La situation des classes laborieuses en Angleterre
Friedrich Engels
Préface à l’édition allemande de 1892
Le livre, que cette édition met de nouveau entre les mains du public allemand, a paru pour la première fois au cours de l’été 1845. Dans ce qu’il a de bon, comme de mauvais, il porte la marque de la jeunesse de l’auteur.
J’avais alors vingt-quatre ans; aujourd’hui j’ai trois fois cet âge, et en relisant ce travail, je trouve que je n’ai pas à en avoir honte le moins du monde. je ne songe donc nullement à effacer ces marques de jeunesse de mon ouvrage. Je le présente sans changement au lecteur. Je n’ai fait que reprendre avec plus de précision, quelques passages peu clairs et qu’ajouter çà et là, une courte note de bas de page, accompagnée de la date (1892).
Quant au destin de ce livre, je mentionnerai seulement qu’il parut en 1885 à New York en traduction anglaise (par Mme Florence Kelley Wischnewetzky) et que cette traduction fut rééditée en 1892, à Londres, chez Swan Sonnenschein and Co. La préface de l’édition américaine est à la base de celle de l’édition anglaise et de l’édition allemande actuelle aussi. La grande industrie moderne uniformise les rapports économiques des pays dont elle s’empare à un point tel que je ne saurais dire au lecteur allemand autre chose que ce que j’ai déjà dit aux lecteurs américains et anglais.
L’état de choses décrit dans ce livre appartient aujourd’hui – du moins en ce qui concerne l’Angleterre – en grande partie au passé. Si elle ne figure pas expressément dans les manuels officiels, il y a pourtant une loi de l’économie politique moderne qui veut que, plus la production capitaliste se développe, moins elle peut s’en tenir aux petites combinaisons, aux escroqueries et aux tromperies dérisoires, qui caractérisent ses débuts. Les astuces mesquines du juif polonais, représentant le commerce européen à son degré le plus bas, ces ruses qui lui rendaient dans son pays de si estimables services et dont l’usage était là-bas si répandu, ne lui servent plus de rien dès qu’il arrive à Hambourg ou Berlin. De même, le commissionnaire, juif ou chrétien, venant de Berlin ou de Hambourg, qui arrivait à la Bourse de Manchester, a dû, en tout cas, il n’y a pas tellement longtemps, faire cette découverte : pour acheter à bon marché du fil ou du tissu, il lui fallait, avant tout, abandonner ces manœuvres et ces trucs misérables – un tantinet plus raffinés il est vrai – qui passaient dans son pays pour être le nec plus ultra de l’habileté en affaires. Certes, bien des choses ont dû changer en Allemagne aussi, avec les progrès de la grande industrie, et en particulier depuis le Jena industriel de Philadelphie, le vieux principe des philistins allemands qui affirmaient : « Les gens doivent sans doute trouver agréable de se voir expédier d’abord de bons échantillons, puis de la mauvaise marchandise », a dû tomber en discrédit. Et de fait, ces astuces et ces roueries ne payent plus sur un grand marché, où le temps est de l’argent, et où s’établit un certain niveau de moralité commerciale, non pas par enthousiasme vertueux, mais simplement pour ne pas perdre inutilement son temps et sa peine. Et il en est allé de même en Angleterre dans les relations entre l’industriel et ses ouvriers.
Le nouvel essor des affaires, après la crise de 1847, fut le début d’une nouvelle ère industrielle. L’abolition des lois sur les grains et les autres réformes qui en furent la conséquence nécessaire, laissèrent les coudées franches à l’industrie et au commerce anglais. Immédiatement après se produisit la découverte des champs aurifères de Californie et d’Australie. Les marchés coloniaux augmentèrent de plus en plus leur capacité d’absorption des produits industriels anglais. Le métier à tisser mécanique fit disparaître une fois pour toutes des millions de tisserands indiens travaillant à la main. La Chine fut de plus en plus ouverte au commerce. Mais c’est l’Amérique qui, prenant la tête, se développa avec une rapidité inouïe même pour ce pays coutumier de progrès gigantesques. Et l’Amérique – ne l’oublions pas – n’était précisément à cette époque qu’un marché colonial, le plus grand de tous, c’est-à-dire un pays qui fournissait des produits bruts et importait de l’extérieur – ici d’Angleterre – des produits industriels.
Mais il advint en outre, que les moyens de communication mis en service à la fin de la période précédente – chemins de fer et cargos à vapeur transocéaniques – furent désormais utilisés à une échelle internationale et réalisèrent ainsi ce qui n’avait jusqu’alors existé qu’à l’état d’ébauche : le marché mondial. Ce marché mondial consistait à cette époque en un certain nombre de pays principalement ou exclusivement agricoles, groupés autour d’un grand centre industriel : l’Angleterre. L’Angleterre consommait la majeure partie du surplus de leurs produits bruts, et leur fournissait en revanche la majeure partie des produits industriels dont ils avaient besoin. Rien d’étonnant par conséquent, que le progrès industriel de l’Angleterre fût colossal et inouï, à telle enseigne que l’état où elle se trouvait en 1844 nous apparaît aujourd’hui, par comparaison, dérisoire et presque primitif.
