Les courants philosophiques dans le mouvement féministe
Anuradha Ghandy
2006
1. Le féminisme libéral
La pensée féministe libérale a connu une longue histoire aux 18ème et 19ème siècles avec des penseuses comme Mary Wollstonecraft (1759-1797), Harriet Taylor Mill (de 1807 à 1858), Elizabeth Cady Stanton (1815-1902) plaidant pour les droits des femmes sur la base de la compréhension philosophique libérale. Le mouvement pour l’égalité des droits pour les femmes, surtout la lutte pour le droit de vote a été principalement basée sur la pensée libérale. Les philosophes politiques libéraux antérieurs, comme John Locke, Jean-Jacques Rousseau qui avaient plaidé en faveur de la règle de la raison, de l’égalité de tous, n’incluent pas les femmes dans leur compréhension de ceux qui méritent l’égalité, en particulier l’égalité politique. Ils ont échoué à appliquer leur théorie libérale à la position des femmes dans la société.
Les valeurs du libéralisme, y compris la croyance fondamentale de l’importance et de l’autonomie de l’individu s’est développée au 17ème siècle. Il est apparu avec le développement du capitalisme en Europe en opposition aux valeurs patriarcales féodales fondées sur l’inégalité. C’était la philosophie de la bourgeoisie montante. Les valeurs féodales étaient fondées sur la conviction de la supériorité inhérente de l’élite – en particulier des monarques. Le reste était des sujets, des subordonnés. Elles défendaient la hiérarchie, avec des droits inégaux et le pouvoir. En opposition à ces valeurs féodales, la philosophie libérale avançait une croyance en l’égalité naturelle et la liberté des êtres humains. Elle préconisait une structure sociale et politique qui reconnaîtrait l’égalité de tous les individus et leur fournirait l’égalité des chances. Cette philosophie était rigoureusement rationnelle et laïque et la plus puissante et progressiste formulation de la période des Lumières. Elle était marquée par un individualisme intense. Pourtant, les célèbres philosophes libéraux du 18ème siècle comme Rousseau et Locke n’ont pas appliqué les mêmes principes à la famille patriarcale et à la position des femmes à l’intérieur de celle-ci. Ce fut le « préjugé patriarcal résiduel du libéralisme qui s’applique uniquement aux hommes sur le marché » (Zillah Eisenstein).
Mary Wollstonecraft appartenait à la section radicale de l’aristocratie intellectuelle en Angleterre qui a soutenu les Révolutions française et américaine. Elle a écrit Une défense des droits des femmes en 1791 en réponse à l’interprétation conservatrice d’Edmund Burke de la signification de la Révolution française. Dans le livret, elle a argumenté contre les notions patriarcales féodales sur la dépendance naturelle des femmes aux hommes, que les femmes auraient été créées pour plaire aux hommes, qu’elles ne pouvaient pas être indépendantes. Wollstonecraft écrivit avant la montée du mouvement des femmes et ses arguments sont basés sur la logique et la rationalité. Les principes de base des Lumières sont sous-jacents à l’analyse de Wollstonecraft : la croyance en la capacité humaine à raisonner et dans les concepts de liberté et d’égalité qui ont précédé et accompagné les Révolutions américaine et française. Elle a reconnu la raison comme seule autorité et a fait valoir, qu’à moins que les femmes soient encouragées à développer leur potentiel rationnel et à se fier à leur propre jugement, les progrès de toute l’humanité seraient retardés. Elle a argumenté principalement pour que les femmes obtiennent la même éducation que les hommes, afin qu’elles puissent également être imprégnées par les qualités de la pensée rationnelle et soient assurées d’avoir les opportunités de gagner et mener une vie indépendante. Elle a vivement critiqué les idées de Rousseau sur l’éducation des femmes. Selon elle, les arguments de Rousseau, selon lesquels l’éducation des femmes devait être différente de celle des hommes ont contribué à faire des femmes avec des caractères artificiellement plus faibles. La logique de Rousseau était que les femmes doivent être éduquées de manière à leur faire comprendre que l’obéissance est la plus haute vertu.
