À propos de la brochure de Junius
Lénine
Juillet 1916
Lénine commente la brochure de R. Luxemburg sur la guerre modiale.
Voilà que vient enfin de paraître en Allemagne, illégalement, sans accommodement avec l’ignoble censure des junkers, une brochure social‑démocrate consacrée aux problèmes de la guerre ! L’auteur, qui appartient visiblement à l’aile « radicale de gauche » du parti, signe Junius (ce qui signifie en latin : cadet((Dans le livre Rosa Luxemburg : Textes, publié par les Editions Sociales et organisé par Gilbert Badia, celui‑ci écrit : « Lénine se trompe en imaginant que ce terme (Junius) fait référence au latin. Junius était en réalité le pseudonyme d’un pamphlétaire anglais qui s’en était pris à l’absolutisme de George Ill »))) et intitule sa brochure : La crise de la social‑démocratie. On y trouve en appendice les « thèses sur les tâches de la social‑démocratie internationale », qui ont déjà été présentées à la Commission socialiste internationale de Berne et publiées dans le n°3 de son Bulletin ; elles appartiennent au groupe « l’Internationale », qui a publié au printemps 1915 un numéro d’une revue portant le même nom (avec des articles de Zetkin, Mehring, R. Luxemburg, Thalheimer, Duncker, Ströbel et autres), et qui a, organisé pendant l’hiver 1915‑1916 une conférence des sociaux-démocrates de toutes les parties de l’Allemagne, où ces thèses furent adoptées.
La brochure, comme le dit l’auteur dans l’introduction datée du 2 janvier 1916, a été écrite en avril 1915 et imprimée « sans aucune modification ». Sa parution a été retardée par « des circonstances extérieures ». Elle est consacrée moins à « la crise de la social‑démocratie » qu’à l’analyse de la guerre, à la réfutation de la légende relative à son caractère national et libérateur, à la démonstration de sa nature impérialiste du côté de l’Allemagne aussi bien que des autres grandes puissances, et enfin à la critique révolutionnaire de l’attitude du parti officiel. Ecrite dans un style extrêmement vivant, la brochure de Junius a certainement déjà joué et jouera encore un grand rôle dans la lutte contre l’ex‑parti social‑démocrate d’Allemagne, passé du côté des junkers et de la bourgeoisie, et nous félicitons très cordialement son auteur.
Le lecteur russe au courant des publications social‑démocrates éditées en russe à l’étranger de 1914 à 1916 ne trouvera rien de neuf, quant aux principes, dans la brochure de Junius. Lorsqu’on la lit en rapprochant des arguments du marxisme révolutionnaire allemand, ce qui fut exposé, par exemple, dans le Manifeste du Comité central de notre Parti (septembre‑novembre 1914(( La guerre et la social‑démocratie russe, manifeste rédigé pu Lénine et signé « le Comité central du Parti ouvrier de Russie », est paru le 1° novembre 1914 dans le n° 33 du Social‑démocrate. Le texte publié dans les Œuvres de Lénine ‑ t. 21 dans l’éd. française de 1960, pp. 19‑28 ‑ reprend celui du Social‑démocrate collationné avec celui du manuscrit.))), dans les révolutions de Berne (mars 1915((Voir le compte rendu par Lénine de La Conférence des Sections à l’étranger du P.O.S.D.R. qui reproduit intégralement les résolutions de la conférence de Berne ‑ Œuvres, t. 21 dans l’éd. française de 1960, pp. 157‑163. ))) et dans leurs multiples commentaires, on est obligé de constater que l’argumentation de Junius est très incomplète et qu’il commet deux erreurs. Mais avant d’entreprendre la critique des lacunes et des erreurs de Junius, nous tenons à souligner avec force que nous ne le faisons que parce que l’autocritique est une nécessité pour les marxistes et qu’il faut vérifier sous tous leurs aspects les points de vue qui doivent servir de base idéologique à la III° Internationale. La brochure de Junius est, dans l’ensemble, un excellent ouvrage marxiste, et il est très possible que ses défauts aient, jusqu’à un certain point, un caractère fortuit.