Mais à mesure que se dessinait ce progrès, la grande industrie faisait – semble-t-il – plus grand cas de la morale. La concurrence entre fabricants, au moyen de petits vols commis au préjudice des ouvriers, ne payait plus; le grand commerce abandonnait définitivement ce procédé misérable de gagner de l’argent; le fabricant millionnaire avait mieux à faire que de perdre son temps à des trucs aussi mesquins. Ils étaient bons tout au plus pour de petits grippe-sous contraints de se jeter sur le moindre argent, pour ne pas être victimes de la concurrence. C’est ainsi que disparut des districts industriels, le « Truck System(( Système qui consistait à payer les ouvriers en nature – en les obligeant à se fournir dans les magasins ouverts par les industriels. Engels y consacre plusieurs pages, cf. ci-dessus notamment p. 233 et pour la loi de dix heures pp. 226-228.)) ». La loi des dix heures et toute une série de réformes moins importantes furent votées – toutes mesures qui étaient une injure à l’esprit du libre échange et à la concurrence effrénée, mais qui parallèlement accroissaient encore la supériorité des colosses capitalistes vis-à-vis de leurs concurrents moins favorisés en affaires.
Ce n’est pas tout. Plus une entreprise industrielle est grande, plus ses ouvriers sont nombreux, et plus le dommage et la gêne pour la marche de l’affaire sont importants à chaque conflit éclatant entre patron et ouvriers. C’est de là que naquit un nouvel état d’esprit chez les industriels, en particulier chez les plus importants, Ils apprirent à éviter des conflits inutiles, à s’accommoder de l’existence et de la puissance des Trade-Unions ((Syndicats anglais)), et enfin, même à découvrir dans les grèves – à condition qu’elles soient déclenchées au bon moment – un moyen efficace pour réaliser leurs propres desseins. Ainsi advint-il que les plus grands industriels, jadis chefs de guerre dans la lutte contre la classe ouvrière, étaient maintenant les premiers à lancer des appels à la concorde et l’harmonie. Et ceci pour de très bonnes raisons.
C’est que toutes ces concessions à la justice et à l’amour du prochain n’étaient en réalité que des moyens d’accélérer la concentration du capital entre les mains de quelques-uns et d’écraser les concurrents plus modestes qui ne sauraient vivre sans les gains extraordinaires dont nous parlions. Pour ces quelques capitalistes, les escroqueries annexes de jadis n’avaient pas seulement perdu toute valeur, elles faisaient à présent directement obstacle aux affaires d’envergure. Et c’est ainsi que le développement de la production capitaliste seul a suffi – du moins dans les secteurs-pilotes de l’industrie, – car dans les branches moins importantes ce n’est pas du tout le cas – à supprimer tous ces maux secondaires qui au début, aggravaient le sort de l’ouvrier. Et c’est ainsi qu’apparaît de plus en plus au premier plan ce fait essentiel : on ne doit pas rechercher la cause de la misère de la classe ouvrière dans ces défauts secondaires, mais bien dans le système capitaliste lui-même. Le travailleur vend au capitaliste sa force de travail pour une certaine somme par jour. Au bout de quelques heures de travail il a reproduit la valeur de cette somme. Mais son contrat de travail exige qu’il continue à trimer encore un certain nombre d’heures pour accomplir sa journée de travail. Or, la valeur qu’il produit au cours de ces heures de travail supplémentaire est de la plus-value, qui ne coûte rien au capitaliste, mais qui n’en glisse pas moins dans sa poche. Telle est la base du système qui divise de plus en plus la société civilisée : d’un côté, quelques Rotschild et Vanderbilt – possesseurs de tous les moyens de production et de subsistance, de l’autre, une masse énorme de travailleurs salariés, ne possédant rien d’autre que leur force de travail. Et que ce résultat ne soit pas imputable à tel ou tel grief secondaire, mais uniquement au système lui-même, ce fait, le développement du capitalisme en Angleterre même, l’éclaire aujourd’hui d’une lumière fort crue.
Ce n’est pas tout. Les épidémies répétées de choléra, fièvre typhoïde, variole, etc., ont fait comprendre au bourgeois britannique la nécessité urgente d’assainir ses villes, s’il ne veut pas être, lui et sa famille, victime de ces fléaux. En conséquence, les anomalies les plus criantes décrites dans ce livre sont aujourd’hui éliminées ou tout au moins rendues moins choquantes. On a mis en place ou amélioré des systèmes d’égouts, de larges enfilades de rues traversent bien des quartiers comptant parmi les pires des « mauvais quartiers ». La « Petite Irlande » a disparu, prochainement ce sera le tour des « Seven Dials ». Mais qu’est-ce que cela signifie ? Des districts entiers dont je pouvais encore faire en 1844 une description presque idyllique, sont tombés maintenant, en raison de l’extension des cités, dans le même état de décrépitude, d’inhabitabilité, de misère; certes, on ne tolère plus les cochons ni les tas d’ordures. La bourgeoisie a fait encore des progrès dans l’art de dissimuler le malheur de la classe ouvrière. Mais en ce qui concerne les habitations ouvrières aucun progrès important n’a été accompli : ce fait, est amplement démontré par le rapport de la commission royale : « On the Housing of the Poor » (( Sur l’habitation des pauvres.)) de 1885. Et il en va de même pour tout le reste. Les décrets de police se multiplient tout autant que les ronces; mais ils ne peuvent qu’endiguer la misère des ouvriers, ils ne peuvent la supprimer.