Ses arguments reflètent les limites de classe de sa pensée. Tandis qu’elle écrit que les femmes des « classes communes » affichent plus de vertu parce qu’elles travaillent et sont dans une certaine mesure indépendantes, elle a également estimé que « les femmes les plus respectables sont les plus opprimées ». Son livre fut influent, même en Amérique à cette époque.
Harriet Taylor, qui faisait également partie de cercles intellectuels bourgeois de Londres et épouse du philosophe utilitariste bien connu James Stuart Mill, a écrit Sur l’émancipation des femmes en 1851 pour soutenir le mouvement des femmes au moment où il est apparu aux États-Unis. En donnant des arguments libéraux rigoureux contre les adversaires des droits des femmes et en faveur de l’égalité des droits, elle écrit : « Nous refusons le droit de toute partie de l’espèce à décider pour une autre partie, ou tout individu pour un autre, ce qui est et ce qui n’est pas « leur propre sphère ». La propre sphère pour tous les êtres humains est ce qu’ils sont capables d’atteindre de plus haut et de plus large… » Elle écrit « Le monde est très jeune, et a juste commencé à chasser l’injustice. C’est seulement maintenant qu’on se débarrasse de l’esclavage des Noirs. Pouvons-nous demander pourquoi il n’en a pas encore été fait autant pour les femmes ?»
En fait, la base libérale du mouvement des femmes comme il est apparu au milieu du 19ème siècle aux États-Unis est clair dans la Déclaration de Seneca Falls (1848). La déclaration à cette première convention nationale commençait ainsi : « Nous tenons ces vérités comme des évidences : que tous les hommes et les femmes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi lesquels il y a la vie, la liberté et la poursuite du bonheur… »
À la fin des années 1960, dans la phase suivante du mouvement des femmes, Betty Friedan, Bella Abzzug, Pat Schroeder furent parmi les principales promotrices d’idées libérales. Friedan a fondé l’organisation National Organisation of Women (NOW, l’Organisation Nationale des Femmes) en 1966. Les féministes libérales ont émergé parmi celles qui travaillaient dans les groupes de défense des droits des femmes, des organismes gouvernementaux, des commissions, etc. Leur préoccupation initiale était d’obtenir des amendements aux lois qui niaient l’égalité pour les femmes dans le domaine de l’éducation, de l’emploi, etc. Elles ont également fait campagne contre les conventions sociales qui limitaient les opportunités des femmes sur la base du genre. Mais dès lors que ces obstacles juridiques et éducatifs ont commencé à tomber, il est devenu clair que la stratégie libérale de changer les lois dans le système existant ne suffirait pas à amener aux femmes la justice et la liberté. Elles ont déplacé leur attention vers la lutte pour l’égalité des conditions plutôt que simplement l’égalité des chances.
Cela signifiait la revendication que l’Etat joue un rôle plus actif dans la création des conditions dans lesquelles les femmes peuvent effectivement concrétiser des opportunités. Les revendications pour des gardes d’enfants, la protection, la santé, l’allocation chômage, des régimes spéciaux pour les mères célibataires, etc. ont été portées par les féministes libérales. La lutte pour l’Equal Rights Amendment (ERA) a également été conduite par cette section parmi les féministes. Le travail de la partie libérale parmi les féministes s’est fait à travers des organisations de niveau national et il a donc été remarqué par les médias. Une partie parmi les féministes libérales comme Zillah Eisenstein plaide que le libéralisme a un potentiel en tant qu’idéologie libératrice parce que les travailleuses peuvent à travers leurs expériences de vie voir la contradiction entre la démocratie libérale comme idéologie et le patriarcat capitaliste qui leur refuse l’égalité promise par l’idéologie. Mais le libéralisme n’était pas la tendance influente au sein du mouvement dans cette phase.
