Enquête ouvrière
Karl Marx
20 avril 1880
Aucun gouvernement (monarchiste ou républicain bourgeois) n’a osé entreprendre une enquête sérieuse sur la situation de la classe ouvrière française. Mais, en revanche, que d’enquêtes sur les crises agricoles, financières, industrielles, commerciales, politiques.
Les infamies de l’exploitation capitaliste révélées par l’enquête officielle du gouvernement anglais((Il s’agit du résultat des travaux de la commission parlementaire britannique sur le sweating system, qui eut, entre autres conséquences non désirées, comme résultat de pousser le mouvement Trade unioniste vers le nouvel unionisme, une forme anglaise de syndicalisme révolutionnaire. Le rapport dénonçait les conditions faites aux travailleurs précaires et aux manœuvres spécialisés.)) ; les conséquences légales que ces révélations ont produites (limitation de la journée légale de travail à 10 heures, lois sur le travail des femmes et des enfants, etc.) ont rendu la bourgeoisie française encore plus craintive des dangers que pourrait représenter une enquête impartiale et systématique.
En attendant que nous puissions amener le gouvernement républicain à imiter le gouvernement monarchique de l’Angleterre, à ouvrir une grande enquête sur les faits et méfaits de l’exploitation capitaliste, nous allons, avec les faibles moyens dont nous disposons, essayer d’en commencer une. Nous espérons être soutenus dans notre œuvre, par tous les ouvriers des villes et des campagnes qui comprennent qu’eux seuls peuvent décrire en toute connaissance de cause les maux qu’ils endurent ; qu’eux seuls, et non des sauveurs providentiels peuvent appliquer énergiquement les remèdes aux misères que l’exploitation capitaliste leurs font subir.
I
- Quel est votre métier ?
- Est-ce que l’atelier où vous travaillez appartient à un capitaliste ou à une compagnie d’actionnaires ?
- Donnez le nombre de personnes employées
- donnez leur âge et leur sexe
- Quel est âge le plus jeune auquel les enfants (garçons et filles) sont admis ?
- Donnez le nombre de surveillants et des autres salariés qui ne sont pas des salariés ordinaires.
- Y a-t-il des apprentis ? – Combien ?
- Outre les ouvriers ordinairement et régulièrement employés, y’en a-t-il d’autres qui ne viennent qu’ à certaines saisons ?
- Est-ce que l’entreprise de votre patron travaille exclusivement ou principalement pour les chalands de la localité, pour le marché intérieur général ou pour l’exportation étrangère ?
- L’atelier est-il situé à la campagne ou à la ville ?
- Si votre atelier est situé à la campagne est-ce que votre travail industriel suffit à vous faire vivre, ou bien le combinez vous avec un travail agricole ?
- Est-ce que votre travail est fait à la main ou avec l’aide des machines ?
- Donnez des détails sur la division du travail de votre industrie.
- Emploie-t-on la vapeur comme force motrice ?
- ((Le texte de référence est abîmé. La question tourne autour de l’effet des cadences induites par l’utilisation d’une force motrice centralisée sur les cadences et la santé physique et nerveuse de l’ouvrier.))
- Décrivez les conditions hygiéniques de l’atelier : dimension des pièces, place assignée à chaque ouvrier ; ventilation, température, blanchissement des murs à la chaux, lieux d’aisance, propreté générale ; bruit des machines, poussières métalliques, humidité, etc.
- Existe-t-il une surveillance municipale ou gouvernementale sur les conditions hygiéniques des ateliers ?
- Dans votre industrie, y a-t-il des émanations délétères spéciales engendrant des maladies spécifiques pour les ouvriers ?
- L’atelier est-il encombré de machines ?
- La force motrice, les appareils de transmission et les machines sont-elles protégées de manière à prévenir tout accident ?
- Enumérez les accidents arrivés durant votre expérience personnelle.
- Si vous travaillez dans une mine, énumérez les mesures préventives prises par votre employeur pour ventiler, pour empêcher les explosions et autres accidents dangereux.
