau; il y a enfin un grand nombre de centres industriels ruraux qui se sont constitués à la suite de l’installation de raffineries de sucre dans les bourgs et les villages des provinces du sud-ouest. A titre d’exemple, nous avons pris le bourg de Smiéla (province de Kiev) qui est l’un des plus considérables de ces centres.

   Le troisième type de centre industriel est constitué par les bourgs de «koustaris» dont les principales entreprises sont souvent considérées comme des «usines et fabriques». Dans notre tableau, ce genre de centre est représenté par les villages de Pavlovo, Vorsma. Bogorodskoïé, Doubovka. La comparaison entre le nombre des ouvriers de fabrique existant dans ces bourgs et l’ensemble de la population industrielle a déjà été faite pour Bogorodskoïé.

   Si on groupe des centres de notre tableau d’après leur genre (ville ou bourg) et le nombre des ouvriers qu’ils emploient, on obtient le tableau suivant.

T_1

   En 1879, les 103 centres du tableau rassemblaient 356000 ouvriers (sur un total de 752000). En 1890, ils en rassemblaient 451000 (sur 876000), marquant une augmentation de 26,8%, alors que dans le même temps l’effectif général des grandes fabriques (de plus de 100 ouvriers) augmentait de 22,2% seulement et le nombre total des ouvriers d’usines et de fabriques de 16%. Il y a donc concentration des ouvriers dans les principaux centres. En 1879, on ne comptait que 11 centres où le nombre des ouvriers était supérieur à 5000. En 1890, on en comptait 21. Particulièrement frappante est la multiplication des centres qui rassemblent de 5000 à 10000 ouvriers. Cela est dû: 1) au développement considérable qu’a connu l’industrie des usines et fabriques dans le Sud (Odessa, Rostov-sur-le-Don, etc.); 2) au développement des bourgs industriels dans les provinces du Centre.

   Si on compare les centres urbains et les centres ruraux, on s’aperçoit qu’en 1890, ces derniers groupaient près d’un tiers des ouvriers établis dans les principaux centres (152000 sur 451000). Pour l’ensemble de la Russie, ce rapport doit être encore plus élevé, c’est-à-dire qu’il doit y avoir plus d’un tiers des ouvriers de fabrique et d’usine qui se trouve à l’extérieur des villes. Alors qu’il ne néglige aucun centre urbain important, notre tableau oublie en effet de très nombreux centres ruraux qui rassemblent plusieurs centaines d’ouvriers chacun (centre de verrerie, de briqueterie, de distillation, de raffineries de sucre, etc.). Pour l’essentiel, c’est également hors des villes que sont répartis les ouvriers des entreprises minières et métallurgiques. On peut donc en déduire que la moitié au moins ( sinon plus) des ouvriers des fabriques et usines ainsi que des entreprises minières et métallurgiques de Russie se trouve hors des villes. Cette conclusion est extrêmement importante car elle montre qu’en Russie la population industrielle est bien supérieure à la population urbaine((Le recensement de la population du 28 janvier 1897 a entièrement confirmé cette déduction. La population urbaine de l’Empire entier a été estimée à 16828393 personnes. La population industrielle et commerciale s’élève, comme nous l’avons montré plus haut, à 21,7 millions. (Note de la 2e édition.) )).

