L’idéologie allemande
Karl Marx
1845
L’idéologie en général et en particulier l’idéologie allemande
Même dans ses tout derniers efforts, la critique allemande n’a pas quitté le terrain de la philosophie. Bien loin d’examiner ses bases philosophiques générales, toutes les questions sans exception qu’elle s’est posées ont jailli au contraire du sol d’un système philosophique déterminé, le système hégélien. Ce n’est pas seulement dans leurs réponses, mais bien déjà dans les questions elles-mêmes qu’il y avait une mystification. Cette dépendance de Hegel est la raison pour laquelle vous ne trouverez pas un seul de ces modernes critiques qui ait seulement tenté de faire une critique d’ensemble du système hégélien, bien que chacun jure avec force qu’il a dépassé Hegel. La polémique qu’ils mènent contre Hegel et entre eux se borne à ceci : chacun isole un aspect du système hégélien et le tourne à la fois contre le système tout entier et contre les aspects isolés par les autres. On commença par choisir des catégories hégéliennes pures, non falsifiées, telles que la substance, la Conscience de soi, plus tard on profana ces catégories par des termes plus temporels tels que le Genre, l’Unique, l’Homme, etc.
Toute la critique philosophique allemande de Strauss à Stirner se limite à la critique des représentations religieuses ((L’idéologie en général, spécialement la philosophie allemande.
Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects cependant ne sont pas séparables; aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement. L’histoire de la nature, ce qu’on désigne par science de la nature, ne nous intéresse pas ici; par contre, il nous faudra nous occuper en détail de l’histoire des hommes : en effet, presque toute l’idéologie se réduit ou bien à une conception fausse de cette histoire, ou bien à en faire totalement abstraction. L’idéologie elle même n’est qu’un des aspects de cette histoire.)). On partit de la véritable religion et de la théologie proprement dite. Ce que l’on entendait par conscience religieuse, par représentation religieuse, reçut par la suite des déterminations diverses. Le progrès consistait à subordonner aussi à la sphère des représentations religieuses ou théologiques les représentations métaphysiques, politiques, juridiques, morales et autres, que l’on prétendait prédominantes; de même, on proclamait que la conscience politique, juridique et morale est une conscience religieuse ou théologique, et que l’homme politique, juridique et moral, « l’homme » en dernière instance est religieux. On postula la domination de la religion. Et petit à petit, on déclara que tout rapport dominant était un rapport religieux et on le transforma en culte, culte du droit, culte de l’État, etc. Partout, on n’avait plus affaire qu’aux dogmes et à la foi dans les dogmes. Le monde fut canonisé à une échelle de plus en plus vaste jusqu’à ce que le vénérable saint Max pût le canoniser en bloc et le liquider ainsi une fois pour toutes.
Les vieux-hégéliens avaient compris toute chose dès l’instant qu’ils l’avaient ramenée à une catégorie de la logique hégélienne. Les jeunes-hégéliens critiquèrent tout, en substituant à chaque chose des représentations religieuses ou en la proclamant théologique. Jeunes et vieux-hégéliens sont d’accord pour croire, dans le monde existant, au règne de la religion, des concepts et de l’Universel. La seule différence est que les uns combattent comme une usurpation cette domination que les autres célèbrent comme légitime.
Chez les jeunes-hégéliens, les représentations, idées, concepts, en un mot les produits de la conscience, qu’ils ont eux-mêmes promue à l’autonomie, passent pour les chaînes réelles des hommes au même titre qu’ils sont proclamés comme étant les liens réels de la société humaine par les vieux-hégéliens. Il va donc de soi que les jeunes-hégéliens doivent lutter uniquement contre ces illusions de la conscience. Comme, dans leur imagination, les rapports des hommes, tous leurs faits et gestes, leurs chaînes et leurs limites sont des produits de leur conscience, les jeunes-hégéliens, logiques avec eux-mêmes, proposent aux hommes ce postulat moral : troquer leur conscience actuelle contre la conscience humaine, critique ou égoïste, et ce faisant, abolir leurs limites. Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différemment ce qui existe, c’est-à-dire à l’accepter au moyen d’une interprétation différente. En dépit de leurs phrases pompeuses, qui soi-disant « bouleversent le monde » les idéologues de l’école jeune-hégélienne sont les plus grands conservateurs. Les plus jeunes d’entre eux ont trouvé l’expression exacte pour qualifier leur activité, lorsqu’ils affirment qu’ils luttent uniquement contre une « phraséologie ». Ils oublient seulement qu’eux-mêmes n’opposent rien qu’une phraséologie à cette phraséologie et qu’ils ne luttent pas le moins du monde contre le monde qui existe réellement, en se battant uniquement contre la phraséologie de ce monde. Les seuls résultats auxquels put aboutir cette critique philosophique furent quelques éclaircissements en histoire religieuse – et encore d’un point de vue très étroit –, sur le christianisme; toutes leurs autres affirmations ne sont que de nouvelles façons d’enjoliver leurs prétentions d’avoir apporté des découvertes d’une portée historique grâce à ces éclaircissements insignifiants.
Il n’est venu à l’idée d’aucun de ces philosophes de se demander quel était le lien entre la philosophie allemande et la réalité allemande, le lien entre leur critique et leur propre milieu matériel.
Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. Ces bases sont donc vérifiables par voie purement empirique.
La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’existence d’êtres humains vivants. Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Or cet état de choses ne conditionne pas seulement l’organisation qui émane de la nature; l’organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire.
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même.
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence, dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production.
Cette production n’apparaît qu’avec l’accroissement de la population. Elle-même présuppose pour sa part des relations ((Marx emploie ici le mot Verkehr, qu’il traduit lui même par commerce (au sens large du mot) dans sa lettre à Annenkov. Plus loin, reviendront les termes de Verkehrsform, Verkehrsverhältnisse par lesquels Marx entend ce qu’il désignera plus tard par “rapports de production” (Produktionsverhältnsse).)) des individus entre eux. La forme de ces relations est à son tour conditionnée par la production.
Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d’elles en ce qui concerne les forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement les rapports d’une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structure interne de cette nation elle-même, dépendent du niveau de développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures. L’on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu’ont atteint les forces productives d’une nation au degré de développement qu’a atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n’est pas une simple extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu’alors (défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail.
La division du travail à l’intérieur d’une nation entraîne d’abord la séparation du travail industriel et commercial, d’une part, et du travail agricole, d’autre part; et, de ce fait, la séparation de la ville et de la campagne et l’opposition de leurs intérêts. Son développement ultérieur conduit à la séparation du travail commercial et du travail industriel. En même temps, du fait de la division du travail à l’intérieur des différentes branches, on voit se développer à leur tour différentes subdivisions parmi les individus coopérant à des travaux déterminés. La position de ces subdivisions particulières les unes par rapport aux autres est conditionnée par le mode d’exploitation du travail agricole, industriel et commercial (patriarcat, esclavage, ordres et classes). Les mêmes rapports apparaissent quand les échanges sont plus développés dans les relations des diverses nations entre elles.
Les divers stades de développement de la division du travail représentent autant de formes différentes de la propriété; autrement dit, chaque nouveau stade de la division du travail détermine également les rapports des individus entre eux pour ce qui est de la matière, des instruments et des produits du travail.
La première forme de la propriété est la propriété de la tribu ((A l’époque où Marx écrit ces lignes, on attribuait une grande importance à la notion de tribu, de clan. L’ouvrage de L. H. Morgan, publié en 1877 et consacré à l’étude de la société primitive, précisera les notions de “gens” et de “clan”. Engels utilisera les résultats de Morgan dans son ouvrage : L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884).)). Elle correspond à ce stade rudimentaire de la production où un peuple se nourrit de la chasse et de la pêche, de l’élevage du bétail ou, à la rigueur, de l’agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose une grande quantité de terres incultes. À ce stade, la division du travail est encore très peu développée et se borne à une plus grande extension de la division naturelle telle que l’offre la famille. La structure sociale se borne, de ce fait, à une extension de la famille : chefs de la tribu patriarcale, avec au-dessous d’eux les membres de la tribu et enfin les esclaves. L’esclavage latent dans la famille ne se développe que peu à peu avec l’accroissement de la population et des besoins, et aussi avec l’extension des relations extérieures, de la guerre tout autant que du troc.
La seconde forme de la propriété est la propriété communale et propriété d’État qu’on rencontre dans l’antiquité et qui provient surtout de la réunion de plusieurs tribus en une seule ville, par contrat ou par conquête, et dans laquelle l’esclavage subsiste. À côté de la propriété communale, la propriété privée, mobilière et plus tard immobilière, se développe déjà, mais comme une forme anormale et subordonnée à la propriété communale. Ce n’est que collectivement que les citoyens exercent leur pouvoir sur leurs esclaves qui travaillent, ce qui les lie déjà à la forme de la propriété communale. Cette forme est la propriété privée communautaire des citoyens actifs, qui, en face des esclaves, sont contraints de conserver cette forme naturelle d’association. C’est pourquoi toute la structure sociale fondée sur elle et avec elle la puissance du peuple, se désagrège dans la mesure même où se développe en particulier la propriété privée immobilière. La division du travail est déjà plus poussée. Nous trouvons déjà l’opposition entre la ville et la campagne et plus tard l’opposition entre les États qui représentent l’intérêt des villes et ceux qui représentent l’intérêt des campagnes, et nous trouvons, à l’intérieur des villes elles-mêmes, l’opposition entre le commerce maritime et l’industrie. Les rapports de classes entre citoyens et esclaves ont atteint leur complet développement.