Le principal de ces défauts, qui constitue nettement un pas en arrière en comparaison de la revue légale l’Internationale (légale, bien qu’elle ait été interdite aussitôt parue), c’est le silence de l’auteur sur le lien qui existe entre le social‑chauvinisme (il n’emploie ni ce terme, ni l’expression moins précise de social‑patriotisme) et l’opportunisme. Il parle très justement de la « capitulation » et de la faillite du parti social‑démocrate d’Allemagne, de la « trahison » de ses « chefs officiels », mais il tic va pas plus loin. Or, l’Internationale avait déjà fait la critique du « centre », c’est‑à‑dire du kautskisme, en ridiculisant très justement son manque de caractère, la prostitution du marxisme à laquelle il se livre et son aplatissement devant les opportunistes. Cette même revue avait commencé à démasquer le véritable rôle des opportunistes en rendant public, par exemple, ce fait très important que, le 4 août 1914, les opportunistes étaient arrivés avec un ultimatum, résolus d’avance à voter dans tous les cas pour les crédits de guerre. Il n’est pas question de l’opportunisme ni du kautskisme, pas plus dans la brochure de Junius que dans les thèses ! C’est une faute théorique, car il est impossible d’expliquer la « trahison » sans la mettre en rapport avec l’opportunisme en tant que tendance ayant derrière elle une longue histoire, l’histoire de toute la II° Internationale. C’est une faute politique pratique, car il est impossible de comprendre « la crise de la social‑démocratie » et d’en triompher sans élucider le sens et le rôle de ces deux tendances : l’une franchement opportuniste (Legien, David, etc.), l’autre, hypocritement opportuniste (Kautsky et Cie). C’est un pas en arrière en comparaison, par exemple, de l’article historique d’Otto Rühle dans le Vorwaerts du 12 janvier 1916, où il démontre nettement, ouvertement, la fatalité d’une scission dans le parti social‑démocrate d’Allemagne (la rédaction du Vorwaerts lui a répondu en reprenant les phrases doucereuses et hypocrites de Kautsky, sans trouver un seul argument réel contre ce fait déjà patent de l’existence de deux partis et de l’impossibilité de les réconcilier). C’est là une inconséquence étonnante, car la douzième thèse dit nettement qu’il faut fonder une « nouvelle » Internationale, étant donné la « trahison » et « le passage sur le terrain de la politique impérialiste bourgeoise » des « représentants officiels des partis socialistes des pays dirigeants ». Il est clair que parler de la participation à la « nouvelle » Internationale de l’ancien parti social‑démocrate d’Allemagne ou d’un parti qui pactise avec Legien, David et Cie serait tout bonnement ridicule.
Nous ignorons par quoi s’explique ce pas en arrière du groupe « l’Internationale ». Le plus grand défaut de tout le marxisme révolutionnaire allemand, c’est l’absence d’une organisation illégale étroitement unie, suivant systématiquement une voie bien à elle et éduquant les masses dans l’esprit des nouvelles tâches ; une telle organisation serait obligée de définir nettement son attitude à l’égard de l’opportunisme comme du kautskisme. Cela est d’autant plus nécessaire que les sociaux‑démocrates révolutionnaires allemands ont perdu leurs deux derniers quotidiens, la Bremer Bürger‑Zeitung de Brême et le Volksfreund de Brunswick, passés aux kauskistes. Seul le groupe des « Socialistes internationalistes d’Allemagne » (I.S.D.) reste à son poste, voilà qui est clair et sans ambiguïté pour personne.
Il apparaît que certains membres du groupe « l’Internationale » sont retombés dans le marais du kautskisme sans principes. Ströbel , par exemple, en est venu à faire dans la Neue Zeit des courbettes à Bernstein et Kautsky ! Et, tout dernièrement, le 15 juillet 1916, il a publié dans les journaux un article, Pacifisme et social‑démocratie, qui défendait le pacifisme kautskiste de l’espèce la plus vulgaire. Junius, lui, s’élève très vigoureusement contre les projets chimériques kautskistes sur le « désarmement », l’« abolition de la diplomatie secrète », etc. Il se peut qu’il y ait, dans le groupe « l’Internationale », deux courants : l’un révolutionnaire et l’autre penchant vers le kautskisme.