- Si vous travaillez dans une fabrique de produit chimique, dans une usine, une manufacture d’objets métalliques ou toute autre industrie présentant des dangers spéciaux, énumérez les mesures de prévention prises par votre employeur.
- Quels sont les moyens d’éclairage de votre atelier (gaz, pétrole, etc.) ?
- En cas d’incendie, les moyens de fuite sont-ils suffisants ?
- En cas d’accident votre employeur est-il obligé légalement d’indemniser l’ouvrier ou sa famille ?
- Sinon, a-t-il jamais indemnisé ceux à qui il est arrivé malheur pendant qu’ils travaillaient à l’enrichir ?
- Y a-t-il un service médical dans votre atelier ?
- Si vous travaillez à votre domicile, décrivez l’état de votre chambre de travail. – vous servez-vous seulement d’outil ou de petite machine ? – vous faites vous aider par vos enfants ou d’autres personnes (adultes ou enfants, mâles ou femelles) ? – travaillez-vous pour des clients particuliers ou pour un entrepreneur ? – traitez-vous directement avec lui ou par un intermédiaire ?
II
- Enumérez les heures de travail quotidiennes et les jours de travail pendant la semaine.
- Enumérez les jours fériés pendant l’année.
- Quelles sont les interruptions de la journée de travail ?
- Les repas sont-ils pris à des intervalles déterminés ou irrégulièrement ? Sont-ils pris en dehors de l’atelier ?
- Travaille-t-on pendant les heures des repas ?
- Si on emploie la vapeur, quand la donne-t-on, quand l’arrête-t-on ?
- Y a-t-il du travail de nuit ?
- Enumérez les heures de travail des enfants et des jeunes personnes en dessous de 16 ans.
- Y-a-t-il des relais d’enfants et de jeunes personnes se remplaçant mutuellement pendant les heures de travail ?
- Les lois sur le travail des enfants sont-elles mises en vigueur par le gouvernement ou la municipalité ? Les employeurs s’y soumettent-ils ?
- Existe-t-il des écoles pour les enfants et les jeunes personnes employés dans votre métier ? S’il y en a, quelles sont les heures d’école ? qui les dirige ? Qu’ y enseigne-t-on ?
- Quand le travail est de nuit et de jour, quel est le système de relais ?
- Quelle est la prolongation habituelle des heures de travail pendant la période de grande activité industrielle ?
- Les machines sont-elles nettoyées par des ouvriers spécialement engagés pour ce travail ; ou le sont-elles gratuitement par les ouvriers employés aux machines pendant leur journée de travail ?
- Quels sont les règlements et les amendes pour les retards ? quand la journée de travail commence-t-elle, quand recommence-t-elle après le repas ?
- Quel temps perdez-vous en vous rendant à l’atelier et en rentrant chez vous ?
III
- Quels sont les contrats que vous passez avec votre employeur ? Êtes-vous engagé à la journée, à la semaine, au mois, etc. ?
- Quelles sont les conditions stipulées pour donner ou recevoir son congé ?
- Dans le cas de bris de contrat, quand c’est l’employeur qui est en faute, quelle est sa pénalité ?
- Quand c’est l’ouvrier qui est en faute qu’elle est sa pénalité ?
- S’il y a des apprentis, quels sont les termes de leur contrat ?
- Votre travail est-il régulier ou irrégulier ?
- Dans votre métier travaille-t-on seulement de certaines saisons ; ou est-ce que le travail, dans les temps ordinaires, est distribué plus ou moins également pendant toute l’année ? Si vous ne travaillez qu’à de certaines saisons, comment vivez-vous dans l’intervalle ?
- Etes vous payé au temps ou à la pièce ?
- Si vous êtes payé au temps, êtes vous payé à l’heure ou à la journée ?
- Y a-t-il des salaires extra, pour du travail extra ? Quels sont-ils ?
