Repenser le socialisme
Pao-Yu Ching & Deng-Yuan Hsu
Préface
UNE INTRODUCTION À REPENSER LE SOCIALISME
Mon co-auteur Deng-yuan Hsu et moi-même avons écrit ce document il y a un peu plus de deux décennies. De nombreux changements ont eu lieu au cours de ces deux décennies. Alors que ce document doit être publié sous forme imprimée et que Hsu est décédé en 2009, il me revient d’écrire une introduction pour refléter ma pensée actuelle sur la signification des révolutions russe et chinoise. En relisant ce document plus de 20 ans plus tard, je crois que l’analyse de la transition socialiste de la Chine est fondamentalement juste et que durant la transition socialiste et surtout à travers la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, la Chine a fait un grand pas en avant vers le socialisme.
Pour commencer, je citerai à nouveau Lénine :
« Nous ne prétendons pas que Marx ou les marxistes connaissent sous tous ses aspects concrets le chemin du socialisme. Ce serait absurde. Nous connaissons l’orientation de ce chemin, nous savons quelles forces de classe y conduisent, mais ce qu’il est concrètement, pratiquement, c’est l’expérience de millions d’hommes qui le montrera, quand ils se mettront à l’œuvre. »
Les deux événements historiques les plus importants du XXe siècle ont été la Révolution russe de 1917 et la Révolution chinoise de 1949. Ces deux révolutions héroïques ont été menées par l’avant-garde du prolétariat : le Parti communiste de l’URSS et le Parti communiste chinois. Après la révolution, des millions de personnes, des dizaines de millions de personnes et même des centaines de millions de personnes ont pris le chemin du socialisme pendant une longue période – en Union soviétique de 1917 à 1956 et en Chine de 1949 à 1978, et cela même si, en URSS comme en Chine, la transition socialiste n’a réellement commencé qu’après une période de consolidation. Les expériences concrètes de ce que les révolutionnaires russes et chinois ont pu accomplir sont comme des points de passage sur le chemin du socialisme. Le bilan de leurs luttes nous a enseigné de nombreuses leçons sur les forces de classe qui faisaient avancer le socialisme vers le communisme et sur les forces de classe qui le bloquaient et le menaient dans la direction opposée. Alors que nous célébrons le centenaire de la révolution russe cette année, nous ne considérons pas la perspective du socialisme comme une feuille de papier vierge, mais bien comme marquée de leçons précieuses, de victoires et de défaites, écrites par les révolutionnaires dans leur sang et leur sueur. Lorsque mon co-auteur et moi-même avons écrit Repenser le socialisme, nous avons conclu : « Malheureusement, la première série de tentatives pour construire le socialisme a échoué ». Je ne crois plus que ce soit le cas. Au contraire, j’ai fini par comprendre que les tentatives de construction du socialisme n’ont pas échoué – elles ont été vaincues. Les révolutions socialistes en Union Soviétique et en Chine nous ont montré comment les partis communistes ont mené les révolutions, et comment les ouvriers et les paysans courageux ont suivi leur direction vers la victoire, beaucoup d’entre eux donnant leur vie sur ce chemin. Les transitions socialistes en Union Soviétique et en Chine nous ont également montré qu’il était possible de construire une nouvelle société sans exploitation. Et finalement, elles nous ont montré comment la bourgeoisie a repris le pouvoir politique des mains du prolétariat et a brutalement mis fin au développement socialiste.
Il y a une distinction critique à faire entre déclarer que « le socialisme a échoué » et que « le socialisme a été vaincu ». C’est décider de la contradiction principale. Les leçons que nous tirons de ces deux grandes révolutions socialistes dépendent beaucoup de notre analyse concernant la contradiction principale. Cherchons-nous les racines de l’échec du socialisme, ou cherchons-nous les racines de sa défaite ? Repenser le socialisme a identifié l’existence d’éléments capitalistes pendant la transition socialiste en Chine. Cependant, des analyses et des discussions plus détaillées sont nécessaires pour explorer la manière par laquelle le socialisme a été vaincu. Je me sens obligée d’explorer comment le développement socialiste en Chine, qui a tant accompli pour les masses laborieuses, a été finalement vaincu. Cela a été l’objet de mon travail actuel.