La première des positions erronées de Junius est concrétisée dans la 5° thèse du groupe « l’Internationale » : « A l’époque (l’ère) de cet impérialisme déchaîné, il ne peut plus y avoir de guerres nationales. Les intérêts nationaux ne sont qu’une mystification qui a pour but de mettre les masses populaires laborieuses au service de leur ennemi mortel : l’impérialisme »… Dans sa première partie, la 5° thèse, qui se termine par cette affirmation, caractérise la guerre actuelle comme une guerre impérialiste. Il est possible que la négation des guerres nationales en général soit ou bien une inadvertance ou bien une exagération commise accidentellement en soulignant cette idée très juste que la guerre actuelle est impérialiste et non pas nationale. Mais il se peut aussi que ce soit le contraire, et puisque divers sociaux‑démocrates commettent l’erreur de nier l’existence de quelques guerres nationales que ce soit, lorsqu’ils réfutent l’affirmation mensongère présentant la guerre actuelle comme une guerre nationale, il est impossible de ne pas s’arrêter sur cette erreur.
Junius a absolument raison de souligner l’influence décisive de la « conjoncture impérialiste » dans la guerre actuelle, de dire que derrière la Serbie il y a la Russie, que « derrière le nationalisme serbe se tient l’impérialisme russe », que la participation, par exemple, de la Hollande à la guerre serait aussi de l’impérialisme, car 1) la Hollande défendrait ses colonies et 2) elle serait l’alliée d’une des coalitions impérialistes. C’est indiscutable en ce qui concerne la guerre actuelle. Et lorsque Junius souligne à ce propos ce qui lui importe avant tout : la lutte contre « le fantôme de la guerre nationale », qui domine actuellement la politique social‑démocrate, on ne peut manquer de reconnaître que son raisonnement est très juste et très valable.
L’erreur serait d’exagérer cette vérité, de manquer à la règle marxiste qui veut qu’on soit concret, d’étendre le jugement porté sur la guerre actuelle à toutes les guerres possibles à l’époque de l’impérialisme, d’oublier les mouvements nationaux contre l’impérialisme. Le seul argument en faveur de la thèse qu’« il ne peut plus y avoir de guerres nationales » est que le monde est partagé entre une poignée de « grandes » puissances impérialistes et que, pour cette raison, toute guerre, serait‑elle nationale au début, se transforme en guerre impérialiste, puisqu’elle heurte les intérêts d’une des puissances ou des coalitions impérialistes.
Cet argument est manifestement erroné. Certes, la thèse fondamentale de la dialectique marxiste est que toutes les limites dans la nature et dans la société sont conventionnelles et mobiles, qu’il n’y a aucun phénomène qui ne puisse, dans certaines conditions, se transformer en son contraire. Une guerre nationale peut se transformer en guerre impérialiste, mais l’inverse est vrai aussi. Exemple : les guerres de la grande révolution française ont commencé en tant que guerres nationales et elles l’étaient effectivement. Elles étaient révolutionnaires, car elles avaient pour objectif la défense de la grande révolution contre la coalition des monarchies contre‑révolutionnaires. Mais quand Napoléon eut fondé l’Empire français en asservissant toute une série d’Etats nationaux d’Europe, importants, viables et depuis longtemps constitués, alors les guerres nationales françaises devinrent des guerres impérialistes, qui engendrèrent à leur tour des guerres de libération nationale contre l’impérialisme de Napoléon.
Seul un sophiste pourrait effacer la différence qui existe entre la guerre nationale et la guerre impérialiste sous prétexte que l’une peut se transformer en l’autre. La dialectique a plus d’une fois, également dans l’histoire de la philosophie grecque, servi de pont à la sophistique. Mais nous restons des dialecticiens, car nous combattons les sophismes, non pas en niant la possibilité de toute transformation en général, mais en analysant concrètement chaque phénomène donné dans son cadre général et dans son évolution.