Cependant, tandis que l’Angleterre a laissé derrière elle, ce stade juvénile de l’exploitation capitaliste que j’ai décrit, d’autres pays viennent de l’atteindre. La France, l’Allemagne et surtout l’Amérique sont les rivaux menaçants qui, comme je le prévoyais en 1844, battent de plus en plus en brèche le monopole industriel de l’Angleterre. Leur industrie est jeune, comparée à celle de l’Angleterre, mais elle progresse avec une bien plus grande rapidité et est parvenue aujourd’hui approximativement au même degré de développement que l’industrie anglaise en 1844. En ce qui concerne l’Amérique, le parallèle est particulièrement frappant. Il est vrai que le décor où vit la classe ouvrière américaine est très différent, mais là-bas règnent les mêmes lois économiques et les résultats, s’ils ne sont pas identiques sous tous les rapports, doivent cependant nécessairement, être du même ordre. Aussi, observons-nous en Amérique, les mêmes luttes pour une journée de travail plus courte et fixée par la loi, en particulier pour les femmes et les enfants travaillant en usine; nous voyons fleurir le système du « truck » et le système du « cottage », dans les districts ruraux; « bosses », capitalistes et leurs représentants, les utilisent comme moyen de domination sur les travailleurs. Lorsque en 1886, je reçus les journaux américains qui rendaient compte des grandes grèves des mineurs de Pennsylvanie, dans le district de Connelsville, j’eus le sentiment de lire ma propre relation du soulèvement des mineurs de charbon dans le nord de l’Angleterre, en 1844, Même façon de voler les ouvriers au moyen de mesures falsifiées, même système de « truck », même tentative de briser la résistance des mineurs par l’ultime et écrasant moyen des capitalistes : en expulsant les ouvriers de leurs logements, qui appartiennent à l’Administration des Mines.
Pas plus ici que dans les éditions anglaises, je n’ai tenté d’adapter ce livre à l’état de choses actuel, c’est-à-dire d’énumérer en détail les changements intervenus depuis 1844. Et cela pour deux raisons. Premièrement, il m’aurait fallu doubler le volume de ce livre. Et deuxièmement, le premier tome du Capital de Marx fournit une description détaillée de la situation de la classe ouvrière anglaise aux environs de 1865, c’est-à-dire à l’époque où la prospérité industrielle britannique connut son apogée. J’aurais donc dû répéter ce que Marx avait déjà dit.
Il est à peine besoin de faire remarquer que le point de vue théorique général de ce livre – sur le plan philosophique, économique et politique – ne coïncide pas exactement avec ma position actuelle. En 1844 n’existait pas encore ce socialisme international moderne, dont surtout et presque exclusivement les travaux de Marx devaient faire entre temps une véritable science. Mon livre ne représente qu’une des phases de son développement embryonnaire. Et tout comme l’embryon humain, aux degrés primitifs de son développement, continue toujours à reproduire les rangées d’ouïes de nos ancêtres les poissons, ce livre révèle partout une des origines du socialisme moderne, un de ses ancêtres : la philosophie classique allemande. C’est ainsi que j’insiste surtout à la fin – sur l’affirmation que le communisme n’est pas simplement la doctrine du parti de la classe ouvrière, mais une théorie dont le but final est de libérer l’ensemble de la société, y compris les capitalistes eux-mêmes, des conditions sociales actuelles qui l’étouffent. C’est exact dans l’abstrait, mais en pratique c’est absolument inutile et parfois pire. Tant que les classes possédantes, non seulement n’éprouveront aucun besoin de libération, mais encore s’opposeront de toutes leurs forces à la libération des travailleurs par eux-mêmes, la classe ouvrière se verra contrainte d’entreprendre et de réaliser seule la révolution sociale. Les bourgeois français de 1789 proclamaient eux aussi, que la libération de la bourgeoisie signifiait l’émancipation de tout le genre humain; mais la noblesse et le clergé se refusaient à l’admettre; cette affirmation – bien qu’elle fût à cette époque, à considérer la féodalité, une vérité historique abstraite indéniable -dégénéra bientôt en formule purement sentimentale et se volatilisa totalement dans l’embrasement des luttes révolutionnaires. Aujourd’hui, il y a pas mal de gens qui, du haut de leur point de vue impartial, prêchent aux ouvriers un socialisme s’élevant au-dessus des oppositions de classes et des luttes de classes. Mais ce sont ou bien des novices qui ont encore énormément à apprendre, ou alors les pires ennemis des travailleurs, des loups déguisés en brebis.