Critique
Le libéralisme comme philosophie a émergé au sein de la société occidentale féodale alors que la bourgeoisie avait du mal à arriver au pouvoir. Par conséquent, il a compris une attaque contre les valeurs féodales de la vérité divinement ordonnée et la hiérarchie (l’inégalité sociale). Il se levait pour la raison et l’égalité des droits pour tous les individus. Mais cette philosophie est basée sur l’individualisme extrême plutôt que sur l’effort collectif. Par conséquent, celle-ci met en avant une approche telle que si l’égalité juridique, formelle est donnée à tous, alors c’est ensuite aux individus de tirer profit des possibilités offertes et de réussir dans la vie. La question des différences de classe et de l’effet des différences de classe sur les possibilités offertes aux personnes n’est pas prise en considération. Initialement le libéralisme a joué un rôle progressiste en brisant les institutions sociales et politiques féodales. Mais au 19ème siècle, après la croissance de la classe ouvrière et de ses mouvements, les limites de la pensée libérale sont passées au premier plan. La bourgeoisie qui était arrivée au pouvoir n’a pas étendu les droits qu’elle professait aux pauvres et autres opprimés (comme les femmes, ou les Noirs aux États-Unis). Ils ont dû lutter pour leurs droits. Le mouvement des femmes et le mouvement Noir dans cette phase ont pu revendiquer leurs droits en utilisant les arguments des libéraux. Les femmes des classes bourgeoises étaient à la pointe de ce mouvement et elles n’ont pas développé la question des droits de la classe ouvrière, y compris des ouvrières.
Mais lorsque les idéologies de la classe ouvrière ont émergé, diverses tendances du socialisme ont trouvé un soutien parmi les parties actives de la classe ouvrière. Elles ont commencé à remettre en question le système socio-économique et politique bourgeois lui-même et les limites de l’idéologie libérale qui met l’accent sur l’égalité formelle et la liberté individuelle. Dans cette phase, le libéralisme a perdu son rôle progressiste et nous voyons que les principales organisations de femmes combattant pour le suffrage aux Etats-Unis et en Angleterre avaient un but très étroit et étaient devenues pro-impérialistes et anti-ouvrières. Dans la phase actuelle, les féministes libérales ont dû aller au-delà des limites étroites de l’égalité formelle pour faire campagne pour des droits collectifs positifs comme des mesures de protection pour les mères célibataires, les prisonnières, etc. et exiger un Etat providence.
Le libéralisme a les faiblesses suivantes :
1. Il met l’accent sur les droits individuels plutôt que les droits collectifs
2. Il est anhistorique. Il n’a pas une compréhension globale du rôle des femmes dans l’histoire ni n’a d’analyse de la subordination (asservissement) des femmes.
3. Il tend à être mécanique dans son soutien à l’égalité formelle sans une compréhension concrète de la condition des différentes parties/classes des femmes et de leurs problèmes spécifiques. Par conséquent, il a été en mesure d’exprimer les revendications des classes moyennes (les femmes blanches de classe moyenne aux États-Unis et de la classe supérieure, les femmes des castes supérieures en Inde), mais pas celles des femmes de divers groupes ethniques opprimés, des castes et des classes travailleuses.
4. Il est limité à des changements dans la loi, dans les opportunités d’éducation et d’emploi, des mesures de protection sociale, etc., et ne remet pas en question les structures économiques et politiques de la société qui donnent lieu à la discrimination patriarcale. Par conséquent, il est réformiste dans son orientation, à la fois en théorie et en pratique.
5. Il estime que l’Etat est neutre et peut être amené à intervenir en faveur des femmes, alors qu’en fait l’Etat bourgeois dans les pays capitalistes et l’Etat indien semi-colonial et semi-féodal sont patriarcaux et ne soutiendront pas la lutte des femmes pour l’émancipation. L’État défend les intérêts des classes dirigeantes qui bénéficient de la subordination et du statut dévalorisé des femmes.
6. Comme il se concentre sur les changements dans la loi, et les projets d’Etat pour les femmes, il a mis en avant le lobbying et la pétition en tant que moyen d’obtention de ses revendications. La tendance libérale a le plus souvent limité son activité à des réunions et des conventions et à la diffusion de pétitions demandant des changements. Il a rarement mobilisé la force de la masse des femmes et est en fait effrayé de la mobilisation militante des femmes pauvres en grand nombre.