Que la guerre impérialiste actuelle de 1914‑1916 se transforme en une guerre nationale, c’est tout à fait improbable, car la classe qui représente le mouvement en avant est le prolétariat, qui tend objectivement à la transformer en une guerre civile contre la bourgeoisie, et puis aussi parce que les forces des deux coalitions ne sont pas tellement différentes et que le capital financier international a créé partout une bourgeoisie réactionnaire. Mais il n’est cependant pas permis de qualifier une telle transformation d’impossible : si le prolétariat européen était affaibli pour une vingtaine d’années ; si cette guerre finissait par des victoires dans le genre de celles de Napoléon et par l’asservissement d’une série d’Etats nationaux parfaitement viables ; si l’impérialisme extraeuropéen (japonais et américain surtout) se maintenait aussi une vingtaine d’années sans aboutir au socialisme, par exemple à cause d’une guerre nippo‑américaine, alors une grande guerre nationale serait possible en Europe. Ce serait une évolution qui rejetterait l’Europe en arrière pour plusieurs dizaines d’années. Cela est improbable, mais non pas impossible, car il est antidialectique, antiscientifique, théoriquement inexact, de se représenter l’histoire universelle avançant régulièrement et sans heurts, sans faire quelquefois des sauts gigantesques en arrière.
Poursuivons. Des guerres nationales ne sont pas seulement probables, mais inévitables à l’époque de l’impérialisme, de la part des colonies et des semi‑colonies. Les colonies et les semi-colonies (Chine, Turquie, Perse) comptent environ 1 milliard d’habitants, c’est‑à‑dire plus de la moitié de la population du globe. Les mouvements de libération nationale y sont, ou déjà très puissants, ou en voie de développement et de maturation. Toute guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. La continuation de la politique de libération nationale des colonies les conduira inévitablement à mener des guerres nationales contre l’impérialisme. Ces guerres peuvent conduire à une guerre impérialiste des « grandes » puissances impérialistes d’aujourd’hui, mais elles peuvent aussi ne pas y conduire, cela dépend de bien des circonstances.
Exemple : l’Angleterre et la France ont fait la guerre de Sept Ans à cause des colonies, c’est‑à‑dire qu’elles ont fait une guerre impérialiste (laquelle est possible aussi bien sur la base de l’esclavage, ou du capitalisme primitif, que sur celle du capitalisme hautement développé de notre époque). La France, vaincue, perd une partie de ses colonies. Quelques années plus tard commence la guerre de libération nationale des Etats de l’Amérique du Nord contre l’Angleterre seule. Par hostilité contre l’Angleterre, c’est-à-dire à cause de leurs intérêts impérialistes, la France et l’Espagne, qui continuent à posséder des fractions du territoire des Etats‑Unis actuels, concluent un traité d’amitié avec les Etats insurgés contre l’Angleterre. Les troupes françaises unies aux troupes américaines battent les Anglais. Voilà une guerre de libération nationale où la rivalité impérialiste est un élément accessoire, sans importance sérieuse, au contraire de ce que nous voyons dans la guerre de 1914‑1916 (l’élément national dans la guerre austro‑serbe n’a pas d’importance sérieuse en regard de la rivalité impérialiste, qui est largement prédominante). D’où il résulte qu’il serait absurde d’appliquer la notion d’impérialisme mécaniquement, pour en déduire « l’impossibilité » des guerres nationales. Une guerre de libération nationale, par exemple d’une coalition Perse‑Inde‑Chine contre telles ou telles puissances impérialistes, est fort possible et probable, car elle découle du mouvement national de ces pays ; quant à la transformation de cette guerre en une guerre impérialiste entre les puissances impérialistes actuelles, elle dépendra de beaucoup de circonstances concrètes, sur lesquelles il serait ridicule de vouloir tabler.