Dans le texte, la durée du cycle des grandes crises industrielles est fixée à cinq ans. C’était en effet la périodicité qui semblait résulter de la marche des événements de 1825 à 1842. Mais l’histoire de l’industrie de 1842 à 1868 a démontré que la période réelle est de dix ans, que les crises intermédiaires étaient de nature secondaire et ont de plus en plus disparu depuis 1842. Depuis 1868, les choses se sont à nouveau modifiées, nous en reparlerons plus loin.
Je ne me suis pas avisé de supprimer dans le texte les nombreuses prophéties, en particulier celle d’une révolution sociale imminente en Angleterre, que m’inspirait alors mon ardeur juvénile. je n’ai aucune raison de chercher à nous parer – moi et mon œuvre – de qualités que nous n’avions pas alors. Ce qu’il y a de surprenant, ce n’est pas que bien de ces prophéties ne se soient pas réalisées, mais plutôt que tant d’autres se soient avérées justes et que la période critique pour l’industrie anglaise – conséquence de la concurrence continentale et surtout américaine – que je prévoyais certes alors dans un avenir beaucoup trop rapproché, soit effectivement arrivée. Sous ce rapport, je me sens obligé de mettre le livre en accord avec l’état actuel des choses. C’est ce que je fais en reproduisant ici un article qui parut en anglais dans le Commonwealth de Londres, du 1° mars 1885, et en allemand dans la Neue Zeit en juin de la même année (cahier 6).
« Il y a quarante ans, l’Angleterre était à la veille d’une crise, que seule la violence semblait appelée à résoudre. Le rapide et gigantesque développement de l’industrie avait dépassé de beaucoup l’extension des marchés extérieurs et l’accroissement de la demande. Tous les dix ans, la marche de la production était interrompue brutalement par une crise économique générale, à laquelle succédaient après une longue période de dépression chronique, quelques courtes années de prospérité pour finir toujours par une surproduction fiévreuse et finalement par une nouvelle catastrophe. La classe des capitalistes réclamait à cor et à cri le libre commerce des blés et menaçait de l’obtenir par la force, en renvoyant les populations citadines affamées dans les contrées campagnardes dont elles étaient originaires; mais comme le disait John Bright, « non pas comme indigents qui mendient du pain, mais comme une armée qui prend ses quartiers en territoire ennemi ». Les masses ouvrières des villes réclamaient leur part du pouvoir politique – la Charte du peuple; elles étaient soutenues par la majorité des petits-bourgeois et la seule différence qui les séparait, portait sur la question de savoir si on devait obtenir la mise en application de la Charte par la violence, ou la légalité. C’est alors que survint la crise économique de 1847 et la famine irlandaise, et avec elles, la perspective d’une révolution.
« La révolution française de 1848 sauva la bourgeoisie anglaise. Les proclamations socialistes des ouvriers français victorieux, effrayèrent la petite bourgeoisie anglaise et désorganisèrent le mouvement des ouvriers anglais qui se développait dans un cadre plus étroit, mais plus directement pratique. Au moment même où le chartisme devait déployer toute sa vigueur, il s’effondra de l’intérieur, avant même de s’écrouler extérieurement, le 10 avril 1848. L’activité politique de la classe ouvrière fut reléguée à l’arrière-plan. La classe capitaliste avait vaincu sur toute la ligne.
« La réforme parlementaire de 1831 représentait la victoire de la classe capitaliste dans son ensemble sur l’aristocratie foncière. L’abolition des droits de douane sur les grains fut la victoire des capitalistes industriels non seulement sur la grande propriété foncière, mais en outre, sur les fractions de capitalistes dont les intérêts étaient plus ou moins identiques ou liés à ceux de la propriété foncière : banquiers, gens de bourse, rentiers, etc… Le libre-échange signifia le bouleversement de toute la politique (intérieure et extérieure) financière et commerciale de l’Angleterre conformément aux intérêts des capitalistes industriels, de la classe qui représentait maintenant la nation. Et cette classe se mit sérieusement à la besogne. Tout obstacle à la production industrielle fut impitoyablement écarté. Les tarifs douaniers et tout le système des impôts furent entièrement refondus. Tout fut soumis à un impératif unique, mais de la plus haute importance pour les capitalistes industriels : abaisser les prix de toutes les matières premières, et particulièrement de toutes les denrées destinées à la classe ouvrière, produire des matières premières et maintenir à un niveau peu élevé – sinon abaisser – les salaires. L’Angleterre devait devenir « l’atelier du monde »; tous les autres pays devaient devenir pour l’Angleterre ce qu’était déjà l’Irlande : des marchés pour ses produits industriels, des sources d’approvisionnement en matières premières et en denrées alimentaires. L’Angleterre, grand centre industriel d’un monde agricole, entouré d’un nombre toujours croissant de satellites producteurs de blé et de coton, tournant autour du soleil industriel ! Quelle grandiose perspective !
