La pensée française et le marxisme

   Cours professé à l’Université ouvrière de Paris en mai, juin et juillet 1938.

La pensée française et le marxisme

Georges Politzer

   Les classes laborieuses manifestent un immense intérêt pour les questions théoriques, même les plus élevées ; mais avant tout pour le marxisme.

   Etienne Fajon a montré récemment que le marxisme représente la méthode scientifique pour la solution des problèmes politiques((Etienne Fajon : Les Grands Problèmes de la politique contemporaine. Paris, Bureau d’Éditions, 1938, (Collection les Cours de l’Université ouvrière de Paris).)). II a montré, en même temps, que les conceptions et les méthodes du marxisme, aussi bien en économie qu’en politique, relèvent d’une conception plus générale.

   Les problèmes économiques et politiques sont, en effet, loin d’être les seuls problèmes que le marxisme ait abordés.

   A la vérité, le marxisme a abordé et aborde tous les problèmes que se posent les hommes. Mais ce qui caractérise le marxisme, c’est qu’il aborde tous ces problèmes dans le même esprit, c’est-à-dire en ayant pour base la science et pour idéal le progrès humain. En fait, le marxisme est aujourd’hui, aussi bien lorsqu’il s’agit de la nature que lorsqu’il s’agit de l’homme, la seule conception qui soit entièrement conforme à la fois à la science théorique et aux progrès pratiques de l’humanité.

   Les études qui vont suivre sont consacrées à cet aspect du marxisme, c’est-à-dire au marxisme en tant que conception générale capable d’aborder et de résoudre l’ensemble des problèmes qui se posent devant l’humanité.

   Pour illustrer le caractère universel et humain du marxisme, nous choisirons un certain nombre de problèmes qui sont à l’heure actuelle au centre de la conscience de l’homme civilisé.

L’état présent de la philosophie française.

   Ce n’est pas par hasard qu’un tel sujet est choisi actuellement, car il a, dans le moment présent, une importance tout à fait exceptionnelle.

   Nous sommes en présence de deux faits : le premier est que la philosophie française, à l’heure actuelle, est loin d’être dans son ensemble au niveau de la science et de la démocratie. Le deuxième fait est que nous assistons, en plus, au développement d’une véritable offensive de ce qu’on peut qualifier, d’une manière tout à fait légitime, la réaction philosophique.

   Chacun comprend très facilement qu’il est impossible à une démocratie de vivre avec des conceptions économiques et politiques réactionnaires. Il est, de la même manière, impossible à une démocratie de vivre avec des conceptions philosophiques exprimant les ambitions, les intérêts et les mythes de la réaction.

   Nous sommes dans un pays où un immense effort vient d’être fait pour la consolidation et pour le développement de la démocratie. Mais si nous jetons un coup d’œil sur les Universités où sont éduqués ceux qui, à leur tour, sont destinés à devenir des éducateurs, des savants, des philosophes, nous constatons que ce qui est enseigné, trop souvent, ce sont des conceptions ayant des origines et des ambitions tout à fait différentes de celles de la science et de la démocratie.

   Le sentiment qu’une telle situation n’est pas acceptable, qu’elle ne peut pas être durable, qu’elle comporte des dangers graves, existe aujourd’hui de plus en plus chez un grand nombre de savants et de philosophes français.

   On peut citer, avec Paul Langevin, tous les savants et tous les penseurs qui, continuant la plus noble de nos traditions universitaires, associent dans leur travail le dévouement à l’idéal de progrès avec leur idéal scientifique.

   On peut citer également des faits significatifs qui se produisent chaque jour. Récemment un ancien inspecteur général de l’Éducation nationale a publié un livre qui porte le titre significatif : En quête d’une philosophie. Des savants, des penseurs, chaque jour plus nombreux, constatent la contradiction profonde qu’il y a entre les aspirations humaines de la démocratie et l’abaissement des valeurs humaines par des philosophies rétrogrades que l’on enseigne encore trop souvent. Ils manifestent de plus en plus le sentiment qu’il faut mettre la pensée française, aussi dans ses manifestations les plus théoriques, au niveau de la science et du progrès. Ils refusent leur crédit aux penseurs rétrogrades et se mettent « en quête d’une philosophie », à la recherche d’une philosophie du progrès.

   À la vérité, on n’a plus besoin aujourd’hui de partir à la recherche d’une philosophie du progrès, d’une conception moderne du monde qui serait encore à trouver et à forger de toutes pièces.

   Cette conception du monde, cette philosophie qui est au niveau de la science et du progrès, existe déjà. Elle existe même depuis le milieu du siècle dernier. C’est la philosophie du marxisme.

   Marx a accompli un travail immense en réalisant sa conception philosophique, et, dans l’accomplissement de ce travail, la pensée de Marx se trouve liée d’une manière inséparable au développement de la pensée française.

   Nous montrerons tout d’abord, le lien intime qui existe entre la conception du monde du marxisme et le développement de la pensée française.

1. Qu’est-ce que la philosophie ?

   On peut poser, pour pouvoir aller plus loin, la question, mais qu’est-ce donc que la philosophie ?

   Il ne s’agira pas, dès le début, de donner une définition rigoureuse. Mais nous pouvons indiquer quelles sont les questions dont la philosophie s’occupe principalement.

   En réalité, ce qu’on appelle la philosophie, s’occupe aujourd’hui de problèmes qui sont souvent posés par nous tous, et qui sont même souvent, au premier plan de nos préoccupations. Nous voyons les progrès de la science et souvent nous entendons poser la question : « Mais, que vaut la science ? Que faut-il penser des solutions quelle nous propose ? La science est-elle capable d’éclaircir ce qu’on appelle selon une expression courante les mystères de l’Univers ? Peut-elle nous dire d’où vient le monde, d’où vient la vie, peut-elle nous renseigner sur l’origine des choses, de l’homme, peut-elle nous renseigner sur les problèmes de la destinée humaine ? »

   La philosophie se demande aussi si la vérité est, d’une manière générale, accessible à l’homme ; si l’homme peut connaître la vérité et quelle est la méthode qu’il doit suivre pour y arriver.