Troisièmement, même en Europe, on ne peut considérer que les guerres nationales soient impossibles à l’époque de l’impérialisme. L’« époque de l’impérialisme » a rendu impérialiste la guerre actuelle, elle engendrera fatalement (tant que ne sera pas instauré le socialisme) de nouvelles guerres impérialistes, elle a imprégné d’impérialisme la politique des grandes puissances actuelles, mais elle n’exclut nullement les guerres nationales, par exemple de la part des petits Etats (disons : annexés ou nationalement opprimés) contre les puissances impérialistes, de même qu’elle n’exclut pas des mouvements nationaux à grande échelle dans l’Est de l’Europe. A propos de l’Autriche, par exemple, Junius raisonne très sainement en considérant non seulement l’« économique », mais aussi sa situation politique originale, en notant la « non‑viabilité interne de l’Autriche », en constatant que « la monarchie des Habsbourg n’est pas une organisation politique d’Etat bourgeois, mais seulement un trust unissant par des liens assez lâches quelques coteries de parasites sociaux », et que « la liquidation de l’Autriche‑Hongrie n’est historiquement que la continuation du démembrement de la Turquie et est, en même temps, imposée par l’évolution historique ». Pour certains Etats balkaniques et pour la Russie, la situation n’est pas meilleure. En cas d’affaiblissement sérieux des « grandes » puissances au cours de cette guerre ou si la révolution triomphait en Russie, des guerres nationales, même victorieuses, sont parfaitement possibles. Tout d’abord, pratiquement, les puissances impérialistes ne peuvent pas intervenir dans n’importe quelles conditions. Ensuite, quand on affirme, tout à trac, que la guerre d’un petit Etat contre un géant est sans espoir, il faut bien remarquer qu’une guerre sans espoir est quand même une guerre ; par ailleurs, certains phénomènes au sein des « géants », par exemple le commencement d’une révolution, peuvent transformer une guerre « sans espoir » en une guerre « pleine d’espoir ».
Si nous nous sommes arrêtés assez longuement sur l’inexactitude de la thèse suivant laquelle « il ne peut plus y avoir de guerres nationales », ce n’est pas seulement parce qu’elle est manifestement erronée du point de vue théorique. Il serait évidemment bien triste que les hommes « de gauche » se montrent peu soucieux de la théorie du marxisme au moment où la fondation de la III° Internationale n’est possible que sur la base d’un marxisme non avili. Mais cette erreur est également très nuisible sur le plan politique et pratique : on en déduit l’absurde propagande du « désarmement », puisqu’il ne peut plus y avoir, dit‑on, que des guerres réactionnaires ; on en déduit une indifférence encore plus absurde et franchement réactionnaire envers les mouvements nationaux. Et cette indifférence devient du chauvinisme quand les membres des « grandes » nations européennes, c’est‑à‑dire des nations qui oppriment une foule de petits peuples et de peuples coloniaux, déclarent sur un ton faussement savant : « Il ne peut plus y avoir de guerres nationales » ! Les guerres nationales contre les puissances impérialistes ne sont pas seulement possibles et probables, elles sont inévitables et progressives, révolutionnaires, encore que, naturellement, leur succès requière ou bien la coordination des efforts d’un nombre considérable d’habitants des pays opprimés (des centaines de millions dans l’exemple que nous avons cité, celui de l’Inde et de la Chine), ou bien une conjoncture internationale particulièrement favorable (par exemple, que l’intervention des puissances impérialistes soit paralysée par leur affaiblissement, par une guerre entre elles, par leur antagonisme, etc.), ou bien qu’intervienne un soulèvement simultané du prolétariat d’une des grandes puissances contre la bourgeoisie (cette éventualité, la dernière dans notre énumération, vient en fait au premier rang, c’est‑à‑dire qu’elle est la plus désirable et la plus avantageuse pour la victoire du prolétariat).