« Les capitalistes industriels s’attelèrent à la réalisation de ces hautes visées avec ce bon sens vigoureux et ce mépris des principes périmés, qui les ont toujours distingués de leurs concurrents philistins de notre continent. Le chartisme était à l’agonie. Le retour de la prospérité économique – fait normal et qui allait presque de soi – une fois épuisées les conséquences du krach de 1847, fut mis exclusivement au compte du libre-échange. Ces deux circonstances avaient fait de la classe ouvrière anglaise, sur le plan politique, l’appendice du « grand parti libéral », parti dirigé par les industriels. Il s’agissait de conserver à jamais cet avantage acquis. Et l’opposition des chartistes, non pas au libre-échange, mais à la volonté de faire de ce problème la seule question vitale pour la nation, avait appris aux industriels, leur faisait comprendre chaque jour davantage, que la bourgeoisie ne parviendrait jamais à dominer politiquement et socialement la nation, autrement qu’avec l’aide de la classe ouvrière. C’est ainsi que peu à peu, l’attitude réciproque des deux classes se modifia. La législation sur les fabriques, jadis croquemitaine de tous les industriels, non seulement ils l’observèrent de bon gré, mais encore l’étendirent plus ou moins à toute l’industrie. Les « Trade-Unions », réputés récemment encore ouvrage diabolique, furent désormais cajolés et protégés par les industriels comme institutions hautement légitimes et moyen utile de propager parmi les travailleurs de sains enseignements économiques. Les grèves mêmes, déclarées illégales avant 1848, furent jugées tout à fait utiles à l’occasion, particulièrement quand Messieurs les Industriels les avaient provoquées eux-mêmes au moment adéquat. Des lois qui avaient ravi au travailleur l’égalité en droit avec son employeur, au moins les plus révoltantes, furent abolies. Et cette Charte du peuple, jadis si redoutable, devint, pour l’essentiel, le programme politique de ces mêmes industriels, qui s’y étaient opposés jusqu’alors. La suppression du cens électoral et le vote à bulletin secret sont institués par la loi. Les réformes parlementaires de 1867 et 1884 ressemblent déjà nettement au suffrage universel, du moins tel qu’il existe actuellement en Allemagne; le découpage en circonscriptions électorales que discute actuellement le Parlement, crée des circonscriptions égales, en gros du moins pas plus inégales qu’en France ou en Allemagne. Des indemnités parlementaires et le raccourcissement de la durée du mandat, à défaut de Parlements élus tous les ans, se profilent comme les conquêtes d’un avenir prochain; et malgré tout, certains avancent que le chartisme est mort.
« La révolution de 1848, comme nombre de celles qui la précédèrent, a connu d’étranges destins. Les mêmes gens qui l’écrasèrent, sont devenus, selon le mot de Marx, ses exécuteurs testamentaires. Louis-Napoléon fut contraint de créer une Italie unie et indépendante, Bismarck fut contraint de faire en Allemagne, une révolution à sa manière et de rendre à la Hongrie une certaine indépendance et les industriels anglais n’ont rien de mieux à faire que de donner force de loi à la Charte du Peuple.
« Les effets de cette domination des capitalistes industriels, furent pour l’Angleterre, au début, stupéfiants. Les affaires prirent un nouvel essor et une extension inouïe, même dans ce berceau de l’industrie moderne. Les résultats considérables obtenus grâce à la vapeur et aux machines furent réduits à néant en comparaison du puissant essor que connut la production de 1850 à 1870, des chiffres confondants qu’atteignirent : l’exportation et l’importation, l’amoncellement de richesses entre les mains des capitalistes et la concentration de force de travail humain réalisée dans les villes géantes. Certes le progrès fut interrompu comme précédemment par le retour d’une crise tous les dix ans; en 1857, tout comme en 1866; mais on considérait ces à-coups comme des événements naturels inéluctables par lesquels il faut bien passer et qui finissent par se régler.
« Et la situation de la classe ouvrière durant cette période ? Il y eut des améliorations provisoires, même pour la grande masse. Mais cette amélioration fut constamment ramenée à l’ancien niveau par l’afflux de la grande foule de la réserve des travailleurs sans emploi, par les nouvelles machines, rejetant continuellement des travailleurs hors du circuit et par l’arrivée des ouvriers agricoles, remplacés eux aussi de plus en plus par les machines.
« On ne constate d’amélioration durable du niveau de vie que dans deux secteurs protégés de la classe ouvrière. En premier lieu, celui des ouvriers d’usine. La fixation légale à leur avantage, d’une journée de travail normale, sur des bases au moins relativement rationnelles, leur a permis de rétablir à peu près leur constitution physique, et leur a conféré une supériorité morale renforcée encore par leur concentration locale. Leur situation est, à n’en point douter, meilleure qu’avant 1848. La meilleure preuve en est que, sur dix grèves qu’ils mènent, neuf sont provoquées par les industriels eux-mêmes dans leur propre intérêt, comme seul moyen de limiter la production. Vous n’amènerez jamais les industriels à s’entendre tous pour réduire le temps de travail, pour invendables que soient leurs produits. Mais amenez les ouvriers à faire grève, et les capitalistes ferment leurs usines jusqu’au dernier.