Le fait de la conquête semble être en contradiction avec toute cette conception de l’histoire. Jusqu’à présent, on a fait de la violence, de la guerre, du pillage, du brigandage, etc. la force motrice de l’histoire. Force nous est ici de nous borner aux points capitaux et c’est pourquoi nous ne prenons qu’un exemple tout à fait frappant, celui de la destruction d’une vieille civilisation par un peuple barbare et la formation qui s’y rattache d’une nouvelle structure sociale qui repart à zéro. (Rome et les barbares, la féodalité et la Gaule, le Bas-Empire et les Turcs.) Chez le peuple barbare conquérant, la guerre elle-même est encore, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, un mode de rapports normal qui est pratiqué avec d’autant plus de zèle que l’accroissement de la population crée de façon plus impérieuse le besoin de nouveaux moyens de production, étant donné le mode de production traditionnel et rudimentaire qui est pour ce peuple le seul possible. En Italie, par contre, on assiste à la concentration de la propriété foncière réalisée par héritage, par achat et endettement aussi; car l’extrême dissolution des mœurs et la rareté des mariages provoquaient l’extinction progressive des vieilles familles et leurs biens tombèrent aux mains d’un petit nombre. De plus, cette propriété foncière fut transformée en pâturages, transformation provoquée, en dehors des causes économiques ordinaires, valables encore de nos jours, par l’importation de céréales pillées ou exigées à titre de tribut et aussi par la pénurie de consommateurs pour le blé italien, qui s’ensuivait. Par suite de ces circonstances, la population libre avait presque complètement disparu, les esclaves eux-mêmes menaçaient sans cesse de s’éteindre et devaient être constamment remplacés. L’esclavage resta la base de toute la production. Les plébéiens, placés entre les hommes libres et les esclaves, ne parvinrent jamais à s’élever au-dessus de la condition du Lumpenproletariat ((Mot à mot : prolétariat en haillons. Éléments déclassés misérables, non organisés du prolétariat urbain.)) . Du reste, Rome ne dépassa jamais le stade de la ville; elle était liée aux provinces par des liens presque uniquement politiques que des événements politiques pouvaient bien entendu rompre à leur tour.
Avec le développement de la propriété privée, on voit apparaître pour la première fois les rapports que nous retrouverons dans la propriété privée moderne, mais à une plus vaste échelle. D’une part, la concentration de la propriété privée qui commença très tôt à Rome, comme l’atteste la loi agraire de Licinius ((Licinius vers 350 avant notre ère : Tribun du peuple qui avec Sextius édita en 367 des lois favorisant les plébéiens.
En vertu de ces textes, aucun citoyen romain n’avait le droit de posséder plus de 500 jugera (environ 125 ha) de propriété d’État (ager publicus). Après 367, la “faim de terre” des plébéiens fut en partie apaisée grâce aux conquêtes militaires. Ils reçurent en partage une partie des terres ainsi annexées.)), et progressa rapidement à partir des guerres civiles et surtout sous l’Empire; d’autre part, en corrélation avec ces faits, la transformation des petits paysans plébéiens en un prolétariat à qui sa situation intermédiaire entre les citoyens possédants et les esclaves interdit toutefois un développement indépendant.
La troisième forme est la propriété féodale ((Marx et Engels nuanceront plus tard cette description, ce schéma de l’évolution des structures de la propriété, en notant qu’elle n’est valable que pour l’Europe occidentale et en signalant l’existence d’un mode de production asiatique. Cf. Lettres sur “Le Capital” et La Pensée, n° 114.)) ou celle des divers ordres. Tandis que l’antiquité partait de la ville et de son petit territoire, le moyen âge partait de la campagne. La population existante, clairsemée et éparpillée sur une vaste superficie et que les conquérants ne vinrent pas beaucoup grossir, conditionna ce changement de point de départ. À l’encontre de la Grèce et de Rome, le développement féodal débute donc sur un terrain bien plus étendu, préparé par les conquêtes romaines et par l’extension de l’agriculture qu’elles entraînaient initialement. Les derniers siècles de l’Empire romain en déclin et la conquête des barbares eux-mêmes anéantirent une masse de forces productives : l’agriculture avait décliné, l’industrie était tombée en décadence par manque de débouchés, le commerce était en veilleuse ou interrompu par la violence, la population, tant rurale qu’urbaine, avait diminué. Cette situation donnée et le mode d’organisation de la conquête qui en découla, développèrent, sous l’influence de l’organisation militaire des Germains, la propriété féodale. Comme la propriété de la tribu et de la commune, celle-ci repose à son tour sur une communauté en face de laquelle ce ne sont plus les esclaves, comme dans le système antique, mais les petits paysans asservis qui constituent la classe directement productive. Parallèlement au développement complet du féodalisme apparaît en outre l’opposition aux villes. La structure hiérarchique de la propriété foncière et la suzeraineté militaire qui allait de pair avec elle conférèrent à la noblesse la toute-puissance sur les serfs. Cette structure féodale, tout comme l’antique propriété communale, était une association contre la classe productrice dominée, à ceci près que la forme de l’association et les rapports avec les producteurs étaient différents parce que les conditions de production étaient différentes.
A cette structure féodale de la propriété foncière correspondait, dans les villes, la propriété corporative, organisation féodale du métier. Ici, la propriété consistait principalement dans le travail de chaque individu : la nécessité de l’association contre la noblesse pillarde associée, le besoin de marchés couverts communs en un temps où l’industriel se doublait d’un commerçant, la concurrence croissante des serfs qui s’évadaient en masse vers les villes prospères, la structure féodale de tout le pays firent naître les corporations; les petits capitaux économisés peu à peu par les artisans isolés et le nombre invariable de ceux-ci dans une population sans cesse accrue développèrent la condition de compagnon et d’apprenti qui fit naître dans les villes une hiérarchie semblable à celle de la campagne.
La propriété principale consistait donc pendant l’époque féodale, d’une part, dans la propriété foncière à laquelle est enchaîné le travail des serfs, d’autre part dans le travail personnel à l’aide d’un petit capital régissant le travail des compagnons. La structure de chacune de ces deux formes était conditionnée par les rapports de production bornés, l’agriculture rudimentaire et restreinte et l’industrie artisanale. À l’apogée du féodalisme, la division du travail fut très peu poussée. Chaque pays portait en lui-même l’opposition ville-campagne. La division en ordres était à vrai dire très fortement marquée, mais à part la séparation en princes régnants, noblesse, clergé et paysans à la campagne, et celle en maîtres, compagnons et apprentis, et bientôt aussi en une plèbe de journaliers, dans les villes, il n’y eut pas de division importante du travail. Dans l’agriculture, elle était rendue plus difficile par l’exploitation. morcelée à côté de laquelle se développa l’industrie domestique des paysans eux-mêmes; dans l’industrie, le travail n’était nullement divisé à l’intérieur de chaque métier et fort peu entre les différents métiers. La division entre le commerce et l’industrie existait déjà dans des villes anciennes, mais elle ne se développa que plus tard dans les villes neuves, lorsque les villes entrèrent en rapport les unes avec les autres.
La réunion de pays d’une certaine étendue en royaumes féodaux était un besoin pour la noblesse terrienne comme pour les villes. De ce fait, l’organisation de la classe dominante, c’est-à-dire de la noblesse, eut partout un monarque à sa tête.
Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l’observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l’expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n’est possible d’émettre l’hypothèse inverse que si l’on suppose en dehors de l’esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l’expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent.
La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient ((Marx décompose le mot Bewusstsein (conscience) en ses deux éléments : Das bewusste Sein (l’être conscient).)) et l’être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure ((Chambre noire.)), ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.
A l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l’individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience.
Cette façon de considérer les choses n’est pas dépourvue de présuppositions. Elle part des prémisses réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ces prémisses, ce sont les hommes, non pas isolés et figés, de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement. Dès que l’on représente ce processus d’activité vitale, l’histoire cesse d’être une collection de faits sans vie, comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou l’action imaginaire de sujets imaginaires, comme chez les idéalistes.
C’est là où cesse la spéculation, c’est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’analyse de l’activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. Avec l’étude de la réalité la philosophie cesse d’avoir un milieu où elle existe de façon autonome. À sa place, on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu’il est possible d’abstraire de l’étude du développement historique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, détachées de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer plus aisément la matière historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, un schéma selon lequel on peut accommoder les époques historiques. La difficulté commence seulement, au contraire, lorsqu’on se met à étudier et à classer cette matière, qu’il s’agisse d’une époque révolue ou du temps présent, et à l’analyser réellement. L’élimination de ces difficultés dépend de prémisses qu’il nous est impossible de développer ici, car elles résultent de l’étude du processus de vie réel et de l’action des individus de chaque époque. Nous allons prendre ici quelques-unes de ces abstractions dont nous nous servirons vis-à-vis de l’idéologie et les expliquer par des exemples historiques.