   Voilà, sinon une définition exacte de la philosophie, du moins une énumération des principaux problèmes dont elle s’occupe, en fait, à l’heure actuelle.

   Faut-il s’occuper de ces questions philosophiques ?

   Ces problèmes énoncés ou énumérés ainsi paraissent très abstraits. Ils le sont effectivement.

L’intérêt des problèmes philosophiques.

   Quand on entend ces formules pour la première fois, on se demande quel est véritablement leur contenu, et à cause même de l’abstraction de ces problèmes, souvent pour écarter ce genre de questions, on cite un vieux dicton.

   « Il faut d’abord vivre, il faut faire de la philosophie en­suite ». Et comme la vie présente déjà suffisamment de difficultés, n’est-il pas superflu de se compliquer l’existence en se posant des problèmes aussi abstraits ?

   En réalité, les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. D’abord il faut vivre, mais une fois qu’on vit on vit, en fait, à l’intérieur d’une société donnée et on appartient à une classe sociale. On appartient, par exemple, à la classe ouvrière et on est exploité par la classe capitaliste.

   L’exploitation du travail par le capital ne peut se main­tenir qu’en se liant avec l’influence intellectuelle des classes dominantes sur les classes exploitées. La sujétion matérielle des classes exploitées se double d’une sujétion intellectuelle. Toujours les classes exploiteuses et oppresseurs ont cherché à maintenir les classes opprimées et exploitées sous leur influence idéologique. Cette influence idéologique pénètre dans les classes dominées et exploitées par tous les moyens, par toutes les portes. Elle y pénètre spécialement par les problèmes dont s’occupe la philosophie.

   Ce fait est déjà important lorsqu’il s’agit d’individus.

   Il est encore beaucoup plus important quand l’influence idéologique de la classe dominante s’exerce sur de grandes masses. Si, d’une manière générale, on pouvait semer à présent dans la classe ouvrière, le doute à l’égard de la science, si on pouvait faire croire d’une manière systéma­tique que la science ne vaut rien, que l’homme ne peut pas atteindre la vérité, il serait alors beaucoup plus facile aux oligarchies capitalistes de maintenir les travailleurs sous leur influence. S’il n’y a pas de science, ou si la science ne vaut rien, il est impossible de trouver la véritable solution des problèmes économiques et sociaux et alors il est inutile de se lancer dans une action destinée à transformer la société ; il n’y aurait qu’à accepter le désordre social, tel qu’il est et il serait, grâce à de telles croyances, plus facile de conserver les grandes masses sous la domination de leurs exploiteurs. C’est pour cela que jamais les classes dominantes ne renoncent à propager dans les masses laborieuses, non seulement certaines conceptions économiques, sociales et politiques, mais également certaines conceptions philosophiques. Mais c’est pourquoi aussi il est indispensable pour chacun de nous de réfléchir, en même temps que sur les grands problèmes économiques, sociaux et politiques, aussi sur les grands problèmes philosophiques.

   Il faut poser ces problèmes pour pouvoir comprendre et pour pouvoir ensuite répandre les solutions qui correspondent aux progrès véritables de la science et de l’humanité.

Y a-t-il des progrès en philosophie ?

   En disant qu’il s’agira ici d’enseigner les solutions qui résultent des progrès de la philosophie, on suscite la contradiction de ceux qui prétendent qu’en philosophie (et c’est une opinion très répandue) il n’y a pas de progrès ; que les problèmes de la philosophie sont posés depuis des siècles, depuis des millénaires, et qu’ils restent toujours dans le même état.

   C’est, en général, cette conviction qu’on donne à ceux qui s’occupent d’études philosophiques. On leur enseigne que les philosophes succèdent aux philosophes, que les idées philosophiques succèdent aux idées philosophiques avec les générations, mais qu’au fond, il n’y a jamais aucun progrès et il n’y a jamais aucune solution. On ajoute d’ailleurs aussitôt que la solution de ces problèmes n’a pas d’importance. Comme dit un philosophe français contemporain : Ce qui est important, ce n’est pas de trouver la solution mais de la chercher. Un autre philosophe contemporain affirme même que le philosophe est un malade qui cherche sa position. Le malade se tourne sur le côté gauche, sur le côté droit, il se tourne dans tous les sens, il cherche sa position.

La confiance dans la science, tradition de la pensée française.

   Une grande partie de la philosophie officielle se présente donc à nous, sous le masque d’un dilettantisme, sous les apparences d’un jeu avec les problèmes, un jeu qui renonce aux solutions. Il est nécessaire de souligner qu’une telle attitude est la négation de toute l’histoire de la pensée française. Celle-ci a été caractérisée au cours des moments les plus essentiels de son histoire par un élan vers la vérité, vers la solution des problèmes, solution à la possibilité desquelles les plus grands penseurs français ont toujours cru, parce qu’ils ont toujours pensé qu’il était possible de résoudre les problèmes au moyen de la science.

   XVIIème siècle : c’est René Descartes qui lutte contre les préjugés de la scolastique du moyen-âge, en opposant à ces préjugés la possibilité d’une science véritable.

   XVIIIème siècle : c’est l’Encyclopédie, effort systématique et méthodique pour résoudre les problèmes au moyen des données contemporaines de la science, car ce qu’on appelle l’Encyclopédie c’est un monument constitué avec les connaissances scientifiques de l’époque, appliquées à la solution des divers problèmes ;

   Début du XIXème siècle : le socialisme français se développe sous le signe de la foi dans la science.

   Chez les utopistes, en particulier chez Saint-Simon, le socialisme est lié à l’espoir de l’émancipation de l’homme au moyen de la science.

   Cette renonciation à la solution des problèmes que prêche une grande partie de la philosophie officielle, représente un corps étranger dans la pensée française. Mais ce n’est pas seulement un corps étranger. Il s’agit là d’un phénomène qui est bien dangereux. Puisque les solutions n’intéressent pas — puisque seule la recherche des solutions importe, on mettra sur le même plan la science et les adversaires de la science. Sous prétexte que les adversaires de la science font, eux aussi, un effort pour trouver « d’autres solutions », on renoncera trop souvent à la critique des philosophies et des conceptions qui combattent la science ; on ne fera rien pour empêcher la diffusion de l’idéologie de la réaction, on abandonnera la résistance aux mystifications théoriques du fascisme, facilitant ainsi sa préparation idéologique.

