Le problème de la terre au Pérou
Jose Carlos Mariategui
4 – Le colonisateur espagnol
L’incapacité des colonisateurs espagnols à organiser l’économie péruvienne sur ses propres bases agricoles s’explique par le type de colonisateurs que l’Espagne nous envoya. Alors qu’en Amérique du Nord la colonisation apporta avec elle les germes d’un esprit et d’une économie calqués sur ceux qui se développaient à cette époque en Europe et auxquels l’avenir appartenait, en Amérique du Sud, les colonisateurs importèrent les techniques et les méthodes d’un esprit et d’une économie qui déclinaient et qui n’appartenaient qu’au passé. Cette thèse pourrait sembler trop simpliste à ceux qui considèreraient seulement son aspect économique et aux survivants, qui s’ignorent, du vieux scolasticisme rhétorique. Ceux-là présentent le manque d’aptitude à comprendre les faits économiques qui constitue le défaut capital de nos amateurs d’histoire. J’ai eu le plaisir de trouver, dans le livre récent de José Vasconcelos « Indología », un jugement qui a l’avantage de venir d’un penseur à qui l’on ne peut attribuer ni beaucoup de marxisme ni peu d’hispanisme. « Même s’il n’y avait pas – écrit Vasconcelos – beaucoup d’autres causes d’ordre moral et d’ordre physique expliquant parfaitement le spectacle apparemment désespéré de l’énorme progrès des saxons au Nord et le pas lent et désorienté des latins du Sud, la seule comparaison des deux systèmes, des deux régimes de propriété, suffirait pour expliquer les raisons de ce contraste. Au Nord il n’y a pas eu de rois qui disposaient de la terre d’autrui comme de leur bien propre. Sans beaucoup de considération de la part de leurs monarques et plutôt dans un certain état de rébellion morale contre le monarque anglais, les colonisateurs du Nord ont développé un système de propriété privée où chacun payait le prix de sa terre et n’occupait pas plus d’étendue qu’il n’en pouvait cultiver. De la même façon au lieu des services on a développé les cultures. Et au lieu d’une aristocratie guerrière et agricole, avec les blasons d’une vague ascendance royale, héritant avec courtoisie d’une lignée d’abjections et d’homicides, s’est développée une aristocratie apte à ce qu’on nomme « démocratie », une démocratie qui à ses débuts n’a pas reconnu d’autre précepte que la devise française : « liberté, égalité, fraternité ». Les hommes du Nord ont conquis la forêt vierge, mais ils n’ont pas permis que le général victorieux dans la lutte contre les indiens s’emparât, à la manière antique, de « tout ce qu’atteint le regard ». Les terres récemment conquises n’étaient pas non plus laissées à la grâce du souverain pour qu’il les distribuât à son gré et créât une noblesse d’une moralité double : lâche devant le souverain, insolente et oppresseuse vis-à-vis des plus faibles. Au Nord, la République a coïncidé avec le grand mouvement d’expansion et la République s’est réservé une grande étendue de bonnes terres, elle a créé de grandes réserves soustraites au commerce privé, mais elle ne les a pas employées pour créer des duchés, pour récompenser des services patriotiques, au contraire elle les a destinées à la promotion de l’instruction populaire. Et ainsi, à mesure que s’accroisait la population, l’augmentation de la valeur des terres suffisait pour financer l’enseignement. Et chaque fois qu’une nouvelle ville se levait au milieu du désert la mode n’était pas à un régime de concession, à un régime de faveurs, mais à la l’attribution publique des lots préalablement formés en subdivisant le plan de la future grande ville. Et à la limitation du nombre de lots pouvant être acquis en même temps par une personne se présentant seule. D’après ce savant, la grande puissance nord-américaine provient de ce régime de justice sociale. Pour n’avoir pas procédé de la même façon, nous sommes toujours à la traîne sur notre chemin » ((José Vasconcelos, « Indología ».)).
La féodalité, ainsi qu’il ressort de l’avis de Vasconcelos, est la tare que nous laissa la colonisation. Les pays qui, depuis l’indépendance, ont réussi à se guérir de cette tare sont ceux qui ont progressé ; ceux qui n’ont pas encore atteint ce but sont les pays arriérés. Nous avons déjà vu comment le fléau de l’esclavage s’ajoutait au fléau qu’est la féodalité
Les espagnols ne bénéficiaient pas des mêmes conditions de colonisation que les anglo-saxons. La création des Etats-Unis apparaît comme étant une oeuvre de pionniers. L’Espagne, après l’épopée de la conquête, ne nous a envoyé presque rien sauf des nobles, les ecclésiastiques et les roturiers. Les conquistadors étaient d’une souche héroïque ; les colonisateurs, non. Ils se sentaient « messieurs », ils ne se sentaient pas « pionniers ». Ceux qui pensaient que la richesse du Pérou étaient dans ses métaux précieux, ont transformé le travail des mines, avec la pratique des mitas((NT : Mita : Bien que la législation des Indes ait interdit l’esclavage des indigènes, il existait dans le Río de La Plata, comme dans le reste de l’Amérique espagnole, trois types de travail forcé faisant appel à une main-d’oeuvre indienne : l’encomienda, la mita et le yanaconazgo.