1. Histoire
Avec les Allemands dénués de toute présupposition, force nous est de débuter par la constatation de la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, à savoir que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir « faire l’histoire » ((Au niveau de cette phrase, Marx a noté dans la colonne de droite : Hegel. Conditions géologiques, hydrographiques, etc. Les corps humains. Besoin, travail.)). Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c’est même là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui encore comme il y a des milliers d’années, remplir jour par jour, heure par heure, simplement pour maintenir les hommes en vie. Même quand la réalité sensible est réduite à un bâton, au strict minimum, comme chez saint Bruno (( Allusion à une théorie de Bruno Bauer.)), elle implique l’activité qui produit ce bâton. La première chose, dans toute conception historique, est donc d’observer ce fait fondamental dans toute son importance et toute son extension, et de lui faire droit. Chacun sait que les Allemands ne l’ont jamais fait; ils n’ont donc jamais eu de base terrestre pour l’histoire et n’ont par conséquent jamais eu un seul historien. Bien qu’ils n’aient vu la connexité de ce fait avec ce qu’on appelle l’histoire que sous l’angle le plus étroit, surtout tant qu’ils restèrent emprisonnés dans l’idéologie politique, les Français et les Anglais n’en ont pas moins fait les premiers essais pour donner à l’histoire une base matérialiste, en écrivant d’abord des histoires de la société bourgeoise, du commerce et de l’industrie.
Le second point est que le premier besoin une fois satisfait lui-même, l’action de le satisfaire et l’instrument déjà acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins, — et cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique. C’est à cela que l’on reconnaît aussitôt de quel bois est faite la grande sagesse historique des Allemands; car là où ils sont à court de matériel positif et où l’on ne débat ni stupidités théologiques, ni stupidités politiques ou littéraires, nos Allemands voient, non plus l’histoire, mais les « temps préhistoriques »; ils ne nous expliquent du reste pas comment l’on passe de cette absurdité de la « préhistoire » à l’histoire proprement dite — bien que, par ailleurs, leur spéculation historique se jette tout particulièrement sur cette « préhistoire », parce qu’elle s’y croit à l’abri des empiétements du « fait brutal » et aussi parce qu’elle peut y lâcher la bride à son instinct spéculatif et qu’elle peut engendrer et jeter bas les hypothèses par milliers.
Le troisième rapport, qui intervient ici d’emblée dans le développement historique, est que les hommes, qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent à créer d’autres hommes, à se reproduire; c’est le rapport entre homme et femme, parents et enfants, c’est la famille. Cette famille, qui est au début le seul rapport social, devient par la suite un rapport subalterne (sauf en Allemagne), lorsque les besoins accrus engendrent de nouveaux rapports sociaux et que l’accroissement de la population engendre de nouveaux besoins; par conséquent, on doit traiter et développer ce thème de la famille d’après les faits empiriques existants et non d’après le « concept de famille », comme on a coutume de le faire en Allemagne ((Construction des maisons. Chez les sauvages, il va de soi que chaque famille a sa grotte ou sa hutte propre, de même qu’est normale, chez les nomades, la tente particulière à chaque famille, Cette économie domestique séparée, la suite du développement de la propriété privée ne la rend que plus indispensable. Chez les peuples agriculteurs, l’économie domestique communautaire est tout aussi impossible que la culture en commun du sol. La construction des villes fut un grand progrès. Cependant, dans toutes les périodes antérieures, la suppression de l’économie séparée, inséparable de la suppression de la propriété privée, était impossible pour cette seule raison déjà que les conditions matérielles faisaient défaut. L’établissement d’une économie domestique communautaire a pour conditions préalables le développement du machinisme, celui de l’utilisation des forces naturelles et de nombreuses autres forces productives par exemple des conduites d’eau, de l’éclairage au gaz, du chauffage par la vapeur, etc., la suppression de la ville et de la campagne *. Sans ces conditions, l’économie en commun ne constituerait pas elle même à son tour une force productive nouvelle, elle manquerait de toute base matérielle, ne reposerait que sur une base théorique, autrement dit serait une simple lubie et ne mènerait qu’à l’économie monacale. Ce qui était possible, on en a la preuve dans le groupement en villes et la construction d’édifices communs pour des buts singuliers déterminés (prisons, casernes, etc.). La suppression de l’économie séparée est inséparable, cela va de soi, de l’abolition de la famille (M. E.).
* Il faut entendre la suppression de l’opposition ville campagne.)). Du reste, il ne faut pas comprendre ces trois aspects de l’activité sociale comme trois stades différents, mais précisément comme trois aspects tout simplement, ou, pour employer un langage clair pour des Allemands trois « moments » qui ont coexisté depuis le début de l’histoire et depuis les premiers hommes et qui se manifestent aujourd’hui encore dans l’histoire. Produire la vie, aussi bien la sienne propre par le travail que la vie d’autrui en procréant, nous apparaît donc dès maintenant comme un rapport double : d’une part comme un rapport naturel, d’autre part comme un rapport social, — social en ce sens que l’on entend par là l’action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon et dans quel but. Il s’ensuit qu’un mode de production ou un stade industriel déterminés sont constamment liés à un mode de coopération ou à un stade social déterminés, et que ce mode de coopération est lui-même une « force productive »; il s’ensuit également que la masse des forces productives accessibles aux hommes détermine l’état social, et que l’on doit par conséquent étudier et élaborer sans cesse l' »histoire des hommes » en liaison avec l’histoire de l’industrie et des échanges. Mais il est tout aussi clair qu’il est impossible d’écrire une telle histoire en Allemagne, puisqu’il manque aux Allemands, pour la faire, non seulement la faculté de la concevoir et les matériaux, mais aussi la « certitude sensible », et que l’on ne peut pas faire d’expériences sur ces choses de l’autre côté du Rhin puisqu’il ne s’y passe plus d’histoire. Il se manifeste donc d’emblée une interdépendance matérialiste des hommes qui est conditionnée par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieille que les hommes eux-mêmes, — interdépendance qui prend sans cesse de nouvelles formes et présente donc une « histoire » même sans qu’il existe encore une quelconque absurdité politique ou religieuse qui réunisse les hommes par surcroît.
Et c’est maintenant seulement, après avoir déjà examiné quatre moments, quatre aspects des rapports historiques originels, que nous trouvons que l’homme a aussi de la « conscience » ((À ce niveau, Marx écrit dans la colonne de droite : Les hommes ont une histoire, parce qu’ils doivent produire leur vie et qu’ils le doivent en fait d’une manière déterminée : c’est impliqué par leur organisation physique : de même que leur conscience.)). Mais il ne s’agit pas d’une conscience qui soit d’emblée conscience « pure ». Dès le début, une malédiction pèse sur « l’esprit », celle d’être « entaché » d’une matière qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, — le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n’apparaît qu’avec le besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes. Ma conscience c’est mon rapport avec ce qui m’entoure. Là où existe un rapport, il existe pour moi. L’animal « n’est en rapport » avec rien, ne connaît somme toute aucun rapport. Pour l’animal, ses rapports avec les autres n’existent pas en tant que rapports. La conscience est donc d’emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu’il existe des hommes. Bien entendu, la conscience n’est d’abord que la conscience du milieu sensible le plus proche et celle d’une interdépendance limitée avec d’autres personnes et d’autres choses situées en dehors de l’individu qui prend conscience; c’est en même temps la conscience de la nature qui se dresse d’abord en face des hommes comme une puissance foncièrement étrangère, toute-puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent d’une façon purement animale et qui leur en impose autant qu’au bétail; par conséquent une conscience de la nature purement animale (religion de la nature).
On voit immédiatement que cette religion de la nature, ou ces rapports déterminés envers la nature, sont conditionnés par la forme de la société et vice versa. Ici, comme partout ailleurs, l’identité de l’homme et de la nature apparaît aussi sous cette forme, que le comportement borné des hommes en face de la nature conditionne leur comportement borné entre eux, et que leur comportement borné entre eux conditionne à son tour leurs rapports bornés avec la nature, précisément parce que la nature est encore à peine modifiée par l’histoire et que, d’autre part, la conscience de la nécessité d’entrer en rapport avec les individus qui l’entourent marque pour l’homme le début de la conscience de ce fait qu’il vit somme toute en société. Ce début est aussi animal que l’est la vie sociale elle-même à ce stade; il est une simple conscience grégaire et l’homme se distingue ici du mouton par l’unique fait que sa conscience prend chez lui la place de l’instinct ou que son instinct est un instinct conscient. Cette conscience grégaire ou tribale se développe et se perfectionne ultérieurement en raison de l’accroissement de la productivité, de l’augmentation des besoins et de l’accroissement de la population qui est à la base des deux éléments précédents. Ainsi se développe la division du travail qui n’était primitivement pas autre chose que la division du travail dans l’acte sexuel, puis devint la division du travail qui se fait d’elle-même ou « par nature » en vertu des dispositions naturelles (vigueur corporelle par exemple), des besoins, des hasards, etc. La division du travail ne devient effectivement division du travail qu’à partir du moment où s’opère une division du travail matériel et intellectuel ((À ce niveau, Marx a écrit dans la colonne de droite : Première forme des idéologues, prêtres, coïncide.)). À partir de ce moment la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. À partir de ce moment, la conscience est en état de s’émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie « pure », théologie, philosophie, morale, etc. Mais même lorsque cette théorie, cette théologie, cette philosophie, cette morale, etc., entrent en contradiction avec les rapports existants, cela ne peut se produire que du fait que les rapports sociaux existants sont entrés en contradiction avec la force productive existante; d’ailleurs, dans une sphère nationale déterminée, cela peut arriver aussi parce que, dans ce cas, la contradiction se produit, non pas à l’intérieur de cette sphère nationale, mais entre cette conscience nationale et la pratique des autres nations, c’est-à-dire entre la conscience nationale d’une nation et sa conscience universelle ((A hauteur de cette phrase, Marx a écrit dans la colonne de droite : Religion. Les Allemands avec l’idéologie en tant que telle.)).