2. Les progrès de la philosophie

   Considérée d’un point de vue scientifique, la négation du progrès en philosophie est tout aussi fausse que la négation de l’évolution de la nature organique.

   Il est faux que les philosophes se succèdent sans qu’il y ait jamais aucun progrès dans la solution des problèmes philosophiques.

   Il est faux, que, dans révolution de la pensée, il n’y ait pas eu, en ce qui concerne les problèmes philosophiques, des progrès absolument décisifs.

La philosophie a progressé.

   En fait la philosophie a progressé et il y a eu un pro grès tout à fait décisif, au XIXème siècle, en ce qui concerne la solution des problèmes dont elle s’occupe. Ce progrès c’est précisément le développement du marxisme.

   Dans un texte extrêmement saisissant, Lénine montre comment la philosophie du marxisme est née de tous les progrès antérieurs de la pensée humaine. Voici ce que dit Lénine :

   L’histoire de la philosophie et celle de la science sociale démontrent avec une clarté parfaite qu’il n’y a rien dans le marxisme qui ressemble à un « sectarisme » ou à une doctrine fermée et rigide surgie en dehors de la grande voie du développement de la civilisation universelle. Bien au contraire, tout le génie de Marx consiste précisément à résoudre les problèmes que la pensée avancée de l’humanité avait déjà posés. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate de celle des plus grands représentants de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme((I. LÉNINE : les « Trois Sources et les trois parties intégrantes du marxisme » dans Karl Marx et sa doctrine, p. 41, « Les Éléments du communisme. », Bureau d’éditions. Paris, 1937.)).

   Ainsi, comme Lénine l’explique, le marxisme est né du progrès de la pensée humaine, et la philosophie marxiste représente le progrès décisif aussi de la pensée philosophique.

   Retraçons rapidement ce progrès auquel Lénine fait allusion. Cela nous permettra de vérifier cette pensée, et en même temps, de voir à quel point ce progrès, dont le marxisme est issu, est lié à la pensée française.

Les débuts de l’explication scientifique de l’univers.

   L’homme, au point de vue de son évolution, part de très peu : de très peu au point de vue matériel et de très peu au point de vue intellectuel. Au départ de l’histoire de la civilisation humaine, l’homme vit dans les conditions d’existence misérables des sociétés primitives et dans l’ignorance liée à ces conditions d’existence misérables, dans l’ignorance en ce qui concerne la nature et en ce qui le concerne lui-même. C’est là que commence une évolution qui est l’histoire de l’esprit humain.

   En quoi consiste cette évolution ? L’humanité arrive à liquider de plus en plus son ignorance par la science. Engels montre comment, au départ de cette évolution, vivant dans les conditions misérables, l’homme se forge toute une série de conceptions fausses, peuplant la nature de fantômes, de forces mystérieuses, surnaturelles, logeant des fantômes aussi dans son propre corps. Et voilà ce que dit Engels :

   A la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la constitution de l’homme lui-même, à la base des esprits, des puissances magiques, il n’y a le plus souvent qu’un élément économique négatif, le développement économique inférieur de la période préhistorique, mais aussi çà et là, cette ignorance à son tour devient la cause du développement économique inférieur((F. Engels : Lettre à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890, dans Études philosophiques, de K. Marx et F. Engels, p. 157, Éditions Sociales Internationales)).

   Et Engels ajoute :

   L’histoire des sciences, c’est l’histoire de l’élimination progressive de cette stupidité.

   Le mot « stupidité » désigne les conceptions fausses, l’état de l’esprit humain borné par l’ignorance qui est lié à ses conditions d’existence. L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de cette stupidité ; c’est, continue Engels

   son remplacement par une stupidité nouvelle, mais de moins en moins absurde.

   Lénine, dira en résumant toutes ces idées, qu’au cours de l’histoire de l’humanité, l’ignorance se transforme progressivement en connaissance. En quoi consiste plus particulièrement cette transformation ?

   En premier lieu, l’homme élimine progressivement de ses explications les forces surnaturelles. Il est de moins en moins question de fantômes, de puissances magiques, d’esprits qui flottent on ne sait comment dans l’univers, de dieux calqués sur l’homme puis du Dieu pur esprit. De plus en plus, l’humanité arrive à expliquer les choses de la nature par des choses naturelles.

La philosophie grecque.

   Nous trouvons cet effort, qui est le trait caractéristique de l’esprit scientifique, déjà à un niveau élevé dans l’antiquité grecque. C’est, du reste, dans l’antiquité grecque qu’apparaît le mot « philosophie », et ce mot désigne, à cette époque, essentiellement cet effort pour expliquer la nature, non pas par des forces surnaturelles, mais par des choses naturelles.

   Les philosophes de la Grèce antique sont en réalité les promoteurs de la science, Aristote est le plus grand savant de son époque. Ses œuvres complètes constituent l’encyclopédie des sciences de son temps. De même des penseurs d’un génie très grand découvrent une théorie que la science a conservée en la perfectionnant jusqu’à maintenant. Ce sont Leucippe et Démocrite dont les théories furent développées par Epicure qui soutiennent que le monde est composé de particules de matière, d’atomes. Dans cet effort pour donner une explication scientifique de l’univers, Epicure ira si loin qu’il affirmera que l’âme elle-même est composée d’atomes.

   Ce sont, des atomes matériels, comme ceux qui forment le corps ; la seule différence, c’est que les atomes qui forment les âmes sont d’une matière plus subtile que les atomes qui forment le corps. Voilà, de bonne heure déjà, l’effort pour expliquer le monde au moyen de la science, pour éliminer des explications les forces surnaturelles.

La naissance des sciences modernes.

   Il ne faut pas porter sur le Moyen-Age un jugement unilatéral en disant que c’était seulement une grande nuit. Néanmoins, il faut noter que non seulement les sciences ne font pas de progrès, mais encore elles reculent dans de nombreux domaines. C’est à partir de la période de la Renaissance que l’on assiste à un nouvel essor des sciences et des explications scientifiques. Mais aussitôt que, au quatorzième, au quinzième et au seizième siècle, les connaissances scientifiques marquent des progrès décisifs, de grands penseurs surgissent pour faire avancer l’explication du monde par la science.