D’un autre côté, certains marxistes comme Ellen Meiksins Wood croient que le socialisme a échoué. Dans un article écrit par Ellen Meiksins Wood sur le « Manifeste du Parti Communiste 150 après » publié dans le numéro de mai 1998 de Monthly Review (dont elle était l’ancienne rédactrice), Wood revint au manifeste de Marx pour, entre autres, offrir des explications des « échecs » historiques du socialisme. La prémisse de Wood était que le socialisme a échoué parce que les tentatives n’ont pas été faites « dans le genre de société que Marx considérait comme la juste fondation de la transformation socialiste ». (29) Elle a spécifiquement utilisé l’Union soviétique pour expliquer ses arguments. (Apparemment, la révolution chinoise n’était pas digne de son attention.) Je crois que les conclusions de Wood sur l’échec du socialisme sont une évaluation théorique problématique de Marx et du Manifeste.
En réponse à l’article de Wood, j’ai écrit, avec Dao-yuan Chou et Fred Engst, une lettre aux rédacteurs de Monthly Review. Comme ce que nous avons écrit est toujours pertinent, je le cite ici assez longuement :
L’affirmation de Wood selon laquelle Marx croyait que les systèmes capitalistes avancés constituent un terrain fertile pour la transition vers le socialisme est indéniable. Il pensait que les travailleurs des pays capitalistes avancés seraient ceux qui mèneraient à la transition socialiste. Cependant, les travailleurs de ces pays capitalistes avancés en Europe et aux États-Unis n’ont pas ouvert la voie ; ce sont les ouvriers et les paysans de Russie et de Chine qui l’ont fait.
Ce que Marx n’avait pas prévu était l’émergence de l’impérialisme. Sa domination a changé le paysage, reliant inexorablement les pays capitalistes avancés les uns avec les autres et les pays du [Deuxième Monde et du] Tiers Monde qu’ils contrôlent pour le profit. Pour l’essentiel, l’impérialisme ne développe pas les forces productives dans ses pays « clients ». Dans des pays comme les Philippines, l’Indonésie, la Thaïlande et le Mexique (pour n’en nommer que quelques-uns), il n’existe pas d’illusion que l’exploitation de leurs forces de travail et de leurs ressources naturelles mènera à un développement capitaliste avancé. Ce ne sont que des bassins de travailleurs disponibles pour des emplois peu qualifiés et peu rémunérés dans les usines et dans les champs fertiles que l’agro-industrie saisit et convertit d’une agriculture durable à d’énormes cultures commerciales. Les usines fabriquent des biens et les plantations produisent des aliments pour l’exportation que les autochtones ne peuvent pas utiliser ou se permettre d’acheter. Ce sont des décharges environnementales qui détruisent la terre, l’eau et l’air. La prédiction de Marx sur le développement des forces productives par le capitalisme ne peut être considérée que dans le contexte de l’époque où il a écrit, et réexaminée dans le contexte du monde d’aujourd’hui. Mais, exposée dans le contexte de ses autres travaux, culminant dans son chef-d’œuvre Le Capital, son analyse globale du capitalisme est toujours juste. Développement capitaliste avancé ou non, Marx a appelé les « prolétaires de tous les pays [à s’unir] ». Cela sonne vrai encore aujourd’hui, un développement socialiste réussi et durable dépend clairement de la défaite du capitalisme et de l’impérialisme à l’échelle mondiale.