Peu importe du reste ce que la conscience entreprend isolément; toute cette pourriture ne nous donne que ce résultat : ces trois moments, la force productive, l’état social et la conscience, peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l’activité intellectuelle et matérielle, — la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents; et alors la possibilité que ces éléments n’entrent pas en conflit réside uniquement dans le fait qu’on abolit à nouveau la division du travail. Il va de soi du reste que « fantômes », « liens », « être suprême », « concept », « scrupules » ((Termes du vocabulaire des jeunes hégéliens, et de Stirner en particulier.)) ne sont que l’expression mentale idéaliste, la représentation apparente de l’individu isolé, la représentation de chaînes et de limites très empiriques à l’intérieur desquelles se meut le mode de production de la vie et le mode d’échanges qu’il implique.
Cette division du travail, qui implique toutes ces contradictions et repose à son tour sur la division naturelle du travail dans la famille et sur la séparation de la société en familles isolées et opposées les unes aux autres, — cette division du travail implique en même temps la répartition du travail et de ses produits, distribution inégale en vérité tant en quantité qu’en qualité; elle implique donc la propriété, dont la première forme, le germe, réside dans la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme. L’esclavage, certes encore très rudimentaire et latent dans la famille, est la première propriété, qui d’ailleurs correspond déjà parfaitement ici à la définition des économistes modernes d’après laquelle elle est la libre disposition de la force de travail d’autrui. Du reste, division du travail et propriété privée sont des expressions identiques – on énonce, dans la première, par rapport à l’activité ce qu’on énonce, dans la seconde, par rapport au produit de cette activité.
De plus, la division du travail implique du même coup la contradiction entre l’intérêt de l’individu singulier ou de la famille singulière et l’intérêt collectif de tous les individus qui sont en relations entre eux; qui plus est, cet intérêt collectif n’existe pas seulement, mettons dans la représentation, en tant qu' »intérêt général », mais d’abord dans la réalité comme dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail. Enfin la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple du fait suivant : aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu’il y a scission entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, aussi longtemps donc que l’activité n’est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l’action propre de l’homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s’oppose à lui et l’asservit, au lieu qu’il ne la domine. En effet, dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique critique ((On sait que Bauer se voulait le champion d’une école philosophique “critique”.)), et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence; tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours. C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens existants dans chaque conglomérat de famille et de tribu, tels que liens du sang, langage, division du travail à une vaste échelle et autres intérêts; et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier, comme nous le développerons plus loin, les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se différencient dans tout groupement de ce genre et dont l’une domine toutes les autres. Il s’ensuit que toutes les luttes à l’intérieur de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc., ne sont que les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes effectives des différentes classes entre elles (ce dont les théoriciens allemands ne soupçonnent pas un traître mot, bien qu’à ce sujet on leur ait assez montré la voie dans les Annales franco-allemandes et dans La Sainte Famille ((Les Annales franco allemandes étaient une revue éditée à Paris par Marx et A. Ruge. Seul parut le premier numéro, en février 1844. Il contenait deux articles de Marx : “Sur la question Juive”, “Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel” et un long article d’Engels : “Esquisse d’une critique de l’économie politique”. Les divergences entre Marx et Ruge ne permirent pas de poursuivre cette parution.
En 1845, à Francfort sur Main, avait paru l’ouvrage de Marx et Engels : La Sainte Famille, ou Critique de la Critique critique, Contre Bruno Bauer et consorts. Titre allemand : Die heilige Familie, oder Kritik der kritischen Kritik. Gegen Bruno Bauer und Consorten.))); et il s’ensuit également que toute classe qui aspire à la domination, même si sa domination détermine l’abolition de toute l’ancienne forme sociale et de la domination en général, comme c’est le cas pour le prolétariat, il s’ensuit donc que cette classe doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dans les premiers temps. Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier, — qui ne coïncide pas pour eux avec leur intérêt collectif, l’universalité n’étant somme toute qu’une forme illusoire de la collectivité, — cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est « étranger », qui est « indépendant » d’eux et qui est lui-même à son tour un intérêt « général » spécial et particulier, ou bien ils doivent se mouvoir ((L’édition MEGA donne une version légèrement différente : sich begegnen [s’affronter], au lieu de sich bewegen [se mouvoir].)) eux-mêmes dans cette dualité comme c’est le cas dans la démocratie,
Par ailleurs le combat pratique de ces intérêts particuliers, qui constamment se heurtent réellement aux intérêts collectifs et illusoirement : collectifs, rend nécessaire l’intervention pratique et le refrènement par l’intérêt « général » illusoire sous forme d’État. La puissance sociale, c’est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n’apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n’est pas volontaire, mais naturelle; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer et qui, à l’inverse, parcourt maintenant une série particulière de phases et de stades de développement, si indépendante de la volonté et de la marche de l’humanité qu’elle dirige en vérité cette volonté et cette marche de l’humanité.
Cette « aliénation », — pour que notre exposé reste intelligible aux philosophes —, ne peut naturellement être abolie qu’à deux conditions pratiques. Pour qu’elle devienne une puissance « insupportable », c’est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la révolution, il est nécessaire qu’elle ait fait de la masse de l’humanité une masse totalement « privée de propriété », qui se trouve en même temps en contradiction avec un monde de richesse et de culture existant réellement, choses qui supposent toutes deux un grand accroissement de la force productive, c’est-à-dire un stade élevé de son développement. D’autre part, ce développement des forces productives (qui implique déjà que l’existence empirique actuelle des hommes se déroule sur le plan de l’histoire mondiale au lieu de se dérouler sur celui de la vie locale), est une condition pratique préalable absolument indispensable, car, sans lui, c’est la pénurie qui deviendrait générale, et, avec le besoin, c’est aussi la lutte pour le nécessaire qui recommencerait et l’on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue. Il est également une condition pratique sine qua non, parce que des relations universelles du genre humain peuvent être établies uniquement par ce développement universel des forces productives et que, d’une part, il engendre le phénomène de la masse « privée de propriété » simultanément dans tous les pays (concurrence universelle), qu’il rend ensuite chacun d’eux dépendant des bouleversements des autres et qu’il a mis enfin des hommes vivant empiriquement l’histoire mondiale, à la place des individus vivant sur un plan local. Sans cela : 1° le communisme ne pourrait exister que comme phénomène local; 2° les puissances des relations humaines elles-mêmes n’auraient pu se développer comme puissances universelles, et de ce fait insupportables, elles seraient restées des « circonstances » relevant de superstitions locales, et 3° toute extension des échanges abolirait le communisme local. Le communisme n’est empiriquement possible que comme l’acte « soudain » et simultané des peuples dominants, ce qui suppose à son tour le développement universel de la force productive et les échanges mondiaux étroitement liés au communisme. Autrement, comment la propriété, par exemple, aurait-elle pu somme toute avoir une histoire, prendre différentes formes ? Comment, disons, la propriété foncière aurait-elle pu, selon les conditions diverses qui se présentaient, passer en France, du morcellement à la centralisation dans les mains de quelques-uns, et en Angleterre de la centralisation entre les mains de quelques-uns au morcellement, comme c’est effectivement le cas aujourd’hui ? Ou bien comment se fait-il encore que le commerce, qui pourtant représente l’échange des produits d’individus et de nations différentes et rien d’autre, domine le monde entier par le rapport de l’offre et de la demande, — rapport qui, selon un économiste anglais, plane au-dessus de la terre comme la fatalité antique et distribue, d’une main invisible, le bonheur et le malheur parmi les hommes, fonde des empires, anéantit des empires, fait naître et disparaître des peuples, — tandis qu’une fois abolie la base, la propriété privée, et instaurée la réglementation communiste de la production, qui abolit chez l’homme le sentiment d’être devant son propre produit comme devant une chose étrangère, la puissance du rapport de l’offre et de la demande est réduite à néant, et les hommes reprennent en leur pouvoir l’échange, la production, leur mode de comportement réciproque.
Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes.
Du reste, la masse d’ouvriers qui ne sont qu’ouvriers — force de travail massive, coupée du capital ou de toute espèce de satisfaction même bornée — suppose le marché mondial; comme le suppose aussi du coup, du fait de la concurrence, la perte de ce travail en tant que source assurée d’existence, et non plus à titre temporaire.
Le prolétariat ne peut donc exister qu’à l’échelle de l’histoire universelle, de même que le communisme, qui en est l’action, ne peut absolument pas se rencontrer autrement qu’en tant qu’existence « historique universelle ». Existence historique universelle des individus, autrement dit, existence des individus directement liée à l’histoire universelle.