   C’est d’abord, le grand penseur anglais Bacon qui, à la fin du seizième siècle, proclame, face aux sciences médiéviales enfermées dans les livres, qu’il faut étudier la nature « dans le grand Livre de l’expérience ».

   C’est un progrès immense. Chacun connaît l’anecdote célèbre concernant les savants réunis à Byzance qui, lorsque les Turcs étaient déjà en train de brûler la ville, faisaient d’interminables raisonnements pour savoir s’il y avait des haricots au paradis. C’est ainsi que vivait d’une manière générale la science du Moyen-Âge. Elle vivait surtout de raisonnements subtils, de citations d’auteurs.

   Une leçon de physique dans un collège du Moyen-Âge, c’était une série de citations d’Aristote, commentées au moyen d’une série de citations de saint Thomas, interprétées au moyen d’une série de citations empruntées à des gens qui interprétaient saint Thomas. Puis on interprétait les interprètes par leurs interprètes et ainsi de suite. C’est pour cela que la science n’avançait pas, c’est pour cela que Bacon a proclamé qu’il fallait aller vers l’observation et vers l’expérience. Bacon, dont le rôle est, notons-le en passant, bien sous-estimé dans notre enseignement officiel de la philosophie, devient ainsi le fondateur des sciences expé­rimentales modernes. C’est entre les mains de Galilée, que la nouvelle méthode scientifique donnera en physique les premiers grands résultats. Mais celui qui a compris toute l’importance de la nouvelle méthode de Bacon et de Galilée, celui qui a compris toute la portée de la réforme qu’il fallait accomplir dans les sciences, et qui l’a compris d’une manière plus systématique que ne l’avait fait Bacon et Galilée, c’est Descartes.

Descartes.

   Nous sommes déjà vers le milieu du dix-septième siècle.

   Descartes proclame deux choses qui, dans le domaine de l’esprit, ont le caractère d’une véritable révolution. Il proclame, en premier lieu, le droit pour l’homme de se servir de sa raison pour étudier les faits.

   Ce n’est point par des citations que l’on pourra résoudre les problèmes scientifiques. Pour résoudre, ces problèmes, il faut faire des observations et des expériences, en se servant de sa raison pour interpréter les observations et les expériences. Deuxièmement, Descartes combat d’une manière plus conséquente que ne pouvaient le faire Bacon et Galilée, toute la science du Moyen-Âge. Il la rejette en bloc. Il tourne en ridicule les représentants de la scolastique et de la médecine du Moyen-Âge. Descartes, sur son lit de mort, en Suède, refusa les soins des médecins, parce qu’il avait la conviction que ces médecins-là ne savaient rien et que, par conséquent, ils ne pouvaient rien.

   C’est Descartes, s’écrie Saint-Simon avec enthousiasme, qui a organisé l’insurrection scientifique. C’est lui qui a tracé la ligne de démarcation entre les sciences anciennes et modernes ; c’est lui qui a planté le drapeau auquel se sont ralliés les physiciens pour attaquer les théologiens ; il a arraché le spectre du monde des mains de l’imagination, pour le placer dans celles de la raison ; il a posé le célèbre principe : « L’homme ne doit croire que les choses avouées par la raison et confirmées par l’expérience », principe qui a foudroyé la superstition, qui a changé la face morale de notre planète((Introduction aux travaux scientifiques du XIXème siècle, 1807)).

   Ainsi se précise d’une manière éclatante l’un des aspects les plus caractéristiques de la pensée française : le rationalisme. Son idée centrale est que l’homme peut comprendre le monde et lui-même par la raison qui s’appuie sur l’expérience. C’est cette grande idée qui est exprimée dans cet ouvrage extrêmement célèbre, et qui fut à l’époque le manifeste de la pensée libre et de la raison ; le Discours de la méthode, publié en 1637.

   Grâce à Descartes, la science réalise de grands progrès. Sur plusieurs points en physique, il est, en outre, un précurseur génial de la science moderne. Cependant, il n’a pas voulu créer seulement les sciences modernes. Il a voulu donner aussi une démonstration de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, etc…

   La partie scientifique de la philosophie de Descartes s’appelle communément la « physique de Descartes », et cette autre partie où il a cherché à démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme s’appelle « métaphysique ».

   Ce qu’il y a de caractéristique chez Descartes, c’est qu’il a essayé de coudre ensemble la physique et la métaphysique. Ses disciples du dix-huitième siècle ont rejeté la métaphysique, c’est-à-dire le côté théologique de son œuvre ; ils en ont gardé la partie scientifique. D’Alembert explique que les Encyclopédistes doivent beaucoup à Descartes, car ils se servent de Descartes pour combattre Descartes. Nos Encyclopédistes se servaient en effet, de la raison, dont Descartes avait proclamé les droits, de la partie progressive de son œuvre pour combattre l’autre partie, celle qui n’était pas au niveau de la science.

Le matérialisme français du XVIIIème siècle.

   Les Encyclopédistes ont d’une manière générale engagé une lutte absolument sans merci contre tout obscurantisme, contre toutes les théories non-scientifiques.

   Ils ont mené une guerre farouche et impitoyable à la « métaphysique ». Saint-Simon écrivait en 1807

   Vers le milieu du XVIIIème siècle, Diderot et d’Alembert ont fait appel aux partisans des idées de Bacon, de Descartes, de Locke et de Newton, ils les ont coalisés, ils se sont mis à la tête de cette armée de physiciens pour attaquer les théologiens((Introduction aux travaux scientifiques du XIXème siècle.)).

   C’est une image d’Épinal, mais qui montre l’admiration du grand utopiste pour ce moment essentiel de la pensée française que fut le matérialisme du XVIIIème siècle.

   C’était un effort admirable pour expliquer le monde par la science, malgré la jeunesse des sciences à cette époque. Ses principaux représentants sont : Helvétius, d’Holbach, d’Alembert et le plus grand d’entre eux ; Diderot.

Matérialisme anglais et matérialisme français.