   Si on compare les centres urbains et les centres ruraux, d’autre part, on s’aperçoit que c’est dans ces derniers que le rythme de développement de l’industrie des fabriques est le plus rapide. Pendant la période étudiée, le nombre des centres urbains employant au moins 1000 ouvriers a très peu augmenté (il est passé de 32 à 33). Par contre, celui des centres ruraux du même type a connu une forte augmentation puisqu’il est passé de 38 à 53. D’autre part, alors que dans 40 centres urbains, le nombre des ouvriers ne s’est élevé que de 16,1% (de 257000 à 299000), il s’est accru de 54,7% (de 98500 à 152500) dans 63 centres ruraux. Enfin, alors que l’effectif moyen des centres ruraux est passé de 1500 à 2400, celui des centres urbains ne s’est élevé que de 6400 à 7500. On voit donc que l’industrie des fabriques a tendance à se développer particulièrement rapidement à l’extérieur des villes; qu’elle a tendance à créer de nouveaux centres,à les faire progresser plus rapidement que les centres urbains et à pénétrer dans les campagnes les plus reculées qui semblaient n’avoir aucun rapport avec le monde des entreprises capitalistes. Il s’agit là d’un phénomène extrêmement important qui nous montre 1) avec quelle rapidité la grande industrie mécanique transforme les rapports économiques et sociaux. Ce qui autrefois demandait des siècles se réalise aujourd’hui en une décennie. Afin de s’en rendre compte, il suffit de comparer la façon dont se sont créés les bourgs non agricoles de « koustaris» que nous avons cités au chapitre précédent (Bogorodskoïé, Pavlovo, Kimry Khotéïtchi, Vélikoïé. etc.) avec le processus de création des nouveaux centres par la fabrique moderne qui rassemble sur-le-champ des milliers d’habitants des campagnes dans les cités industrielles((«Dans la petite localité de Krivoï Rog, la population est passée de 6000 à 17000 habitants entre 1887 et 1896. A l’usine de Kamenka de la société du Dniepr, elle est passée de 2000 à 18000. En 1892, on ne trouvait à Droujkovka qu’une gare et ses dépendances. On y trouve aujourd’hui un bourg de 6000 habitants. 3500 personnes environ sont installées à l’usine de Gdantsevka. Toute une série d’usines a été construite, autour de la gare de Konstantinovka et un nouveau centre d’habitation est en formation; Iouzovka est devenue une ville de 29000 habitants … Nijni-Dnieprovsk près d’Ekatérinoslav, qui n’était autrefois qu’un désert de sable, compte aujourd’hui plusieurs usines et une cité de 6000 habitants. L’usine de Marioupol attire une nouvelle population de 10000 personnes, etc. Des centres d’habitation se constituent autour des mines de charbon» (Messager des Finances, 1897, n° 50). D’après les Rousskïé Viédomosti (n° 322 du 21 novembre 1897), l’assemblée du zemstvo du district de Bakhmout a émis le vœu que les localités commerciales de 1000 habitants soient classées dans les bourgs et que celles de 5000 habitants soient considérées comme des villes… «On observe chez nous un extraordinaire développement des localités industrielles et commerciales… On en compte d’ores et déjà une trentaine dont le rythme de croissance n’a rien à envier à l’Amérique… A Volyntsévo, une immense usine métallurgique (aciérie et laminerie de rails) comprenant deux hauts fourneaux est en train d’être installée et doit être mise en service au mois de novembre. La ville compte déjà de 5 à 6000 habitants qui se sont établis dans une steppe qui jusqu’alors était à peu près déserte. Cet afflux de population ouvrière s’accompagne d’un arrivage massif de commerçants, de gens de métiers et d’artisans qui espèrent trouver parmi la population ouvrière un débouché rapide et facile pour toutes sortes de marchandises.»  )). La division sociale du travail reçoit une gigantesque impulsion. Au lieu de la vie sédentaire et de l’isolement d’autrefois, la mobilité de la population devient une condition indispensable de la vie économique. 2) Le transfert des fabriques à la campagne montre que le capitalisme surmonte les obstacles que lui oppose l’isolement de caste de la communauté rurale et qu’il sait même en tirer profit. S’il est vrai que l’organisation des fabriques à la campagne présente de multiples inconvénients, elle leur assure en revanche une main-d’œuvre bon marché. Puisqu’on ne laisse pas le moujik aller à la fabrique, c’est donc la fabrique qui va à lui((«La fabrique cherche un tisserand à bon marché, et elle le trouve dans son village natal … La fabrique doit suivre le tisserand …» (Les petites industries de la province de Vladimir, t. III, p, 63).  )). Du fait de la caution solidaire et des obstacles opposés à son départ de la communauté, le moujik n’est pas entièrement libre de chercher le patron le plus avantageux; le patron, lui, sait parfaitement trouver la main-d’œuvre la moins onéreuse. 3) Le fait qu’il existe un nombre considérable de centres de fabriques ruraux et que ces centres se développent à un rythme rapide nous montre à quel point est peu fondée l’opinion selon laquelle la fabrique est coupée de la masse de la paysannerie russe et n’exerce sur elle qu’une faible influence. La répartition territoriale particulière de cette industrie de fabrique prouve au contraire que cette influence est considérable et qu’elle s’étend bien au-delà des limites des entreprises((Rappelons l’influence qu’exerce l’industrie minière et métallurgique sur le régime agricole du district de Bakhmout, province d’Ekatérinoslav (voir plus haut, chapitre III, paragraphe IV, page 146, note). Non moins caractéristiques sont les plaintes si communes des propriétaires terriens contre les fabriques qui ont une «action néfaste» sur la population. )). D’un autre côté, cependant, l’action transformatrice que la grande industrie mécanique exerce sur ceux qu’elle emploie ne peut pas ne pas être retardée du fait de cette répartition particulière. En transformant d’emblée le moujik inculte en ouvrier, la fabrique peut s’assurer pour un temps la main-d’œuvre la moins onéreuse, la moins cultivée et la moins exigeante. Il est toutefois évident que ce retard ne pourra pas durer longtemps et qu’il provoquera une plus grande extension du champ d’influence de la grande industrie mécanique.

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