La forme des échanges, conditionnée par les forces de production existant à tous les stades historiques qui précèdent le nôtre et les conditionnant à leur tour, est la société civile qui, comme il ressort déjà de ce qui précède, a pour condition préalable et base fondamentale la famille simple et la famille composée, ce que l’on appelle le clan, dont les définitions plus précises ont déjà été données ci-dessus. Il est donc déjà évident que cette société bourgeoise est le véritable foyer, la véritable scène de toute histoire et l’on voit à quel point la conception passée de l’histoire était un non-sens qui négligeait les rapports réels et se limitait aux grands événements historiques et politiques retentissants. Jusqu’ici nous n’avons examiné qu’un seul aspect de l’activité humaine, la transformation de la nature par les hommes. L’autre aspect, la transformation des hommes par les hommes… La société bourgeoise embrasse l’ensemble des rapports matériels des individus à l’intérieur d’un stade de développement déterminé des forces productives. Elle embrasse l’ensemble de la vie commerciale et industrielle d’une étape et déborde par là même l’État et la nation, bien qu’elle doive, par ailleurs, s’affirmer à l’extérieur comme nationalité et s’organiser à l’intérieur comme État. Le terme de société civile ((L’expression allemande est bürgerliche Gessellschaft, qui pourrait signifier ailleurs “société bourgeoise”.)) apparut au XVIII° siècle, dès que les rapports de propriété se furent dégagés de la communauté antique et médiévale. La société civile en tant que telle ne se développe qu’avec la bourgeoisie; toutefois, l’organisation sociale issue directement de la production et du commerce, et qui forme en tout temps la base de l’État et du reste de la superstructure idéaliste, a toutefois été constamment désignée sous le même nom.
B. De la production de la conscience
A vrai dire, dans l’histoire passée, c’est aussi un fait parfaitement empirique qu’avec l’extension de l’activité, au plan de l’histoire universelle, les individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère, — oppression qu’ils prenaient pour une tracasserie de ce qu’on appelle l’Esprit du monde, — une puissance qui est devenue de plus en plus massive et se révèle en dernière instance être le marché mondial. Mais il est tout aussi fondé empiriquement que cette puissance, si mystérieuse pour les théoriciens allemands, sera abolie par le renversement de l’état social actuel, par la révolution communiste (nous en parlerons plus tard) et par l’abolition de la propriété privée qui ne fait qu’un avec elle; alors la libération de chaque individu en particulier se réalisera exactement dans la mesure où l’histoire se transformera complètement en histoire mondiale ((À ce niveau, Marx a écrit dans la colonne de droite : DE LA PRODUCTION DE LA CONSCIENCE.)). D’après ce qui précède, il est clair que la véritable richesse intellectuelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses rapports réels. C’est de cette seule manière que chaque individu en particulier sera délivré de ses diverses limites nationales et locales, mis en rapports pratiques avec la production du monde entier, (y compris la production intellectuelle) et mis en état d’acquérir la capacité de jouir de la production du monde entier dans tous ses domaines (création des hommes). La dépendance universelle, cette forme naturelle de la coopération des individus à l’échelle de l’histoire mondiale, sera transformée par cette révolution communiste en contrôle et domination consciente de ces puissances qui, engendrées par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres, leur en ont imposé jusqu’ici, comme si elles étaient des puissances foncièrement étrangères, et les ont dominés. Cette conception peut être à son tour conçue d’une manière spéculative et idéaliste, c’est-à-dire fantastique, comme « génération du genre ((En allemand : Gattung que nous traduisons Par genre, dans le sens de genre humain.)) par lui-même » (la « société en tant que sujet ») et, par là, même la série successive des individus en rapport les uns avec les autres peut être représentée comme un individu unique qui réaliserait ce mystère de s’engendrer lui-même. On voit ici que les individus se créent bien les uns les autres, au physique et au moral, mais qu’ils ne se créent pas, ni dans le non-sens de saint Bruno, ni dans le sens de l' »unique » ((Max Stirner)), de l’homme « fait lui-même ».
Cette conception de l’histoire a donc pour base le développement du procès réel de la production, et cela en partant de la production matérielle de la vie immédiate; elle conçoit la forme des relations humaines liée à ce mode de production et engendrée par elle, je veux dire la société civile à ses différents stades, comme étant le fondement de toute l’histoire, ce qui consiste à la représenter dans son action en tant qu’État aussi bien qu’à expliquer par elle l’ensemble des diverses productions théoriques et des formes de la conscience, religion, philosophie, morale, etc., et à suivre sa genèse à partir de ces productions, ce qui permet alors naturellement de représenter la chose dans sa totalité (et d’examiner aussi l’action réciproque de ses différents aspects). Elle n’est pas obligée, comme la conception idéaliste de l’histoire, de chercher une catégorie dans chaque période, mais elle demeure constamment sur le soi réel de l’histoire; elle n’explique pas la pratique d’après l’idée, elle explique la formation des idées d’après la pratique matérielle; elle arrive par conséquent à ce résultat, que toutes les formes et produits de la conscience peuvent être résolus non pas grâce à la critique intellectuelle, par la réduction à la « conscience de soi » ou la métamorphose en « revenants », en « fantômes », en « obsessions » ((Allusion aux théories de Bauer et de Stirner. Voir ci dessus.)), etc., mais uniquement par le renversement pratique des rapports sociaux concrets d’où sont nées ces sornettes idéalistes. Ce n’est pas la critique, mais la révolution qui est la force motrice de l’histoire, de la religion, de la philosophie et de toute autre théorie. Cette conception montre que la fin de l’histoire n’est pas de se résoudre en « conscience de soi » comme « esprit de l’esprit », mais qu’à chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus, créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces de production, de capitaux et de circonstances, qui, d’une part, sont bien modifiés par la nouvelle génération, mais qui, d’autre part, lui dictent ses propres conditions d’existence et lui impriment un développement déterminé, un caractère spécifique; par conséquent les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances. Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes de relations sociales, que chaque individu et chaque génération trouvent comme des données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se sont représenté comme. « substance » et « essence de l’homme », de ce qu’ils ont porté aux nues ou qu’ils ont combattu, base concrète dont les effets et l’influence sur le développement des hommes ne sont nullement affectés parce que ces philosophes se révoltent contre elle en qualité de « conscience de soi » et d' »uniques ». Ce sont également ces conditions de vie, que trouvent prêtes les diverses générations, qui déterminent si la secousse révolutionnaire, qui se reproduit périodiquement dans l’histoire sera assez forte pour renverser les bases de tout ce qui existe; les éléments matériels d’un bouleversement total sont, d’une part, les forces productives existantes et, d’autre part, la formation d’une masse révolutionnaire qui fasse la révolution, non seulement contre des conditions particulières de la société passée, mais contre la « production de la vie » antérieure elle-même, contre l' »ensemble de l’activité » qui en est le fondement; si ces conditions n’existent pas, il est tout à fait indifférent, pour le développement pratique, que l’idée de ce bouleversement ait déjà été exprimée mille fois… comme le prouve l’histoire du communisme.
Jusqu’ici, toute conception historique a, ou bien laissé complètement de côté cette base réelle de l’histoire, ou l’a considérée comme une chose accessoire, n’ayant aucun lien avec la marche de l’histoire. De ce fait, l’histoire doit toujours être écrite d’après une norme située en dehors d’elle. La production réelle de la vie apparaît à l’origine de l’histoire, tandis que ce qui est proprement historique apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme extra et supra-terrestre. Les rapports entre les hommes et la nature sont de ce fait exclus de l’histoire, ce qui engendre l’opposition entre la nature et l’histoire. Par conséquent, cette conception n’a pu voir dans l’histoire que les grands événements historiques et politiques, des luttes religieuses et somme toute théoriques, et elle a dû, en particulier, partager pour chaque époque historique l’illusion de cette époque. Mettons qu’une époque s’imagine être déterminée par des motifs purement « politiques » ou « religieux », bien que « politique » et « religion » ne soient que des formes de ses moteurs réels : son historien accepte alors cette opinion. L' »imagination », la « représentation » que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle, se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes. Si la forme rudimentaire sous laquelle se présente la division du travail chez les Indiens et chez les Égyptiens suscite chez ces peuples un régime de castes dans leur État et dans leur religion, l’historien croit que le régime des castes est la puissance qui a engendré cette forme sociale rudimentaire. Tandis que les Français et les Anglais s’en tiennent au moins à l’illusion politique, qui est encore la plus proche de la réalité, les Allemands se meuvent dans le domaine de l' »esprit pur » et font de l’illusion religieuse la force motrice de l’histoire. La philosophie de l’histoire de Hegel est la dernière expression conséquente, poussée à sa « plus pure expression », de toute cette façon qu’ont les Allemands d’écrire l’histoire et dans laquelle il ne s’agit pas d’intérêts réels, pas même d’intérêts politiques, mais d’idées pures; cette histoire ne peut alors manquer d’apparaître à saint Bruno comme une suite d' »idées », dont l’une dévore l’autre et sombre finalement dans la « conscience de soi », et à saint Max Stirner, qui ne sait rien de toute l’histoire réelle, cette marche de l’histoire devait apparaître avec bien plus de logique encore comme une simple histoire de « chevaliers », de brigands et de fantômes ((A ce niveau, Marx a écrit dans la colonne de droite : La manière dite objective d’écrire l’histoire consistait précisément à concevoir les rapports historiques séparés de l’activité. Caractère réactionnaire.)), aux visions desquels il n’arrive naturellement à échapper que par la « désacralisation ». Cette conception est vraiment religieuse, elle suppose que l’homme religieux est l’homme primitif dont part toute l’histoire, et elle remplace, dans son imagination, la production réelle des moyens de vivre et de la vie elle-même par une production religieuse de choses imaginaires. Toute cette conception de l’histoire, ainsi que sa désagrégation et les scrupules et les doutes qui en résultent, n’est qu’une affaire purement nationale concernant les seuls Allemands et n’a qu’un intérêt local pour l’Allemagne, comme par exemple la question importante et maintes fois traitée récemment de savoir comment l’on passe exactement « du royaume de Dieu au royaume des hommes »; comme si ce « royaume de Dieu » avait jamais existé ailleurs que dans l’imagination des hommes et comme si ces doctes sires ne vivaient pas sans cesse et sans s’en douter dans le « royaume des hommes », dont ils cherchent maintenant le chemin, et comme si l’amusement scientifique — car ce n’est rien de plus — qu’il y a à expliquer la singularité de cette construction théorique dans les nuages ne consistait pas, au contraire, à démontrer comment elle est née de l’état de choses terrestre réel. En général, il s’agit constamment, pour ces Allemands, de ramener l’absurdité qu’ils rencontrent à quelque autre lubie, c’est-à-dire de poser que tout ce non-sens a somme toute un sens particulier qu’il s’agit de déceler, alors qu’il s’agit uniquement d’expliquer cette phraséologie théorique par les rapports réels existants. La véritable solution pratique de cette phraséologie, l’élimination de ces représentations dans la conscience des hommes, ne sera réalisée, répétons-le, que par une transformation des circonstances et non par des déductions théoriques. Pour la masse des hommes, c’est-à-dire pour le prolétariat, ces représentations théoriques n’existent pas, donc pour cette masse elles n’ont pas non plus besoin d’être supprimées et si celle-ci a jamais eu quelques représentations théoriques telle que la religion, il y a longtemps déjà qu’elles sont détruites par les circonstances.