« En second lieu les ouvriers des grandes Trade-Unions. Ce sont les organisations des secteurs industriels où le travail d’hommes adultes est seul utilisable ou prédominant. Ni la concurrence du travail des femmes ou des enfants ni celle des machines n’ont été jusqu’à présent en mesure de briser leur puissance organisée. Les mécaniciens, charpentiers et menuisiers, ouvriers du bâtiment, constituent chacun pour soi une force, à telle enseigne, qu’ils peuvent même – comme le font les ouvriers du bâtiment – résister victorieusement à la mise en service de machines. Leur situation s’est sans aucun doute, remarquablement améliorée depuis 1848. La meilleure preuve en est que depuis plus de quinze ans, ce ne sont pas seulement leurs employeurs qui sont satisfaits d’eux, mais eux-mêmes qui sont également très contents de leurs employeurs. Ils constituent une aristocratie à l’intérieur de la classe ouvrière; ils sont parvenus à conquérir une situation relativement confortable et cette situation ils l’acceptent comme définitive. Ce sont les travailleurs modèles des sieurs Leone Levi et Giffen (et aussi de ce bon bourgeois de Lujo Brentano) et en fait, ils sont très gentils et nullement intraitables pour un capitaliste raisonnable en particulier et pour la classe capitaliste en général.
« Mais en ce qui concerne la grande masse des travailleurs, leur degré de misère et d’insécurité est tout aussi bas aujourd’hui, sinon pire, que jamais. Les quartiers Est de Londres sont un marais stagnant de misère, de désespoir et de famine, qui ne cesse de s’étendre, – lorsque les hommes ne travaillent pas – d’avilissement moral et physique – lorsque les hommes travaillent. Et il en va de même dans toutes les autres grandes villes, la minorité privilégiée des ouvriers exceptée, et il en va de même dans les villes de moindre importance et dans les districts agricoles. La loi qui réduit la valeur de la force de travail aux subsistances indispensables pour vivre, et celle qui, en règle générale, abaisse le prix moyen de la force de travail à la quantité minimum de ces subsistances, ces deux lois agissent sur la classe ouvrière avec la force irrésistible d’une machine automatique qui l’écrase entre ses rouages.
« Telle était donc la situation qu’avaient créée la politique du libre-échange de 1847 et vingt années de règne des capitalistes industriels. Mais alors un tournant se dessina. A la crise de 1866, succéda bien un bref et léger essor commercial vers 1873, mais il ne dura pas. En effet, à l’époque où elle aurait dû se produire, en 1877 ou 1876, nous n’avons pas subi de crise véritable, mais nous vivons depuis 1876 dans un état de marasme chronique qui affecte tous les secteurs essentiels de l’industrie. Ni la catastrophe totale, ni l’ère de prospérité, depuis longtemps désirée que nous pensions pouvoir atteindre aussi bien avant qu’après le krach, ne veulent se produire. Une lourdeur mortelle, un engorgement chronique de tous les marchés pour toutes les affaires, telle est la situation que nous connaissons depuis bientôt dix ans. Pourquoi en est-il ainsi ?
« La théorie du libre-échange avait été fondée sur cette hypothèse : l’Angleterre devait devenir le seul grand centre industriel d’un monde agricole et les faits ont démenti complètement cette hypothèse. Les conditions de l’industrie moderne, énergie produite par la vapeur et machinisme, peuvent être créées partout où il existe du combustible et en particulier du charbon; et d’autres pays que l’Angleterre possèdent du charbon; la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Amérique et même la Russie. Et les gens de ces pays-là n’ont pas été d’avis que leur intérêt fût de se muer en métayers crève-la-faim à la mode irlandaise, uniquement pour la plus grande gloire et richesse des capitalistes anglais. Ils se mirent à produire des objets fabriqués, non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour le reste du monde, et la conséquence, c’est que le monopole industriel détenu par l’Angleterre durant presque un siècle, est maintenant irrémédiablement brisé.
« Cependant, le monopole industriel anglais est le pivot du système social anglais d’aujourd’hui. Même durant la période où ce monopole existait, les marchés ne pouvaient suivre le rythme de l’accroissement de la productivité de l’industrie anglaise; conséquence : les crises décennales. Et actuellement, les nouveaux marchés deviennent chaque jour si rares qu’on se voit obligé d’imposer, même aux nègres du Congo, la civilisation que représentent les cotonnades de Manchester, les poteries du Staffordshire et les articles sidérurgiques de Birmingham.
« Qu’adviendra-t-il, si des denrées continentales, et en particulier américaines, affluent en quantité croissante, si la part du lion qui revient encore actuellement aux usines anglaises dans l’approvisionnement du monde, se réduit d’année en année ? Réponds, ô Panacée du libre-échange!