Notons cependant qu’il serait injuste d’accuser Junius d’indifférence pour les mouvements nationaux. C’est ainsi qu’il relève, parmi les péchés de la fraction social-démocrate, son silence sur l’exécution pour « crime de trahison » (évidemment pour une tentative d’insurrection en relation avec la guerre) d’un chef indigène au Cameroun ; et il souligne spécialement, dans un autre endroit (pour MM. les Legien, les Lensch et autres canailles qui se disent « sociaux‑démocrates »), que les nations coloniales sont aussi des nations. Il déclare très nettement : « le socialisme reconnaît à chaque peuple le droit à l’indépendance et à la liberté, le droit de disposer lui-même de ses destinées » ; « le socialisme international reconnaît le droit des nations libres, indépendantes égales, mais il n’y a que lui qui puisse créer de telles nations il n’y a que lui qui puisse réaliser le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Et ce mot d’ordre du socialisme ‑ remarque très justement l’auteur ‑ sert, comme tous les autres, non pas à justifier ce qui existe, mais à indiquer la voie, à pousser le prolétariat vers une politique active, révolutionnaire, rénovatrice ». Par conséquent, on se tromperait lourdement en pensant que tous les sociaux-démocrates de gauche d’Allemagne ont versé dans la même étroitesse et la même caricature du marxisme que certains sociaux-démocrates hollandais et polonais qui nient le droit des nations à disposer d’elles‑mêmes en régime socialiste. D’ailleurs, nous parlerons plus loin des raisons spéciales qu’ont les Hollandais et les Polonais de commettre cette erreur.
L’autre erreur de jugement de Junius concerne la défense de la patrie. C’est la question politique capitale au cours d’une guerre impérialiste. Et Junius nous a confirmés dans la conviction que notre Parti a donné la seule réponse juste : le prolétariat est contre la défense de la patrie dans cette guerre impérialiste étant donné son caractère esclavagiste, réactionnaire et de rapine, étant donné la possibilité et la nécessité de lui opposer la guerre civile pour le socialisme (et de tout faire pour la transformer en une guerre civile). Junius lui, a mis excellemment en lumière le caractère impérialiste de la guerre actuelle, ce qui la distingue d’une guerre nationale mais en même temps il est tombé dans une erreur fort étrange, en voulant à tout prix accommoder un programme national à la guerre actuelle qui n’est pas nationale. C’est presque incroyable, mais c’est ainsi.
Les sociaux‑démocrates officiels, de la nuance Legien comme de la nuance Kautsky, pour se faire bien voir de la bourgeoisie qui a le plus crié à l’« invasion » étrangère afin de tromper les masses populaires sur le caractère impérialiste de la guerre, ont repris avec un zèle particulier cet argument de l’« invasion ». Kautsky, qui assure maintenant les gens naïfs et crédules (notamment par l’intermédiaire de Spectator, du Comité d’organisation russe) qu’il est passé à l’opposition dès la fin de 1914, continue d’invoquer cet « argument » ! Pour le réfuter, Junius cite de très instructifs exemples historiques démontrant que « l’invasion et la lutte des classes dans l’histoire de la bourgeoisie ne sont pas choses contradictoires, comme le prétend la légende officielle, mais l’une est un moyen et une manifestation de l’autre ». Exemples : en France, les Bourbons ont fait appel à l’invasion étrangère contre les jacobins, et les bourgeois de 1971, contre la Commune. Marx a écrit dans La guerre civile en France :
« Le plus haut effort d’héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre nationale ; et il est maintenant prouvé qu’elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes et qui est jetée de côté, aussitôt que cette lutte de classe éclate en guerre civile. »
« La grande Révolution française ‑ écrit Junius en invoquant 1793 ‑ est un exemple classique valable pour toutes les époques. » De tout cela on tire cette conclusion : « Une expérience séculaire démontre, par conséquent, que ce n’est pas l’état de siège, mais la lutte de classe pleine d’abnégation qui éveille le respect de soi‑même, l’héroïsme et la force morale des masses populaires, qui est la meilleure défense, la meilleure protection d’un pays contre l’ennemi du dehors. »