   Dans le développement de la philosophie française du XVIIIème siècle, en même temps que l’influence de Descartes, nous trouvons des influences anglaises, en particulier, l’influence du philosophe anglais Locke, dont la pensée fut propagée par Voltaire et développée par Condillac. Les deux influences, celle de Descartes et celle des Anglais se sont combinées.

   La pensée française a complètement transformé le matérialisme anglais. Dans un passage de l’ouvrage célèbre, de Marx et d’Engels, la Sainte Famille, : intitulé : « Contribution à l’histoire du matérialisme français », Marx s’exprime ainsi :

   La différence entre le matérialisme français et le matérialisme anglais, est la différence entre les deux nationalités. Les Français traitèrent le matérialisme anglais avec esprit, lui donnant de la chair et du sang, de l’éloquence. Ils le dotent du tempérament qui lui manquait encore et de la grâce. Ils le civilisent.((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, p. 134 E.S.I.))

   Ce passage a une signification profonde. Les Encyclopédistes cherchent à faire pénétrer largement la science dans les consciences des hommes. Chez ces philosophes, le mot philosophie signifie « lumière » et lumière signifie « raison et science ». Ceux qu’on appelle les philosophes du XVIIIème siècle, ce sont ceux qui, comme on dit à l’époque, diffusent les « lumières », c’est-à-dire les connaissances nouvelles de la science.

La théorie et la pratique dans la philosophie française.

   Mais chose également remarquable dans cette évolution ; chez tous ces penseurs il ne s’agit pas seulement d’accumuler des connaissances théoriques pour comprendre le monde. Il s’agit en même temps, de préoccupations pratiques dans l’intérêt de l’humanité.

   En premier lieu, il s’agit pour eux de maîtriser les forces de la nature pour améliorer la condition humaine. Déjà chez Descartes, la science n’est pas détachée des intérêts humains. Descartes est très frappé par l’impuissance de la technique de son époque et sa préoccupation constante est de créer une science véritable, afin de fonder sur elle une technique plus efficace pour améliorer le sort du genre humain, Descartes, à ce point de vue, est véritablement l’un des précurseurs de l’industrie basée sur la science. De même, Descartes dénonçait l’impuissance de la médecine de son époque et voulait que les phénomènes de la vie soient étudiés d’une manière scientifique pour que la biologie scientifique puisse donner naissance à une médecine vraiment scientifique. Il est ainsi un grand précurseur de la médecine basée sur les sciences physiques et biologiques.

   Ce lien entre la théorie et la pratique s’accentue encore davantage chez les Encyclopédistes.

   Ces derniers ne lient plus la science à l’action seulement dans le domaine de l’action sur la matière. Une autre grande idée commence déjà à se développer chez eux. Dans leurs luttes contre les superstitions, la barbarie et l’injustice, ils utilisent la science pour la cause de la liberté. Cela aussi est un aspect du matérialisme français du XVIIIème siècle que Marx souligne avec beaucoup d’attention.

   Le matérialisme français, dit-il dans le passage déjà cité, aboutit directement au socialisme et au communisme.

   Et Marx ajoute :

   Fourier, le grand utopiste, part directement de la doctrine des matérialistes français. Les disciples de Babeuf étaient des matérialistes grossiers, non civilisés, mais le communisme développé date aussi directement du matérialisme français.

Les traits caractéristiques de la pensée française.

   Ainsi se forment, au cours de cette évolution, les trois traits essentiels de la pensée française :

  1. La lutte conséquente, impitoyable contre les superstitions et contre les préjugés, l’esprit critique.
  2. La foi dans la raison éclairée par la science.
  3. L’utilisation de la science pour faire progresser la civilisation matérielle et morale de l’humanité.

   Le matérialisme français du XVIIIème siècle porte d’une manière déjà saisissante ces trois caractères. Quand on parlait dans toute l’Europe du XVIIIème siècle des « lumières françaises », c’était en pensant à ces philosophes, à ces Encyclopédistes qui se servaient de la science pour comprendre le monde, mais qui l’appliquaient aussi, selon les possibilités de leur temps, aux problèmes sociaux et politiques.

3. La philosophie marxiste, résultat du progrès philosophique.

   Le matérialisme des philosophes du XVIIIème siècle était-il parfait ? Il est clair qu’il ne l’était pas et qu’il ne pouvait pas l’être. Il ne pouvait pas l’être parce que les sciences de l’époque ne l’étaient pas.

Les limites du matérialisme du XVIIIème siècle.

   Ce matérialisme a eu des limites en ce qui concerne son application aussi bien à la nature qu’à l’homme. Ces faiblesses étaient la conséquence de la faiblesse même des sciences sur lesquelles ce matérialisme s’appuyait.

   La chimie était encore très peu développée ; la biologie encore moins et quoique Diderot ait aperçu l’idée de l’évolution des espèces vivantes, cette idée n’avait pas encore été élaborée d’une manière scientifique. En fait, les matérialistes du XVIIIème siècle voient dans la nature une grande machine qui tourne en rond, mais qui n’évolue pas. En outre, ces hommes qui ont tant contribué à l’évolution historique, ne connaissaient pas les lois de cette évolution.

   Dans la première moitié du XIXème siècle, la philosophie française continuera ses progrès grâce aux grands théoriciens du socialisme utopique, en particulier grâce à Saint- Simon.

Saint-Simon, philosophe.

   Notre enseignement officiel de la philosophie dédaigne Saint-Simon, en tant que philosophe. Il accorde par contre une importance exagérée à Auguste Comte, qui fut secrétaire de Saint-Simon, et qui en a déformé les grandes idées philosophiques dans un sens rétrograde. En particulier, Auguste Comte a nié la possibilité pour la science d’acquérir une connaissance du monde réel, tel qu’il est.