« Je ne suis pas le premier à évoquer cette éventualité. En 1883 déjà, lors de la réunion à Southport, de la British Association M. Inglis Palgrave, président de la commission économique, a bel et bien dit qu’en Angleterre, le temps des grands profits était révolu, et qu’une pause était survenue dans le développement de divers grands secteurs industriels. On pourrait presque affirmer, disait-il, que l’Angleterre va en arriver à une certaine stagnation.
« Mais comment tout cela finira-t-il ? La production capitaliste ne peut pas se stabiliser, il lui faut s’accroître et se développer, sinon elle est condamnée à périr. Déjà à l’heure actuelle, le simple fait de restreindre la part du lion que s’adjugeait l’Angleterre dans l’approvisionnement du marché mondial se traduit par un arrêt des affaires, provoquant de la misère, un excès de capitaux d’un côté, un excès de travailleurs sans emploi de l’autre. Que sera-ce, lorsque l’accroissement de la production annuelle sera complètement arrêté ? C’est là le talon d’Achille de la production capitaliste. Sa condition vitale c’est la nécessité d’une extension permanente; et cette extension permanente devient maintenant impossible. La production capitaliste aboutit à une impasse. Chaque année rapproche l’Angleterre de cette alternative : c’est la nation ou la production capitaliste qui vont périr. – Laquelle des deux devra y passer ?
« Et la classe ouvrière ? Si elle eut à, subir une telle misère, même au moment de l’extension inouïe du commerce et de l’industrie de 1848 à 1868, si même à cette époque, sa grande masse ne connut dans le meilleur cas qu’une amélioration passagère, tandis que seule une petite minorité privilégiée et protégée jouissait d’avantages durables, que sera-ce si cette période brillante s’achève définitivement, si cette stagnation actuelle écrasante, non seulement s’aggrave, mais encore si cette aggravation, si cet écrasement étouffant devient l’état normal, durable de l’industrie anglaise ?
« La vérité, la voici : tant que le monopole industriel anglais a subsisté, la classe ouvrière anglaise a participé jusqu’à un certain point aux avantages de ce monopole. Ces avantages furent très inégalement répartis entre ses membres; la minorité privilégiée en encaissa la plus grande part, mais même la grande masse en recevait sa part, du moins de temps à autre et pour une certaine période. Et c’est la raison pour laquelle, il n’y a pas eu en Angleterre de socialisme depuis la mort de l’owenisme. Avec l’effondrement de ce monopole, la classe ouvrière anglaise perdra cette position privilégiée. Elle se verra alignée un jour, – y compris la minorité dirigeante et privilégiée – au niveau des ouvriers de l’étranger. Et c’est la raison pour laquelle le socialisme renaîtra en Angleterre. »
Voilà pour l’article de 1885. Dans la préface anglaise du 11 janvier 1892, je poursuivais :
« J’ai peu de choses à ajouter à cette description de la situation, telle qu’elle m’apparaissait en 1885. Il est inutile de dire « qu’aujourd’hui le socialisme revit effectivement en Angleterre »; il y en a en quantité : socialisme de toutes nuances, socialisme conscient ou inconscient, socialisme en prose et en vers, socialisme de la classe ouvrière et de la classe moyenne. Car vraiment, ce monstre horrible, le socialisme, ne s’est pas contenté de devenir respectable, il a déjà endossé une tenue de soirée, et il s’installe nonchalamment sur les causeuses des salons. Cela prouve une nouvelle fois de quelle inconstance incurable est affligé ce terrible despote de la bonne société : l’opinion publique de la classe moyenne – et cela justifie une fois de plus le mépris que nous autres, socialistes de la génération précédente, avons constamment nourri à l’endroit de cette opinion publique. Mais par ailleurs, nous n’avons pas de raison de nous plaindre de ce nouveau symptôme.
Ce que je tiens pour beaucoup plus important que cette mode passagère, qui consiste, dans les milieux bourgeois, à faire étalage de ce pâle délayage de socialisme et même pour plus important que le progrès accompli en général par le socialisme en Angleterre – c’est le réveil des quartiers Est de Londres. Ce camp immense de la misère n’est plus la mare stagnante qu’il était encore il y a six ans. Les quartiers Est ont secoué leur désespoir paralysant; ils sont revenus à la vie, et sont devenus le berceau du « Nouvel Unionisme », c’est-à-dire de l’organisation de la grande masse des travailleurs « non qualifiés ». Certes, cette organisation adopte à maints égards la forme des anciennes « Unions » de travailleurs « qualifiés »; mais son caractère en est profondément différent. Les anciennes unions conservent les traditions de l’époque où elles avaient été fondées; elles considèrent le système du salariat comme un fait définitif, donné une fois pour toutes, qu’elles peuvent au mieux adoucir un peu dans l’intérêt de leurs membres; les nouvelles Unions par contre, ont été créées à une époque où la croyance en la pérennité du salariat était déjà profondément ébranlée. Leurs fondateurs et promoteurs étaient, ou des socialistes conscients, ou bien des socialistes sentimentaux; les masses qui affluaient vers elles et qui font leur force, étaient grossières, négligées, regardées de haut par l’aristocratie de la classe ouvrière. Mais elles ont cet avantage immense : leurs cœurs sont encore un terrain vierge, tout à fait exempts de cette « respectabilité » des préjugés bourgeois, héréditaires, qui égarent l’esprit des « Vieux Unionistes » dont la situation est meilleure. Et c’est ainsi que nous voyons maintenant ces nouvelles Unions s’emparer d’une façon générale de la direction du mouvement ouvrier et prendre de plus en plus en remorque les riches et fières « Vieilles Unions ».