Le caractère purement national de ces questions et de leurs solutions se manifeste encore dans le fait que ces théoriciens croient, le plus sérieusement du monde, que les divagations de l’esprit comme l' »homme-dieu », l' »homme », etc., ont présidé aux différentes époques de l’histoire, — saint Bruno va même jusqu’à affirmer que seules « la critique et les critiques ont fait l’histoire », — et en ceci que, lorsqu’ils s’adonnent eux-mêmes à des constructions historiques, ils sautent à toute vitesse par-dessus tout le passé et passent de la « civilisation mongole » à l’histoire proprement « riche de contenu », c’est-à-dire à l’histoire des Annales de Halle et des Annales allemandes ((Titre abrégé d’une seule et même revue des jeunes hégéliens qui parut de 1838 à 1843 sous forme de feuillets quotidiens. De janvier 1838 à juin 1841, elle s’intitula : Hallische Jarhrbücher für deutsche Wissenschaft und Kunst (Annales de Halle pour la science et l’art allemands) sous la direction d’Arnold Ruge et de Theodor Echtermeyer. Menacée d’être interdite en Prusse, la revue émigra en Saxe et prit le nom, en juillet 1841, de Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst (Annales allemandes pour la science et l’art). Mais en janvier 1843, le gouvernement interdit la parution de la revue, interdiction qui fut étendue à toute l’Allemagne par décision du Bundestag.)) et racontent comment l’école hégélienne a dégénéré en dispute générale. Toutes les autres nations, tous les événements réels sont oubliés, le théâtre du monde se limite à la foire aux livres de Leipzig et aux controverses réciproques de la « critique », de l' »homme » et de l' »unique » ((Dans l’ordre, allusion à Bauer, Feuerbach, Stirner.)).
Lorsqu’il arrive à la théorie de traiter de thèmes vraiment historiques, comme le XVIII° siècle par exemple, ces philosophes ne donnent que l’histoire des représentations, détachée des faits et des développements pratiques qui en constituent la base, et, de plus, ils ne donnent cette histoire que dans le dessein de représenter l’époque en question comme une première étape imparfaite, comme l’annonciatrice encore bornée de la véritable époque historique, c’est-à-dire de l’époque de la lutte des philosophes allemands de 1840 à 1844. Leur objectif, c’est donc d’écrire une histoire du passé pour faire resplendir avec d’autant plus d’éclat la gloire d’une personne qui n’est pas historique et de ses imaginations, et il est conforme à ce but de ne pas évoquer les événements réellement historiques ni même les intrusions réellement historiques de la politique dans l’histoire, et d’offrir, en compensation, un récit qui ne repose pas sur une étude sérieuse, mais sur des montages historiques et des cancans littéraires, — comme l’a fait saint Bruno dans son Histoire du XVIII° siècle ((Bruno BAUER : Geschichte des Politik, Cultur und Aufklärung des achtzehten Jahrhunderts, Bd 1 4, CharIottenburg, 1843 1845.)) maintenant oubliée. Ces épiciers de la pensée pleins d’emphase et d’arrogance qui se croient infiniment au-dessus des préjugés nationaux sont, dans la pratique, beaucoup plus nationaux que les piliers de brasserie qui rêvent en petits bourgeois de l’unité allemande. Ils refusent tout caractère historique aux actions des autres peuples, ils vivent en Allemagne en vue de l’Allemagne et pour l’Allemagne, ils transforment la Chanson du Rhin ((Chant nationaliste de Nicolas Becker : “Le Rhin allemand” composé en 1840 et qui avait provoqué alors deux ripostes différentes, celle de Musset, cocardière, celle de Lamartine, pacifiste.)) en hymne spirituel et font la conquête de l’Alsace-Lorraine en pillant la philosophie française au lieu de piller l’État français, et en germanisant des pensées françaises au lieu de germaniser des provinces françaises. M. Venedey ((Jakob VENEDEY (1805 1871) : journaliste et homme politique allemand de gauche.)) fait figure de cosmopolite à côté de saint Bruno et de saint Max ((Il s’agit de Bruno Bauer et de Max Stirner.)) qui proclament l’hégémonie de l’Allemagne en proclamant l’hégémonie de la théorie.
On voit également, d’après ces discussions, combien Feuerbach s’abuse lorsque (dans la Revue trimestrielle de Wigand, 1845, tome II) ((Wigand’s Vierteljahrsschrift, revue des jeunes hégéliens éditée à Leipzig de 1844 à 1845 par Otto Wigand. Dans le tome II, Feuerbach avait écrit un article où il polémiquait avec Stirner et qui s’intitulait “Ueber das Wesen des Christenthums in Beziehung auf don Einzigen und sein Eigenthum” * (De I’Essence du christianisme par rapport à L’Unique et sa propriété).
* Le premier ouvrage est de Feuerbach, le second de Stirner.)), se qualifiant « d’homme communautaire », il se proclame communiste et transforme ce nom en un prédicat de « l’homme », croyant ainsi pouvoir retransformer en une simple catégorie le terme de communiste qui, dans le monde actuel, désigne l’adhérent d’un parti révolutionnaire déterminé. Toute la déduction de Feuerbach, en ce qui concerne les rapports réciproques des hommes, vise uniquement à prouver que les hommes ont besoin les uns des autres et qu’il en a toujours été ainsi. Il veut que la conscience prenne possession de ce fait, il ne veut donc, à l’instar des autres théoriciens, que susciter la conscience juste d’un fait existant, alors que pour le communiste réel ce qui importe, c’est de renverser cet ordre existant. Nous reconnaissons du reste pleinement que Feuerbach, dans ses efforts pour engendrer la conscience de ce fait, précisément va aussi loin qu’il est en somme possible à un théoricien de le faire sans cesser d’être théoricien et philosophe. Mais il est caractéristique que nos saint Bruno et saint Max mettent sur le champ la représentation du communiste selon Feuerbach à la place du communiste réel, et ils le font déjà en partie afin de pouvoir combattre le communisme en tant qu' »esprit de l’esprit », en tant que catégorie philosophique, en tant qu’adversaire de même condition qu’eux, — et saint Bruno le fait en outre, de son côté, pour des intérêts pragmatiques. Comme exemple de cette reconnaissance et méconnaissance à la fois de l’état de choses existant, que Feuerbach continue à partager avec nos adversaires, rappelons ce passage de la Philosophie de l’avenir ((Ouvrage de FEUERBACH : Grundsätze der Philosophie der Zukunft (Principes de la philosophie de l’avenir), Zurich et Wintherthur, 1843.)) où il développe cette idée que l’être d’un objet ou d’un homme est également son essence, que les conditions d’existence, le mode de vie et l’activité déterminée d’une créature animale ou humaine sont ceux où son « essence » se sent satisfaite. Ici l’on comprend expressément chaque exception comme un hasard malheureux, comme une anomalie qu’on ne peut changer. Donc si des millions de prolétaires ne se sentent nullement satisfaits par leurs conditions de vie, si leur « être » […] ((Le sens du passage manquant est à peu près le suivant : Si leur “être” contredit leur “essence”, c’est sans doute là une anomalie mais non un hasard malheureux. C’est un fait historique reposant sur des rapports sociaux déterminés, que Feuerbach se contente de constater; il interprète seulement le monde sensible existant, se comporte à son égard en théoricien alors qu’en réalité…)) En réalité pour le matérialiste pratique, c’est-à-dire pour le communiste, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer pratiquement l’état de choses qu’il a trouvé. Et si l’on trouve parfois chez Feuerbach des points de vue de ce genre, ils ne vont jamais plus loin que des intuitions isolées et ont bien trop peu d’influence sur toute sa conception générale pour que nous puissions y voir autre chose ici que des germes susceptibles de développement. La « conception » du monde sensible chez Feuerbach se borne, d’une part, à la simple contemplation de ce dernier et, d’autre part, au simple sentiment. Il dit « l’homme » au lieu de dire les « hommes historiques réels ». « L’homme », c’est en réalité « l’Allemand ». Dans le premier cas, dans la contemplation du monde sensible, il se heurte nécessairement à des objets qui sont en contradiction avec sa conscience et son sentiment, qui troublent l’harmonie de toutes les parties du monde sensible qu’il avait présupposée, surtout celle de l’homme et de la nature ((N. B. La faute de Feuerbach ne réside pas dans le fait qu’il subordonne ce qui est visible à l’œil nu, l’apparence sensible, à la réalité sensible constatée grâce à un examen plus approfondi de l’état des choses concret, elle consiste, au contraire, dans le fait qu’en dernière instance, il ne peut venir à bout de la matérialité sans la considérer avec les “yeux”, c’est à dire à travers les “lunettes” du Philosophe (M. E.).)). Pour éliminer ces objets, force lui est de se réfugier dans une double manière de voir, il oscille entre une manière de voir profane qui n’aperçoit que « ce qui est visible à l’oeil nu » et une manière de voir plus élevée, philosophique, qui aperçoit l' »essence véritable » des choses. Il ne voit pas que le monde sensible qui l’entoure n’est pas un objet donné directement de toute éternité et sans cesse semblable à lui-même, mais le produit de l’industrie et de l’état de la société, et cela en ce sens qu’il est un produit historique, le résultat de l’activité de toute une série de générations dont chacune se hissait sur les épaules de la précédente, perfectionnait son industrie et son commerce et modifiait son régime social en fonction de la transformation des besoins. Les objets de la « certitude sensible » la plus simple ne sont eux-mêmes donnés à Feuerbach que par le développement social, l’industrie et les échanges commerciaux. On sait que le cerisier, comme presque tous les arbres fruitiers, a été transplanté sous nos latitudes par le commerce, il y a peu de siècles seulement, et ce n’est donc que grâce à cette action d’une société déterminée à une époque déterminée qu’il fut donné à la « certitude sensible » de Feuerbach.