   La tendance de la pensée philosophique de Saint-Simon est, au contraire, orientée vers le progrès scientifique. Au début du XIXème siècle, alors qu’au point de vue politique la réaction bat son plein, la philosophie officielle est en recul sur les Encyclopédistes. C’est Saint-Simon qui exprime à nouveau la grande idée qui domine l’évolution antérieure de la pensée, à savoir que les sciences ne cesseront de progresser et que l’humanité trouvera, grâce aux progrès scientifiques, sa libération. Déjà, Saint-Simon, utopiste génial, propose que la direction des affaires de la collectivité soit confiée à un Conseil composé des plus grands savants. « Plus d’honneurs pour les Alexandre, vivent les Archimède », s’écrie-t-il. En matière de philosophie il exalte, contre les philosophes attaquant la science, l’idéal d’une philosophie vraiment progressive, unie indissolublement à la science. Il écrit, en 1813, que les sciences particulières sont les éléments de la science générale, que la science générale, c’est-à-dire la philosophie a dû être conjecturale((C’est-à-dire faîte d’hypothèses (G. P.))) tant que ces sciences particulières l’ont été et qu’elle sera tout à fait positive((C’est-à-dire conforme aux faits réels (G. P.)))quand toutes les sciences particulières le seront((Saint-Simon : Mémoire sur la science de l’homme, 1813.)).

   II ne faut pas s’attacher à la lettre des formules de Saint-Simon, mais à la tendance qu’elles expriment.

   Le grand utopiste énonce là un idéal. Il ne peut encore concevoir le contenu précis et les conditions exactes de la réalisation de cet idéal. Il conçoit qu’une philosophie moderne unie avec la science doit naître. Il pose la question. Celui qui donnera la réponse sera Karl Marx. La réponse sera le matérialisme dialectique.

   Karl Marx est ainsi vraiment comme disait Lénine, l’héritier et le continuateur de ce qu’il y a de meilleur dans la pensée progressive.

L’œuvre philosophique de Marx.

   Si Marx répond avec précision à la question posée par Saint-Simon, c’est, premièrement, grâce aux progrès effectués par les sciences de la nature.

   La chimie et la biologie s’étaient développées. Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, le philosophe et savant allemand Kant découvre l’évolution du système solaire et cette théorie fut précisée, au début du XIXème siècle, par le savant français Laplace. Le Français Lamarck, puis l’Anglais Darwin démontrent l’évolution des espèces. Un nouvel esprit traverse les sciences de la nature. Elles apprennent à rattacher les faits les uns aux autres, à les considérer dans leurs enchaînements multiples et complexes. Elles apprennent à ne plus considérer le monde comme un ensemble de chose fixes ou comme une mécanique qui tourne sur place, mais comme un ensemble de processus, comme une évolution incessante et sinueuse.

   Déjà dans la première moitié du XIXème siècle, le grand penseur allemand Hegel formule les lois les plus générales de cette évolution universelle, la dialectique. La dialectique est, en effet, selon le mot de Lénine, « la théorie la plus riche et la plus profonde de l’évolution((I. Lénine : Karl Marx et sa doctrine, p. 15)) ».

   Seulement chez Hegel la dialectique a encore un côté mystique. C’est la pensée qui, selon lui, forge la réalité.

   Pour moi, au contraire, dira Marx, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé par le cerveau de l’homme.((K. Marx : Le capital, postface de la deuxième édition allemande. P. 29 Bureau d’Éditions, Paris 1938))

   Marx et Engels débarrassent la dialectique de ses côtés mystiques, de ce « quiproquo » qui avait amené Hegel à de nombreuses inconséquences. Ils élaborent la dialectique matérialiste.

   Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défi- mire la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a, le premier, exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui, elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable((Le Capital, p. 30.)).

   Deuxièmement, Marx observe et étudie les faits sociaux, avant tout les luttes sociales, les révolutions de la France du XIXème siècle. Grâce à cette étude, par l’application de la dialectique matérialiste il élève l’histoire au niveau de la science. Engels dira sur la tombe de Marx, le 17 mars 1883 :

   De même que Darwin a découvert la loi de l’évolution de la nature organique, de même Marx a découvert la loi de l’évolution de l’histoire humaine…

   Marx a uni les idées progressives du rationalisme, les conceptions fondamentales du matérialisme philosophique avec la nouvelle méthode des sciences modernes. C’est ainsi que naît la philosophie marxiste, c’est ainsi qu’elle devient la forme moderne de la philosophie.

   Dès que l’on cesse de considérer l’histoire de la philosophie d’une manière superficielle, comme une succession arbitraire de systèmes, dès qu’on se donne la peine d’examiner la raison d’être et l’enchaînement historique des grands courants philosophiques, cela apparaît très clairement. C’est pourquoi Engels a pu écrire avec raison :

   La philosophie antique fut un matérialisme primitif et spontané. Ainsi faite, elle était incapable de tirer au clair les rapports de la pensée à la matière, mais la nécessité d’en rendre compte conduisit à la doctrine d’une âme séparable du corps, puis à l’affirmation de l’immortalité de cette âme, enfin au monothéisme. L’ancien matérialisme fut donc nié par l’idéalisme. Mais dans le développement ultérieur de la philosophie, l’idéalisme aussi devint intenable et fut nié par le matérialisme((Friedrich ENGELS : Anti-Dühring, trad. Bracke. Tome I, pages 14 et 215, Costes, Paris.)).

   Le matérialisme moderne c’est la philosophie du marxisme. Ce n’est pas; explique Engels

   la simple restauration de lancien matérialisme :

   aux fondements durables, de celui-ci il ajoute toute la pensée de la philosophie et des sciences de la nature au cours d’une évolution de deux mille ans et le produit de cette histoire vingt fois séculaire elle-même((Même ouvrage, page 215.)).

   La philosophie du marxisme est liée, comme le voulait Saint-Simon, indissolublement à la science. En même temps elle applique d’une manière conséquente la science aux problèmes de l’émancipation de l’homme. La volonté d’expliquer le monde devient inséparable de la volonté de le transformer, cette volonté trouvant dans l’union de la théorie et de la pratique, qui s’éclairent et se développent mutuellement, le gage de son efficacité aussi dans le domaine social. Grâce à la connaissance des lois de l’histoire, le socialisme devient scientifique.

   Les faiblesses du matérialisme du XVIIIème siècle sont dépassées et nous sommes en présence de la théorie la plus complète, la plus riche qui soit en matière de philosophie.

Comment la réaction escamote le progrès philosophique.

