Le problème de la terre au Pérou
Jose Carlos Mariategui
10 – La « communauté » et la grande propriété
La défense de la « commune » indigène ne se résout pas à des principes abstraits de justice ni à des considérations sentimentales et traditionnelles, mais à des raisons concrètes et pratiques d’ordre économique et social. La propriété communale n’est pas au Pérou une économie primitive qui aurait peu à peu fait place à une économie progressive fondée sur la propriété individuelle. Non ; les « communes » ont été dépouillées de leurs terres au profit du latifundia féodal ou semi-féodal, intrinsèquement incapable de progrès technique. (( En rédigeant ce travail, j’ai rencontré dans le livre de la Haye de la Torre « Pour l’émancipation de l’Amérique Latine », des concepts qui coïncident absolument avec les miens sur la question agraire en général et sur la communauté indigène en particulier. Nous partons des mêmes points de vue, de telle manière qu’il est inévitable que nos conclusions sont aussi les mêmes.))
Sur la côte, le latifundia a évolué du point de vue des cultures de la routine féodale à la technique capitaliste tandis que la commune indigène a disparu en tant qu’exploitation communiste de la terre. Mais dans la sierra, les latifundia ont conservé intégralement leur caractère féodal, opposant une bien plus grande résistance que la « commune » au développement de l’économie capitaliste. En effet, la « commune » , quand elle s’est mise en contact avec le système commercial et les voies de transport centrales gr â ce au chemin de fer, est parvenue spontanément à se transformer en coopérative. Castro Pozo, qui comme chef de la section de sujets indigènes du Ministère du Développement, a amassé des données abondantes sur la vie des communautés, signale et développe le cas suggestif de l’ensemble de parcelles de Muquiyauyo, dont il dit qu’il présente les caractères de coopérative de production, de consommation et de crédit. « Propriétaire d’une magnifique installation et d’une usine électrique sur les bords du Mantaro, à partir de laquelle sont réparties la lumière et la force motrice pour les petites industries des districts de Jauja, de Concepción, le Mito, Muqui, Sincos, Huaripampa et Muquiyauyo, il s’est transformé en institution commune par excellence, dans laquelle non seulement ne se sont pas relâchées les coutumes indigènes, mais celles-ci ont grandement participé à la réalisation de l’oeuvre entreprise. Il a su disposer de l’argent qu’il possédait en l’employant à l’acquisition de grandes machineries et a ainsi économisé sur la valeur de la main-d’oeuvre employée, comme s’il s’agissait de la construction d’un édifice commun en travaillant en « mingas » dans lesquelles jusqu’aux femmes aux enfants se rendaient utiles dans le transport des matériaux de construction » ((Castro Pozo, op. cité.)).
La comparaison entre « commune » et « latifundia » comme entreprise de production agricole est défavorable au second. En régime capitaliste, la grande propriété chasse et se substitue à la petite propriété grâce à son aptitude à intensifier la production au moyen d’une technique de culture avancée. L’industrialisation de l’agriculture amène avec elle la concentration de la propriété agraire. La grande propriété apparaît alors justifiée par l’intérêt de la production, identifié théoriquement du moins avec l’intérêt de la société.
Il en est tout autrement du latifundia qui ne répond pas à une nécessité économique. Mises à part les plantations de canne à sucre qui servent à la production de l’eau-de-vie destinée à l’intoxication et àl’abrutissement du paysan indigène, les cultures dans les latifundia de la sierra sont généralement les mêmes que celles des « communes » .
Et les chiffres de production ne diffèrent pas. Le manque de statistiques agricoles ne permet pas d’établir avec exactitude les différences partielles, mais toutes les données disponibles nous autorisent à soutenir que les cultures de la commune ne sont pas, en moyenne, inférieures aux cultures des latifundia. La seule statistique concernant la production dans la sierra, celle du blé, confirme cette conclusion. Castro Pozo, en résumant ces données statistiques sur 1917-18, écrit : « La récolte a donné, en moyenne, 450 et 580 kilos par hectare, respectivement, pour la propriété commune et l’individuelle. Si on tient compte du fait que les meilleures terres sont mises à disposition des propriétaires terriens, puisque la lutte pour celles-ci, dans les départements du Sud, s’est conclu finalement par l’élimination du petit exploitant indigène par la violence ou même par son massacre, et que l’ignorance du propriétaire collectif l’amène de préférence à cacher les données exactes relatives au montant de la récolte, en les diminuant par crainte de nouveaux impôts ou taxes de la part des autorités politiques subalternes ou de leurs percepteurs; on conviendra facilement que la différence de production par hectare en faveur de la propriété individuelle ne reflète pas la réalité, que, raisonnablement, il faut la considérer comme non-existante, et considérer que, dans l’une et l’autre forme de propriété, les rendement des cultures sont identiques » ((Ibid)).