C’est l’interprétation de Wood de ce qu’elle appelle « les conditions préalables de Marx pour une transition du capitalisme au socialisme … » qui la mène dans le même piège que beaucoup qui pendent démystifier le marxisme et le socialisme comme des rêves utopiques. L’implication ici est que le socialisme en Union Soviétique (et en Chine) a échoué inévitablement, parce qu’il ne répondait pas aux critères énoncés par Marx dans le manifeste. Marx, cependant, n’a pas écrit en termes de critères et de prérequis. Le Manifeste est, ce que Wood dit dans ses premiers paragraphes, « une déclaration d’intentions courte et dramatique ainsi qu’un appel aux armes … » (p. 14). Bien qu’il ne soit pas déraisonnable de juger ce très grand travail en termes beaucoup plus larges (p. 15), il est déraisonnable de placer ses qualités visionnaires et prophétiques dans un vide théorique. Des millions de personnes ont et continuent à mettre leur vie en jeu dans la conviction que la réalisation du socialisme est un combat actif, et que les buts et les victoires atteints dans la lutte font partie d’un processus d’apprentissage provoqué par la lutte. Comme l’a dit Mao, « les idées [justes] ne tombent pas du ciel » ; c’est-à-dire que la théorie vient de la pratique et revient à la théorie et à la pratique.
Nous n’avons reçu aucune réponse de Monthly Review.
Je ne veux pas créer de confusion : je ne pense absolument pas qu’il serait inutile d’entamer une transition socialiste dans les pays les moins développés parce que de telles tentatives seraient vouées à l’échec en raison de leurs conditions matérielles. En tant que tel, dans cette introduction, je souhaite citer la dernière phrase de Repenser le socialisme : « Le socialisme n’a pas échoué, parce que nous n’avons pas encore franchi son seuil. » Il est peut-être exact de dire que nous n’avons pas encore franchi le seuil du socialisme, si le socialisme est défini comme l’étape inférieure du communisme, parce que pendant la transition socialiste de la Chine, des éléments capitalistes ont existé et se sont même développés. Cependant, je suis tout à fait certaine que pour les centaines de millions de travailleurs et de paysans chinois pendant la transition socialiste, leurs vies ont été fondamentalement changées ; leurs vies étaient des dizaines ou des centaines de fois meilleures que leurs vies dans la société semi-féodale et semi-coloniale d’avant la révolution. Je crois aussi fermement que l’expérience de développement socialiste de la Chine peut être émulée par de nombreux pays moins développés, qui ont essayé de développer le capitalisme indépendamment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais qui ont ensuite échoué.
Le socialisme en Chine a été vaincu, mais il n’est pas mort. Il est important de noter que presque quatre décennies après que Deng ait inversé la transition du socialisme au capitalisme, les peuples chinois qui ont vécu les deux périodes ont pu voir les différences fondamentales devant leurs yeux. Ils ont vu le gouvernement dirigé par le prolétariat développer l’économie dans le but de servir les besoins des gens et comment les gens ont gagné le contrôle dans de nombreuses sphères de la société. Après la prise du pouvoir par la bourgeoisie, le nouveau régime n’a fait que servir ses propres intérêts et a de nouveau soumis les ouvriers et les paysans chinois à l’exploitation et aux abus de pouvoir. Beaucoup de révolutionnaires de la génération précédente, dont certains ont rejoint l’Armée rouge à l’adolescence et vécu la transition socialiste, décrivent la Chine socialiste comme une toute nouvelle société dans un pays plein d’espoir. Les vieux révolutionnaires ont tant sacrifié pour construire une nouvelle Chine, seulement pour voir leur pays revenir à l’inégalité, à l’injustice, à la corruption et au pourrissement moral qu’ils combattaient si durement. Mais ils ne désespèrent pas. Au contraire, ils observent la montée d’une génération de jeunes révolutionnaires et disent : « Nous sommes vieux et nous ne pouvons plus participer activement à ce nouveau cycle de révolution. Nous sommes donc en train de nous pencher et de fournir notre dos pour que les jeunes révolutionnaires avancent et chargent en avant. » C’est l’héritage de Mao et de la révolution chinoise qu’il mena jusqu’à sa mort en 1976.
PAO-YU CHING
WALNUT CREEK, CALIFORNIE
12 JUIN 2017