   On pourrait penser qu’il a suffi que ce grand progrès s’accomplisse pour que dans la philosophie se produisent de grandes transformations. Ici, il faut se souvenir que ce progrès dont nous venons de parler, et qui se situe sur le plan des idées n’est pas séparable de la vie sociale. C’est pourquoi les forces de réaction ont opposé une résistance formidable à la diffusion de la philosophie marxiste. Lénine a souligné cela dans une pensée extrêmement intéressante.

   Le matérialisme est la philosophie du marxisme. Au cours de toute l’histoire contemporaine de l’Europe et surtout à la fin du XVIIIème siècle en France, où se déroulait une lutte décisive contre les vestiges accumulés du moyen-âge, contre la féodalité dans les institutions et dans les idées, le matérialisme fut l’unique philosophie conséquente fidèle à tous tes principes des sciences naturelles, hostile aux préjugés, à l’hypocrisie, etc… Les ennemis de la démocratie s’efforcèrent pour cette raison de « réfuter » le matérialisme, de le discréditer, de le calomnier, défendaient les diverses formes de l’idéalisme philosophique qui se réduit toujours, sous une forme ou sous une autre à la défense ou au soutien de la religion((Karl Marx et sa doctrine, p. 41.)).

   Ce sont les forces de réaction, ce sont les ennemis de la démocratie qui se sont dressés contre la philosophie du marxisme.

   Nous avons en France au XIXème siècle, comme en Allemagne, une forte réaction philosophique. Lorsque, plus tard, on créera l’école laïque, un certain effort sera fait pour se dégager des théories réactionnaires, mais en philosophie, on demeurera très conciliant à leur égard. Après la guerre, et plus encore depuis l’avènement du fascisme en Allemagne, la réaction philosophique s’accentue encore. Si nous allons à la Sorbonne où de jeunes étudiants apprennent la philosophie, nous constatons que la plupart ignorent, non seulement la philosophie du marxisme, mais aussi que Marx se soit occupé de philosophie. On pouvait, il n’y a pas très longtemps encore, acquérir en France les plus hauts titres philosophiques, on pouvait devenir professeur de philosophie, sans connaître ne serait-ce que l’expression « matérialisme dialectique ». Non seulement on ne cite pas, même à titre documentaire, la philosophie du marxisme dans certaines universités, mais on ignore tout autant le matérialisme français du XVIIIème siècle. D’Holbach et Helvétius sont oubliés. Dans nos lycées, les élèves connaissent de Diderot surtout qu’il a exprimé des « regrets sur une vieille robe de chambre ». Nos étudiants en philosophie, dans les Universités, n’en apprennent pas d’une manière générale davantage et trop de nos professeurs de philosophie se trouvent encore dans le même cas. Par contre les philosophes qui étaient les adversaires les plus farouches du matérialisme philosophique français, sont étudiés avec ardeur. Par exemple, nos étudiants en philosophie à qui on ne fait pas connaître les matérialistes du XVIIIème siècle, connaissent très bien Berkeley, le philosophe qui a affirmé que l’univers n’est qu’une idée dans notre esprit. On étudie, certes, Descartes. Mais quel Descartes… Le XVIIIème siècle a pris de Descartes la physique et a rejeté sa métaphysique. Trop souvent, aujourd’hui, on prend de Descartes sa métaphysique et on laisse dans l’ombre ou on déforme sa physique. Nous assistons depuis la fin du XIXème siècle, pendant tout le cours du XXème siècle, à des offensives répétées contre la science, déclenchées par des philosophes à qui a été assurée la renommée la plus considérable. M. Bergson mérite ici une mention.

   La philosophie de M. Bergson, c’est l’offensive contre la raison et contre la science. La science, selon lui, ne connaît que l’apparence superficielle des choses. La raison, d’après lui, est un instrument grossier. Pour connaître la véritable réalité il faut se servir de l’intuition. Mais qu’est-ce que l’intuition ?

   Cela ne s’explique pas, il faut la vivre ! On ouvre ainsi la porte à la mystique obscurantiste. Le disciple préféré et le continuateur de M. Bergson : M. Edouard Le Roy, tirant tranquillement les conclusions de la philosophie de son maître, dresse sous le nom de philosophie, des réquisitoires contre la science. Selon lui, la science ne nous apprend rien sur la réalité telle qu’elle est. Pour connaître la solution des problèmes, il faut revenir à la mystique.

La IIème Internationale et le matérialisme dialectique.

   Dans cette situation, alors que dans les institutions officielles, en somme, on n’avait pas tenu compte, et on faisait tout pour ne pas tenir compte, du progrès accompli en philosophie, la classe ouvrière avait un rôle considérable à remplir. C’est la classe ouvrière qui, dans le monde entier et aussi en France, était dépositaire de la philosophie scientifique du marxisme. C’était par conséquent le devoir du socialisme français de lutter contre la réaction dans le domaine de l’intelligence, en faisant connaître la philosophie marxiste. Un grand effort a été fait dans le domaine philosophique par Lafargue. Lafargue est celui qui a compris la nécessité de diffuser en France la philosophie du marxisme. Comme Guesde, il avait compris qu’il y avait là un grand progrès philosophique. Il attaquait avec vigueur l’idéalisme philosophique et lui opposait le matérialisme moderne. Le grand Jaurès, qui a tant fait pour la cause de la démocratie et de la paix, s’est montré, par contre, sur les problèmes fondamentaux de la philosophie, beaucoup plus hésitant.