Dans la Russie féodale du siècle dernier, le rendement dans les latifundia était supérieur au rendement de la petite propriété. Les chiffres en hectolitres et par hectare étaient les suivants: pour le seigle, 11,5 contre 9,4 au Pérou; pour le blé, 11 contre 9,1 ; pour l’avoine, 15,4 contre 127 ; pour l’orge, 11,5 contre 10,5; pour les pommes de terre, 92,3 contre 72 ((Schkaff.)).
Les latifundia de la sierra péruvienne viennent donc en arrière des latifundia tant exécrés de la Russie tsariste, en tant que facteur de production.
La « commune » , au contraire, accuse, d’une part, une capacité effective à se développer et à se transformer et, d’autre part, elle se présente comme un système de production qui maintient vivaces chez l’Indien les stimulations morales nécessaires à son rendement maximum comme travailleur. Castro Pozo a fait une très juste observation quand il a écrit que « la communauté indigène a conservé deux grands principes économique sociaux que jusqu’à présent ni la sociologie ni l’empirisme de la grande industrie n’ont pu reproduire d’une manière satisfaisante : le contrat multiple du travail et avec la réalisation de celui-ci, une usure physiologique moindre dans une atmosphère de relations agréables, d’émulation et de camaraderie » ((Castro Pozo. L’auteur a des observations très intéressantes sur les éléments spirituels de l’économie communautaire. » L’énergie, la persévérance et l’intérêt – signale-t-il – avec lesquels un comunero [membre d’une communauté agricole n.d.t.] charge [Quipichar : charger sur le dos. Une coutume indigène répandue dans toute la sierra. Les chargeurs, les fleteros – chauffeurs-transporteurs en principe indépendants n.d.t. – et les arrimeurs de la côte, chargent sur l’épaule] une moisson, une gerbe de blé ou de l’orge, et marche, d’un pas léger vers des temps heureux, lançant tout en courant une plaisanterie à son compagnon ou souffrant de voir celui qui va derrière en ployant sous sa charge, présentent une différence décisive et profonde, avec le laisser-aller, la froideur, le laxisme de l’âme et, apparemment, la fatigue, des yanaconas qui prêtent leurs services pour des travaux identiques ou d’autres de même nature, franchissent visiblement l’abîme qui sépare ces deux états psycho-physiques très différents. Et la première interrogation qui vient à l ‘esprit, est : ‘quelle influence exerce dans le processus du travail son objectivation dans une finalité concrète et immédiate’ ? « )).
En dissolvant ou en détruisant la « commune » , le régime féodal des « latifundia » , non seulement s’est attaqué à une institution économique, mais aussi et surtout à une institution sociale qui défend la tradition indigène, qui conserve la fonction de la famille paysanne et qui traduit ce sentiment juridique et populaire auquel Proudhon et Sorel assignaient une si haute valeur. ((Sorel qui a consacré beaucoup d’attention aux concepts de Proudhon et Le Play sur le rôle de la famille dans la structure et l’esprit de la société considère avec sagacité « la partie spirituelle du milieu économique ». S’il a regretté quelque chose chez Marx, c’est un esprit pas assez porté vers le côté juridique des chose, bien qu’il ait admis que cet aspect de la production n’échappait pas à la dialectique de l’homme de Trèves. » Il est connu – écrit-il dans son « Introduction à l’économie moderne » – que l’observation des coutumes des familles de la plaine saxonne a beaucoup impressionné Le Play au commencement de ses voyages et a exercé une influence décisive sur sa pensée. Je me suis demandé si Marx n’avait pas pensé à ces anciennes coutumes quand il a accusé le capitalisme d’avoir fait du prolétaire un homme sans famille ». Par rapport aux observations de Castro Pozo, je veux rappeler un autre concept de Sorel : » Le travail dépend, dans une très vaste mesure, des sentiments que les ouvriers ressentent devant leur travail « .))