- Si vos salaires sont payés à la pièce, comment les fixe-t-on ? Si vous êtes employé dans des industries où le travail est mesuré par la quantité ou le poids, comme c’est le cas dans les mines, votre employeur ou ses commis ont-ils recours à des tricheries pour vous frauder d’une partie de vos gains ?
- Si vous êtes payé à la pièce, fait-on de la qualité de l’article un prétexte pour des déductions frauduleuses de vos salaires ?
- Que vous soyez payé à la pièce ou au temps, quand êtes-vous payé, en d’autres mots combien long est le crédit que vous faite à votre maître avant de recevoir le prix du travail exécuté ? Etes vous payé après une semaine. un mois, etc., ?
- Avez-vous remarqué que le retard dans le paiement de vos salaires vous oblige à recourir fréquemment au mont de piété((Il s’agit du prêteur sur gage. Le crédit municipal, l’héritier des monts de piété, ne semble pas aujourd’hui être utilisé par la classe ouvrière. Le système bancaire moderne offre, aujourd’hui d’autre possibilité de crédit, le découvert, par exemple.)), payant là un haut taux d’intérêt, vous dépouillant de choses dont vous avez besoin ; de faire des dettes chez les boutiquiers, devenant leur proie parce que vous êtes leur débiteur ? Connaissez-vous des cas où des ouvriers ont perdu leurs salaires par la faillite ou la banqueroute de leurs patrons ?
- Les salaires sont-ils payés directement par le patron ou par des intermédiaires (marchandeurs, etc…) ?
- Si les salaires sont payés par des marchandeurs ou d’autres intermédiaires, quels sont les termes de votre contrat ?
- Quel est le taux de votre salaire en argent au jour et à la semaine ?
- Quels sont les salaires des femmes et des enfants coopérant avec vous dans le même atelier ?
- Quel a été dans votre atelier le salaire à la journée le plus élevé pendant le mois dernier ?
- Quel a été le salaire à la pièce le plus élevé pendant le mois dernier ?
- Quel a été votre salaire pendant le même temps, et si vous avez une famille, quels sont les salaires de votre femme et de vos enfants ?
- Les salaires sont-ils payés entièrement en argent ou autrement ?
- Si c’est votre employeur qui vous loue votre domicile quelles sont les conditions ? Est-ce qu’il déduit le loyer de votre salaire ?
- Quels sont les prix des objets nécessaires, tels que : * Loyer de votre habitation ; conditions de locations ; le nombre de pièces qui la composent, des personnes qui y demeurent : réparations, assurances ; achat et entretien du mobilier, chauffage, éclairage,. tabac.c. * Nourriture : pain, viande, légumes, pommes de terre, etc., laitages, oeufs. poissons, beurre, huile, saindoux, sucre, sel, épiceries, café, chicorée. bière, cidre, vin, etc.. tabac. * Habillement : pour les parents et les enfants, blanchissage, soins de propreté, bains, savons, etc. * Frais divers : ports de lettres, emprunt et dépôts au mont-de-piété, frais d’école des enfants, d’apprentissage, achat de journaux. de livres, etc., contributions à des sociétés de secours mutuels pour des grèves, des coalitions, des sociétés de résistance, etc. * Frais, s’il y en a, occasionnés par l’exercice de votre métier. * Impôts
- Essayez d’établir le budget hebdomadaire et annuel de vos revenus et de ceux de votre famille, de vos dépenses hebdomadaires et annuelles !
- Avez vous remarqué, durant votre expérience personnelle, une plus grande hausse dans les objets nécessaires à la vie, tels que logement, nourriture, etc., que dans le salaire ?
- Énumérez les variations dans le taux des salaires qui vous sont connues.
- Mentionnez les abaissements de salaires dans les temps de stagnation et de crise industrielle.
- Mentionnez les hausses de salaires dans les prétendus temps de prospérité.
- Mentionnez les interruptions dans le travail par le changement des modes et les crises particulières et générales. Racontez vos propres chômages involontaires.