   À l’échelle internationale et aussi en France, chez les théoriciens, de la IIe Internationale, c’est une déformation tout à fait caractéristique du marxisme qui s’est développée. On accepte qu’il y a dans le marxisme des théories économiques et on garde, très déformé, il est vrai, le matérialisme historique, mais on enlève le matérialisme dialectique. C’est une attitude qui a profondément pénétré dans la Deuxième Internationale et c’est une attitude caractéristique des Partis social-démocrates. Ainsi, par exemple, à propos de l’Encyclique du Pape, concernant le matérialisme, on pouvait lire dans le Populaire du 19 mars 1937, l’avertissement suivant :

   « Infaillible mais Ignorant.
Donc le Vatican vient de lancer, une nouvelle encyclique contre le « communisme athée », divisée en chapitres, paragraphes et paragraphes numérotés.
On ne nous dit pas si à l’Hôtel-de-Ville de Paris, M. Maurice Levillain s’en est inspiré avant-hier. Ce qu’on nous fait connaître en revanche de ce document « solennel », ne paraît ni nouveau, ni intéressant.
L’« Infaillible » pamphlétaire pontifical manifeste une remarquable ignorance des questions qu’il traite. « La doctrine du communisme, écrit-il a pour fondement le principe du matérialisme historique déjà prôné (sic) par Marx, doctrine qui enseigne qu’il n’existe qu’une seule réalité : « La matière ».
Nous engageons vivement « Sa Sainteté » à suivre les cours de l’École socialiste où on lui enseignera que le déterminisme ou matérialisme économique de Karl Marx est une interprétation de l’histoire qui n’a, en soi, rien de commun avec le matérialisme philosophique, explication métaphysique du monde. »

   On reprend ici contre Marx et Engels, Auguste Comte.

   Il y a d’après l’organe officiel du Parti socialiste, deux choses : d’une part, le matérialisme historique, économique et social, et d’autre part le matérialisme dialectique qui n’aurait rien à voir, en somme avec le marxisme. Une telle attitude a facilité évidemment le développement de la réaction philosophique. De plus, si l’on mutile de sa partie philosophique, le marxisme, on aboutit à la conclusion suivante : on peut être marxiste tout en adoptant, en philosophie, les conceptions, par exemple, de M. Bergson. Le résultat c’est que par la porte ouverte de la philosophie, ce qui pénétrerait de nouveau dans la classe ouvrière c’est l’influence de l’idéologie des classes dominantes. C’est pourquoi il est extrêmement important d’insister à l’heure actuelle et avec beaucoup de force, sur l’unité du marxisme. Matérialisme historique, matérialisme dialectique sont, comme l’a montré Lénine, absolument inséparables. Ce sont deux aspects d’un même ensemble.

Les retours agressifs de l’obscurantisme.

   La grande offensive des philosophies réactionnaires va aujourd’hui beaucoup plus loin qu’il y a quelques années,

   Aujourd’hui, on trouve dans beaucoup de publications philosophiques, une véritable campagne en faveur de l’obscurantisme. Des mystiques surgissent un peu de tous les côtés, qui font de véritables campagnes contre la raison, proclament avec solennité que la science a fait faillite, etc., etc… On va même plus loin… Non content des doctrines qu’on peut trouver sur place, on fait une grande consommation des mystiques importées de l’étranger. On a déterré un théologien danois du XIXème siècle, Kierkegaard. On a importé un philosophe obscurantiste d’Allemagne qui s’appelle Heidegger. Même, dans certains cours de la Sorbonne, les noms de Heidegger et de Kierkegaard, sonnent comme ceux de grandes autorités philosophiques. On aboutit ainsi à une véritable négation de la pensée française.

   Ce développement des mystiques, ces campagnes pour des doctrines obscurantistes ne peuvent être séparés des attaques qui, à toutes les occasions sont faites par Hitler et par Mussolini contre la pensée française, contre la démocratie française, ainsi que de l’offensive du fascisme à l’intérieur. Il s’agit donc, d’un aspect de la préparation idéologique du fascisme lui-même.

Conclusion

LE MARXISME LUTTE POUR LA RAISON ET LA SCIENCE

   En face de cette situation, quel est notre devoir ? Notre devoir se présente, d’une manière très simple ; il s’agira de détruire quelques légendes malfaisantes. Les philosophes mystiques, philosophes de l’obscurantisme, se présentent comme le dernier mot de la philosophie moderne. En fait, ils font revivre de vieilles doctrines dépassées. Ils prétendent avoir réfuté le matérialisme. Ils n’ont rien réfuté du tout. La meilleure preuve en est, qu’ils n’ont jamais osé attaquer de front le matérialisme dialectique. Quand ils réfutent le matérialisme, ils font semblant de croire que le matérialisme en est toujours resté au XVIIIème siècle. Ils font semblant d’ignorer les progrès accomplis par le matérialisme. Il faut souligner, que, non seulement le matérialisme dialectique n’a pas été réfuté par eux, mais c’est la philosophie du marxisme qui les a réfutés. D’autre part, cette philosophie n’a cessé de progresser. Elle a progressé grâce aux travaux de Lénine et de Staline.

   Il y a quelques professeurs de philosophie qui sont très ennuyés quand on leur dit, par exemple, que Lénine a réalisé une grande œuvre en philosophie. En fait, ainsi que nous le verrons, non seulement Lénine a repris les thèses de Marx, mais il les a développées sur des points extrêmement importants. C’est ainsi, par exemple, que Lénine développe le matérialisme dialectique dans ses rapports avec les dernières découvertes de la physique. Il faut donc, quand on veut parler de l’œuvre théorique de Lénine et de Staline, commencer par l’étudier.

   Lénine souligne que ce qu’il y a de significatif dans la philosophie du marxisme, c’est qu’elle a libéré les classes exploitées de la sujétion intellectuelle.

   Seul le matérialisme philosophique de Marx a montré au prolétariat, écrit Lénine, le moyen de sortir de l’esclavage spirituel sous lequel les classes opprimées languissaient jusque-là… Seule la théorie économique de MARX révéla la situation réelle du prolétariat dans le développement général du capitalisme.

   En étudiant la philosophie du marxisme, en diffusant cette philosophie, nous permettrons d’une manière générale de liquider tout ce qui peut rester encore d’une sujétion intellectuelle à l’idéologie des classes dominantes.

   Mais en même temps, dans la situation actuelle, placés en face de la négation des véritables traits de la pensée française nous travaillerons à une rénovation de la philosophie française. On parlait des lumières françaises au XVIIIème siècle Aujourd’hui il y a une vaste entreprise pour réaliser le servage intellectuel au moyen d’idéologies fascistes ou fascisantes. Contre ces tentatives, en reprenant la philosophie du progrès sous sa forme la plus moderne, nous travaillerons de nouveau pour l’existence des lumières françaises, et nous permettrons en même temps à la philosophie française de revenir à ses traits caractéristiques qui sont la foi dans la science, dans le progrès, dans l’émancipation de l’humanité tout entière.

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