D’ailleurs, dans cette conception qui voit les choses telles qu’elles sont réellement et se sont passées réellement, tout problème philosophique abscons se résout tout bonnement en un fait empirique, comme on le verra encore plus clairement un peu plus loin. Prenons par exemple la question importante des rapports de l’homme et de la nature (ou même, comme Bruno nous le dit à la page 110 ((Bruno BAUER : “Caractéristique de Ludwig Feuerbach”, Wigand’s Vierteljahrsschrift, 1845, tome III.)), les « contradictions dans la nature et dans l’histoire », comme s’il y avait là deux « choses » disjointes, comme si l’homme ne se trouvait pas toujours en face d’une nature qui est historique et d’une histoire qui est naturelle). Cette question, d’où sont nées toutes les « œuvres d’une grandeur insondable ((Allusion à un vers du Faust de Goethe (Prologue dam le ciel).)) » sur la « substance » et la « conscience de soi » se réduit d’elle-même à la compréhension du fait que la si célèbre « unité de l’homme et de la nature » a existé de tout temps dans l’industrie et s’est présentée de façon différente, à chaque époque, selon le développement plus ou moins grand de l’industrie; et il en est de même de la « lutte » de l’homme contre la nature, jusqu’à ce que les forces productives de ce dernier se soient développées sur une base adéquate.
L’industrie et le commerce, la production et l’échange des besoins vitaux conditionnent de leur côté la distribution, la structure des différentes classes sociales, pour être à leur tour conditionnés par celles-ci dans leur mode de fonctionnement. Et c’est pourquoi Feuerbach ne voit, par exemple à Manchester, que fabriques et machines là où il y avait seulement, il y a un siècle, des rouets et des métiers à tisser, et il ne découvre que pâturages et marécages dans la campagne romaine, là où il n’aurait trouvé, du temps d’Auguste, que des vignobles et des villas de capitalistes romains. Feuerbach parle en particulier de la conception de la science de la nature, il évoque des secrets qui se dévoilent seulement aux yeux du physicien et du chimiste; mais où serait la science de la nature sans le commerce et l’industrie ? Même cette science de la nature dite « pure » n’est-ce pas seulement le commerce et l’industrie, l’activité matérielle des hommes qui lui assignent un but et lui fournissent ses matériaux ? Et cette activité, ce travail, cette création matérielle incessante des hommes, cette production en un mot est la base de tout le monde sensible tel qu’il existe de nos jours, à telle enseigne que si on l’interrompait, ne fût-ce qu’une année, non seulement Feuerbach trouverait un énorme changement dans le monde naturel, mais il déplorerait très vite aussi la perte de tout le monde humain et de sa propre faculté de contemplation, voire celle de sa propre existence. Bien entendu, le primat de la nature extérieure n’en subsiste pas moins, et tout ceci ne peut certes s’appliquer aux premiers hommes produits par generatio aequivoca ((Génération spontanée.)); mais cette distinction n’a de sens que pour autant que l’on considère l’homme comme différent de la nature. Au demeurant, cette nature qui précède l’histoire des hommes n’est pas du tout la nature dans laquelle vit Feuerbach; cette nature, de nos jours, n’existe plus nulle part, sauf peut-être dans quelques atolls australiens de formation récente, et elle n’existe donc pas non plus pour Feuerbach.
Avouons-le, Feuerbach a sur les matérialistes « purs » le grand avantage de se rendre compte que l’homme est aussi un « objet sensible »; mais faisons abstraction du fait qu’il le saisit uniquement comme « objet sensible » et non comme « activité sensible », car, là encore, il s’en tient à la théorie et ne saisit pas les hommes dans leur contexte social donné, dans leurs conditions de vie données qui en ont fait ce qu’ils sont; il n’en reste pas moins qu’il n’arrive jamais aux hommes qui existent et agissent réellement, il en reste à une abstraction, « l’homme » et il ne parvient à reconnaître l’homme « réel, individuel, en chair et en es » que dans le sentiment, autrement dit, il ne connaît pas d’autres « rapports humains » « de l’homme avec l’homme » que l’amour et l’amitié, et encore idéalisés. Il ne fait pas la critique des conditions de vie actuelles. Il ne parvient donc jamais à saisir le monde sensible comme la somme de l’activité vivante et physique des individus qui le composent; et lorsqu’il voit, par exemple, au lieu d’hommes bien portants, une bande d’affamés scrofuleux, surmenés et poitrinaires, il est contraint de se réfugier dans la « conception supérieure des choses », et dans la « compensation idéale dans le genre »; il retombe par conséquent dans l’idéalisme, précisément là où le matérialiste communiste voit la nécessité et la condition à la fois d’une transformation radicale tant de l’industrie que de la structure sociale.
Dans la mesure où il est matérialiste, Feuerbach ne fait jamais intervenir l’histoire, et dans la mesure où il fait entrer l’histoire en ligne de compte, il n’est pas matérialiste. Chez lui, histoire et matérialisme sont complètement séparés, ce qui s’explique d’ailleurs déjà par ce qui précède. Si toutefois nous examinons ici l’histoire d’un peu plus près, c’est parce que les Allemands ont l’habitude, quand ils entendent les mots “histoire” et “historique”, de se représenter toutes les choses possibles et imaginables, mais surtout pas la réalité. Et de cette habitude, saint Bruno, “cet orateur versé dans l’éloquence sacrée”. nous fournit un brillant exemple.
L’histoire n’est pas autre chose que la succession des différentes générations dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes; de ce fait, chaque génération continue donc, d’une part le mode d’activité qui lui est transmis, mais dans des circonstances radicalement transformées et d’autre part elle modifie les anciennes circonstances en se livrant à une activité radicalement différente; ces faits on arrive à les dénaturer par la spéculation en faisant de l’histoire récente le but de l’histoire antérieure; c’est ainsi par exemple qu’on prête à la découverte de l’Amérique cette fin : aider la Révolution française à éclater; de la sorte on fixe alors à l’histoire ses buts particuliers et on en fait une « personne à côté d’autres personnes » (à savoir « conscience de soi, critique, unique », etc.), tandis que ce que l’on désigne par les termes de « détermination », « but », « germe », « idée » de l’histoire passée n’est rien d’autre qu’une abstraction de l’histoire antérieure, une abstraction de l’influence active que l’histoire antérieure exerce sur l’histoire récente.
Or, plus les sphères individuelles, qui agissent l’une sur l’autre, s’agrandissent dans le cours de ce développement, et plus l’isolement primitif des diverses nations est détruit par le mode de production perfectionné, par la circulation et la division du travail entre les nations qui en résulte spontanément, plus l’histoire se transforme en histoire mondiale; de sorte que, si l’on invente par exemple en Angleterre une machine qui, dans l’Inde et en Chine, enlève leur pain à des milliers de travailleurs et bouleverse toute la forme d’existence de ces empires, cette invention devient un fait de l’histoire universelle. C’est de la même façon que le sucre et le café ont prouvé leur importance pour l’histoire universelle au XIX° siècle du fait que la carence de ces produits, résultat du blocus continental de Napoléon, provoqua le soulèvement des Allemands contre Napoléon et devint ainsi la base concrète des glorieuses guerres de libération de 1813. Il s’ensuit que cette — transformation de l’histoire en histoire universelle n’est pas, disons, un simple fait abstrait de la « conscience de soi », de l’esprit du monde ou de quelque autre fantôme métaphysique, mais une action purement matérielle, que l’on peut vérifier de manière empirique, une action dont chaque individu fournit la preuve tel que le voilà, mangeant, buvant et s’habillant.
Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent; pour autant qu’ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus dominent dans tous les sens et qu’ils ont une position dominante, entre autres, comme êtres pensants aussi, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque; leurs idées sont donc les idées dominantes de leur époque. Prenons comme exemple un temps et un pays où la puissance royale, l’aristocratie et la bourgeoisie se disputent le pouvoir et où celui-ci est donc partagé; il apparaît que la pensée dominante y est la doctrine de la division des pouvoirs qui est alors énoncée comme une « loi éternelle ».
Nous retrouvons ici la division du travail que nous avons rencontrée précédemment (pp. [48-55]) comme l’une des puissances capitales de l’histoire. Elle se manifeste aussi dans la classe dominante sous forme de division entre le travail intellectuel et le travail matériel, si bien que nous aurons deux catégories d’individus à l’intérieur de cette même classe. Les uns seront les penseurs de cette classe (les idéologues actifs, qui réfléchissent et tirent leur substance principale de l’élaboration de l’illusion que cette classe se fait sur elle-même), tandis que les autres auront une attitude plus passive et plus réceptive en face de ces pensées et de ces illusions, parce qu’ils sont, dans la réalité, les membres actifs de cette classe et qu’ils ont moins de temps pour se faire des illusions et des idées sur leurs propres personnes. À l’intérieur de cette classe, cette scission peut même aboutir à une certaine opposition et à une certaine hostilité des deux parties en présence. Mais dès que survient un conflit pratique où la classe tout entière est menacée, cette opposition tombe d’elle-même, tandis que l’on voit s’envoler l’illusion que les idées dominantes ne seraient pas les idées de la classe dominante et qu’elles auraient un pouvoir distinct du pouvoir de cette classe. L’existence d’idées révolutionnaires à une époque déterminée suppose déjà l’existence d’une classe révolutionnaire et nous avons dit précédemment (pp. [48-55]) tout ce qu’il fallait sur les conditions préalables que cela suppose.
Admettons que, dans la manière de concevoir la marche de l’histoire, on détache les idées de la classe dominante de cette classe dominante elle-même et qu’on en fasse une entité. Mettons qu’on s’en tienne au fait que telles ou telles idées ont dominé à telle époque, sans s’inquiéter des conditions de la production ni des producteurs de ces idées, en faisant donc abstraction des individus et des circonstances mondiales qui sont à la base de ces idées. On pourra alors dire, par exemple, qu’au temps où l’aristocratie régnait, c’était le règne des concepts d’honneur, de fidélité, etc., et qu’au temps où régnait la bourgeoisie, c’était le règne des concepts de liberté, d’égalité, etc. Ces “concepts dominants” auront une forme d’autant plus générale et généralisée que la classe dominante est davantage contrainte à présenter ses intérêts comme étant l’intérêt de tous les membres de la société. En moyenne, la classe dominante elle même se représente que ce sont ses concepts qui règnent et ne les distingue des idées dominantes des époques antérieures qu’en les présentant comme des vérités éternelles. C’est ce que s’imagine la classe dominante elle-même dans son ensemble. Cette conception de l’histoire commune à tous les historiens, tout spécialement depuis le XVIII° siècle, se heurtera nécessairement à ce phénomène que les pensées régnantes seront de plus en plus abstraites, c’est-à-dire qu’elles affectent de plus en plus la forme de l’universalité. En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. Du simple fait qu’elle affronte une classe, la classe révolutionnaire se présente d’emblée non pas comme classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse entière de la société en face de la seule classe dominante ((A ce niveau, Marx a écrit dans la colonne de droite : L’universalité répond : 1) à la classe contre l’ordre; 2) à la concurrence, au commerce mondial, etc; 3) au grand nombre de la classe dominante; 4) à l’illusion de la communauté des intérêts. (Au début, cette illusion [est] juste); 5) à la duperie des idéologues et à la division du travail.)). Cela lui est possible parce qu’au début son intérêt est vraiment encore intimement lié à l’intérêt commun de toutes les autres classes non-dominantes et parce que, sous la pression de l’état de choses antérieur, cet intérêt n’a pas encore pu se développer comme intérêt particulier d’une classe particulière. De ce fait, la victoire de cette classe est utile aussi à beaucoup d’individus des autres classes qui, elles, ne parviennent pas à la domination; mais elle l’est uniquement dans la mesure où elle met ces individus en état d’accéder à la classe dominante. Quand la bourgeoisie française renversa la domination de l’aristocratie, elle permit par là à beaucoup de prolétaires de s’élever au-dessus du prolétariat, mais uniquement en ce sens qu’ils devinrent eux-mêmes des bourgeois. Chaque nouvelle classe n’établit donc sa domination que sur une base plus large que la classe qui dominait précédemment, mais, en revanche, l’opposition entre la classe qui domine désormais et celles qui ne dominent pas ne fait ensuite que s’aggraver en profondeur et en acuité. Il en découle ceci : le combat qu’il s’agit de mener contre la nouvelle classe dirigeante a pour but à son tour de nier les conditions sociales antérieures d’une façon plus décisive et plus radicale que n’avaient pu le faire encore toutes les classes précédentes qui avaient brigué la domination.
Toute l’illusion qui consiste à croire que la domination d’une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d’elle-même, dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d’être la forme du régime social, c’est-à-dire qu’il n’est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l’intérêt général ou de représenter « l’universel » comme dominant.
Une fois les idées dominantes séparées des individus qui exercent la domination, et surtout des rapports qui découlent d’un stade donné du mode de production, on obtient ce résultat que ce sont constamment les idées qui dominent dans l’histoire et il est alors très facile d’abstraire, de ces différentes idées « l’idée », c’est-à-dire l’idée par excellence, etc., pour en faire l’élément qui domine dans l’histoire et de concevoir par ce moyen toutes ces idées et concepts isolés comme des « autodéterminations » du concept qui se développe tout au long de l’histoire. Il est également naturel ensuite de faire dériver tous les rapports humains du concept de l’homme, de l’homme représenté, de l’essence de l’homme, de l’homme en un mot. C’est ce qu’a fait la philosophie spéculative. Hegel avoue lui-même, à la fin de la Philosophie de l’histoire qu’il « examine la seule progression du concept » et qu’il a exposé dans l’histoire la « véritable théodicée » (p. 446). Et maintenant on peut revenir aux producteurs du « concept », aux théoriciens, idéologues et philosophes, pour aboutir au résultat que les philosophes, les penseurs en tant que tels, ont de tout temps dominé dans l’histoire, — c’est-à-dire à un résultat que Hegel avait déjà exprimé, comme nous venons de le voir. En fait, le tour de force qui consiste à démontrer que l’esprit est souverain dans l’histoire (ce que Stirner appelle la hiérarchie) se réduit aux trois efforts suivants :
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Il s’agit de séparer les idées de ceux qui, pour des raisons empiriques, dominent en tant qu’individus matériels et dans des conditions empriques, de ces hommes eux-mêmes et de reconnaître en conséquence que ce sont des idées ou des illusions qui dominent l’histoire.
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Il faut apporter un ordre dans cette domination des idées, établir un lien mystique entre les idées dominantes successives, et l’on y parvient en les concevant comme des « autodéterminations du concept ». (Le fait que ces pensées sont réellement liées entre elles par leur base empirique rend la chose possible; en outre, comprises en tant que pensées pures et simples, elles deviennent des distinctions que produit la pensée elle-même par scissiparité.)
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Pour dépouiller de son aspect mystique ce « concept qui se détermine lui-même », on le transforme en une personne — « la conscience de soi » — ou, pour paraître tout à fait matérialiste, on en fait une série de personnes qui représentent « le concept » dans l’histoire, à savoir les « penseurs », les « philosophes », les idéologues qui sont considérés à leur tour comme les fabricants de l’histoire, comme le « comité des gardiens », comme les dominateurs ((Marx a écrit en marge : L’homme = l’“esprit humain pensant”.)). Du même coup, on a éliminé tous les éléments matérialistes de l’histoire et l’on peut tranquillement lâcher la bride à son destrier spéculatif.
Dans la vie courante, n’importe quel shopkeeper ((Boutiquiers.)) sait fort bien faire la distinction entre ce que chacun prétend être et ce qu’il est réellement; mais notre histoire n’en est pas encore arrivée à cette connaissance vulgaire. Pour chaque époque, elle croit sur parole ce que l’époque en question dit d’elle-même et les illusions qu’elle se fait sur soi.
Cette méthode historique, qui régnait surtout en Allemagne, et pour cause, il faut l’expliquer en partant du contexte : l’illusion des idéologues en général, par exemple, elle est liée aux illusions des juristes, des politiciens (et même des hommes d’État en activité parmi eux), il faut donc partir des rêveries dogmatiques et des idées biscornues de ces gars-là, illusion qui s’explique tout simplement par leur position pratique dans la vie, leur métier et la division du travail.