La mita était une institution, créée sur le modèle inca, qui obligeait chaque population ou tribu à fournir aux espagnols un nombre de travailleurs, Mitayos, qui était périodiquement renouvelé. En Quetchua, la Mita signifie Tour. Le système des mitas fut appliqué surtout à l’exploitation minière, où les pénibles conditions de travail et de vie provoquèrent une forte mortalité parmi les mitayos indigènes. La mita impliquait aussi le paiement d’un salaire mais dans la plupart des cas, les mitayos ne reçurent d’autre rétribution que le strict minimum pour subsister. La pratique de la mita fut courante dans l’activité minière du haut Pérou, notamment au Potosí, et son application brutale entraîna chez les populations concernées un taux de mortalité extrêmement élevé.)), en un facteur d’anéantissement du capital humain et de décadence de l’agriculture. Dans le langage propre du civiliste((Civilisme : Le « Civilismo » péruvien n’est pas seulement le nom du courant politique structuré autour du parti Civil, fondé dans les années soixante-dix du XIXème siècle. Le terme ne se limite pas non plus à la seule dénomination de l’opposition civile à l’hégémonie de l’armée et des militaires dans la vie publique de la période post-indépendante. C’est bien plus l’instrument de la première transition socio-politique péruvienne, de la période coloniale et d’un incertain XIXème siècle vers la « modernité » capitaliste, vers le XXème siècle. (Pablo F. Luna, Le Civilisme) )) nous lisons un acte d’accusation : Javier Prado écrit que « l’état de l’agriculture dans le Virreinato du Pérou était tout à fait lamentable à cause du système économique absurde maintenu par les Espagnols », et que « le dépeuplement du pays était du au régime d’exploitation. » ((Javier Prado, op. citée.))
Le colonisateur, qui au lieu de s’établir dans les champs, s’établit dans les mines, avait la psychologie du chercheur d’or. Il n’était pas, par conséquent, un créateur de richesses. Une économie, une société sont l’oeuvre de ceux qui colonisent et travaillent la terre, non de ceux qui extraient les trésors d’un sous-sol. L’histoire de l’essor et de la décadence de nombreuses populations coloniales de la sierra, liés à la découverte et à l’abandon de mines rapidement épuisées, démontre amplement, d’après nous, cette loi historique.
De telle manière que les seuls pelotons de vrais colonisateurs que nous envoya l’Espagne furent les missions jésuites et dominicaines. Ces deux congrégations, et plus particulièrement celle des jésuites, créèrent au Pérou plusieurs centres de production intéressants. Les jésuites ont utilisé dans leur mission les facteurs religieux, politiques et économiques, non dans la même mesure qu’au Paraguay, où ils ont réalisé leur expérience la plus large et la plus fameuse, mais conformément aux mêmes principes.
Cette fonction des congrégations n’est pas seulement conforme à la politique suivie par les jésuites en Amérique espagnole, mais dans la tradition même des monastères au Moyen-Age. Les monastères eurent dans la société moyennageuse, entre autres, un rôle économique. A une époque guerrière et mystique, ils se chargèrent de sauver les techniques des métiers et des arts, exerçant et cultivant les éléments sur lesquels devaient se constituer plus tard l’industrie bourgeoise. Jorge Sorel est l’un des économistes modernes qui remarque et définit le mieux le rôle des monastères dans l’économie européenne, en étudiant l’ordre bénédictin comme prototype du monastère « entreprise industrielle ». » Trouver les capitaux était, – signale Sorel – un très difficile problème à résoudre en ce temps-là ; pour les moines il était assez simple. Très rapidement les donations des familles riches ont prodigué de grandes quantités de métaux précieux ; l’accumulation primitive semblait très facilitée. D’autre part les couvents dépensaient peu et les économies draconiennes que les règles imposaient rappellent les habitudes parcimonieuses des premiers capitalistes. Pendant longtemps les moines ont été dans en situation de faire des opérations excellentes pour augmenter leur fortune « . Sorel nous expose comment, « après avoir rendu à l’Europe les services éminents que tout le monde reconnaît, ces institutions ont rapidement décliné » et comment les bénédictins « ont cessé d’être des ouvriers regroupés dans un atelier presque capitaliste et sont devenus des bourgeois retirés des affaires, qui ne pensaient pas à autre chose qu’à vivre à la campagne dans une douce oisiveté » ((Georges Sorel, « Introduction à l’économie moderne ».)). Cet aspect de la colonisation, comme plusieurs autres facettes de notre économie, n’a pas encore été étudié. Il m’est revenu à moi, marxiste avoué et convaincu, de le constater. Je juge cette étude fondamentale pour la justification économique des mesures qui, dans la politique agraire du futur, concerneront les biens des couvents et des congrégations. Il conviendra d’établir d’une manière concluante la caducité pratique de leur domination et des titres royaux sur lesquels elle se basait.