Sans aucun doute, les gens des quartiers de l’Est ont commis d’énormes gaffes, mais leurs prédécesseurs en ont fait aussi, et aujourd’hui encore, les socialistes doctrinaires qui font la grimace en parlant d’eux en commettent aussi. Une grande classe, tout comme une grande nation, ne s’instruit jamais plus vite que par les conséquences de ses propres erreurs. Et en dépit de toutes les erreurs possibles passées, présentes et à venir, ce réveil des quartiers de l’Est de Londres est l’un des plus grands et plus féconds événements de cette « fin de siècle » et je suis heureux et fier de l’avoir vécue. »
Depuis le moment où j’ai rédigé ces lignes, la classe ouvrière anglaise a fait de nouveau un grand pas en avant. Les élections au Parlement, qui ont eu lieu il y a quelques jours, ont fait savoir en bonne et due forme aux deux partis officiels, aussi bien aux conservateurs qu’aux libéraux, qu’il leur faut maintenant compter les uns et les autres avec un troisième parti : le parti ouvrier. Celui-ci n’est encore qu’en formation; ses éléments sont encore occupés à se débarrasser des vieux préjugés de tout ordre – bourgeois, hérités du syndicalisme ancien style et même déjà ceux d’un socialisme doctrinaire, – afin de pouvoir se retrouver tous sur leur terrain commun. Et malgré tout, l’instinct qui les unit est déjà si fort qu’il leur a fait obtenir aux élections des résultats inconnus jusqu’à ce jour en Angleterre. A Londres, deux ouvriers se présentent aux élections et ouvertement, comme socialistes; les libéraux n’osent pas leur opposer de candidat et les deux socialistes triomphent avec une majorité aussi écrasante qu’inattendue. A Middlesbrough, un candidat ouvrier se présente contre un libéral et un conservateur et est élu malgré eux. Par contre, les nouveaux candidats ouvriers qui s’étaient alliés aux libéraux, échouent totalement à l’exception d’un seul. Parmi les soi-disant représentants ouvriers, qu’il y avait jusqu’alors, c’est-à-dire les gens à qui on pardonne leur qualité d’ouvriers, parce qu’eux-mêmes aimeraient bien la noyer dans l’océan de leur libéralisme, le représentant le plus important du vieil unionisme, Henry Broadhurst, a subi un échec éclatant parce qu’il s’était déclaré contre la journée de huit heures. Dans deux circonscriptions de Glasgow, une de Salford, et dans plusieurs autres encore, des candidats ouvriers indépendants se sont présentés contre des candidats des deux vieux partis; ils ont été battus, mais les candidats libéraux également. Bref, dans un certain nombre de circonscriptions des grandes villes et de centres industriels, les ouvriers ont rompu délibérément tout contact avec les deux vieux partis et ont obtenu ainsi des succès directs ou indirects sans précédents. Et la joie qu’en éprouvent les ouvriers, est indicible. C’est la première fois qu’ils ont vu et senti, ce dont ils sont capables lorsqu’ils utilisent leur droit de vote dans l’intérêt de leur classe. C’en est fait de la superstition du « grand parti libéral » qui a subjugué les ouvriers anglais durant presque quarante ans. Des exemples frappants leur ont montré que se sont eux, les ouvriers, qui constituent en Angleterre, la force décisive, pour peu qu’ils le veuillent, et sachent ce qu’ils veulent; et les élections de 1892 ont marqué le début de cette volonté et de ce savoir. Le reste, c’est au mouvement ouvrier du continent de s’en occuper; les Allemands et les Français, qui disposent déjà d’une représentation si importante aux parlements et dans les conseils locaux, soutiendront suffisamment, par de nouveaux succès, l’émulation des Anglais. Et s’il apparaît dans un avenir assez proche que ce parlement nouveau ne peut rien faire avec M. Gladstone, ni M. Gladstone rien faire avec ce parlement, le parti ouvrier anglais sera alors suffisamment organisé pour mettre bientôt un terme au jeu de bascule des deux vieux partis qui se succèdent l’un l’autre au pouvoir et qui précisément, par ce moyen, perpétuent la domination de la bourgeoisie
Londres, 21 juillet 1892.