- Comparez les prix des articles que vous produisez ou des services que vous rendez avec le prix de votre travail.
- Citez le cas que vous connaissez d’ouvriers déplacés par l’introduction des machines ou des autres perfectionnements.
- Avec le développement des machines et la productivité du travail, l’intensité ou la durée du travail ont-elles augmenté ou diminué ?
- Connaissez-vous aucune augmentation de salaire comme conséquence des progrès de la production ?
- Avez-vous jamais connu des ouvriers ordinaires qui aient pu se retirer à l’âge de 50 ans et vivre sur l’argent gagné dans leur qualité de salarié ?
- Quel est, dans votre métier, le nombre d’années pendant lequel un ouvrier de santé moyenne peut continuer à travailler ?
IV
- Existe-t-il des sociétés de résistance((Il s’agit du nom générique donné à l’époque aux syndicats, illégaux à l’époque. la loi abrogeant la loi Lechapelier de 1792, date de 1884.)) dans votre métier et comment sont-elles conduites ? – envoyez leurs statuts et règlements.
- Combien de grèves se sont produites dans votre métier pendant le cours de votre expérience ?
- Combien de temps ces grèves ont-elles duré ?
- Étaient-elles générales ou partielles ?
- (…) de la journée de travail ou étaient-elles causées par d’autres motifs ?
- Quels ont été leurs résultats ?
- Parlez de l’action des Prud’hommes.
- Votre métier a t-il soutenu des grèves d’ouvriers appartenant à d’autres corps de métiers ?
- Parlez des règlements et des pénalités établies par votre employeur pour le gouvernement de ses salariés.
- Y a t-il des coalitions d’employeurs pour imposer des réductions de salaires, des augmentations de travail, pour entraver des grèves et plus généralement pour imposer leur volonté ?
- Connaissez-vous des cas où le gouvernement ait abusé des forces publiques pour les mettre au service des employeurs contre leurs employés ?
- Connaissez-vous des cas où le gouvernement soit intervenu pour protéger les ouvriers contre les exactions des maîtres et leurs illégales coalitions ?
- Le gouvernement fait-il exécuter contre les maîtres les lois qui existent sur le travail ? Est-ce que les inspecteurs remplissent leur devoir ?
- Existe t-il dans votre atelier ou votre métier des sociétés de secours mutuel pour les cas d’accidents, de maladie, de mort, d’incapacité temporaire de travail, de vieillesse, etc. Envoyez leurs statuts et règlements.
- Est-ce que l’entrée de ces sociétés est volontaire ou compulsive ? Est-ce que les fonds sont exclusivement sous le contrôle des ouvriers ?
- Si les contributions sont compulsives et sous le contrôle des maîtres, les retiennent-ils sur les salaires ? Est-ce qu’elles sont rendues à l’ouvrier quand il donne congé ou est expulsé ? Connaissez-vous des cas où des ouvriers ont bénéficié de soi-disant caisses de retraite contrôlées par les patrons, mais dont le capital constituant est prélevé sur les salaires des ouvriers ?
- Y a t-il des sociétés coopératives dans votre métier ? Comment sont-elles dirigées ? Est-ce qu’elles emploient des ouvriers du dehors de la même façon que les capitalistes le font ?
- Existe t-il dans votre métier des ateliers où les rétributions des ouvriers sont payées en partie sous le nom de salaires et en partie sous le nom de prétendus coparticipations dans les profits ? Comparez les sommes reçues par ces ouvriers et celles reçues par d’autres ouvriers où il n’existe pas de prétendue coparticipation dans les profits. Enumérez les engagements des ouvriers vivant sous ce régime. Peuvent-ils faire des grèves etc., ou leur est-il simplement permis d’être les humbles serviteurs de leurs maîtres ?
- Quelles sont les conditions générales, physiques, intellectuelles, morales, des ouvrières et ouvriers employés dans votre métier ?
- Observations générales.