Conclusion pratique de Junius : « Oui, les sociaux‑démocrates doivent défendre leur pays lors des grandes crises historiques. Et la lourde faute du groupe social‑démocrate du Reichstag est d’avoir solennellement proclamé dans sa déclaration du 4 août 1914 : « A l’heure du danger, nous ne laisserons pas notre patrie sans défense », et d’avoir, dans le même temps, renié ses paroles. Il a laissé la patrie sans défense à l’heure du plus grand danger. Car son premier devoir envers la patrie était à ce moment de lui montrer les dessous véritables de cette guerre impérialiste, de rompre le réseau de mensonges patriotiques et diplomatiques qui camouflait cet attentat contre la patrie ; de déclarer haut et clair que, dans cette guerre, la victoire et la défaite étaient également funestes pour le peuple allemand ; de résister jusqu’à la dernière extrémité à l’étranglement de la patrie au moyen de l’état de siège ; de proclamer la nécessité d’armer immédiatement le peuple et de le laisser décider lui-même la question de la guerre ou de la paix ; d’exiger avec la dernière énergie que la représentation populaire siège en permanence pendant toute la durée de la guerre pour assurer le contrôle vigilant de la représentation populaire sur le gouvernement et du peuple sur la représentation populaire ; d’exiger l’abolition immédiate de toutes les limitations de droits politiques, car seul un peuple libre peut défendre avec succès son pays ; d’opposer, enfin, au programme impérialiste de guerre ‑ qui tend à la conservation de l’Autriche et de la Turquie, c’est‑à‑dire de la réaction en Europe et en Allemagne ‑ le vieux programme véritablement national des patriotes et des démocrates de 1848, le programme de Marx, d’Engels et Lassalle : le mot d’ordre de grande et indivisible République allemande. Tel est le drapeau qu’il fallait déployer devant le pays, qui aurait été véritablement national, véritablement libérateur, et qui aurait répondu aux meilleures traditions de l’Allemagne et de la politique de classe internationale du prolétariat »… « Ainsi, le grave dilemme : intérêts de la patrie ou solidarité internationale du prolétariat, le conflit tragique qui a incité nos parlementaires à rallier « d’un cœur lourd » le camp de la guerre impérialiste, n’est que pure invention, une fiction nationaliste bourgeoise. Au contraire, entre les intérêts du pays et les intérêts de classe de l’Internationale prolétarienne, il existe aussi bien pendant la guerre que pendant la paix, une parfaite harmonie : la guerre, comme a paix, exige le développement le plus intense de la lutte de classe, la défense la plus résolue du programme social-démocrate. »
Ainsi raisonne Junius. Le caractère erroné de son raisonnement saute aux yeux, et si nos laquais, francs ou déguisés, du tzarisme, Messieurs Plékhanov et Tchkhenkéli, et peut‑être même MM. Martov et Tchkhéidzé, vont se raccrocher avec une joie mauvaise aux paroles de Junius non pas par amour de la vérité théorique, mais pour sauver la face, pour brouiller la piste, pour jeter de la poudre aux yeux des ouvriers, nous devons, quant à nous, expliquer en détail l’origine théorique de l’erreur de Junius.
A la guerre impérialiste il entend « opposer » le programme national. Il invite la classe d’avant‑garde à se tourner vers le passé, et non vers l’avenir ! En 1793 et en 1848, en France, en Allemagne et dans toute l’Europe, la révolution démocratique bourgeoise était objectivement à l’ordre du jour. A cette situation historique objective correspondait le programme « véritablement national », c’est‑à‑dire national‑bourgeois, de la démocratie de ce temps, le programme réalisé en 1793 par les éléments les plus révolutionnaires de la bourgeoisie et de la population plébéienne et proclamé en 1848 par Marx au nom de toute la démocratie d’avant‑garde. Aux guerres féodales et dynastiques on opposait alors, objectivement, les guerres démocratiques révolutionnaires, les guerres de libération nationale. Tel était le contenu des tâches historiques de l’époque.
Aujourd’hui, pour les plus grands Etats avancés d’Europe, la situation objective est différente. Le progrès – si l’on ne tient pas compte des éventuels reculs temporaires ‑ ne peut s’effectuer que dans le sens de la société socialiste, de la révolution socialiste. A la guerre du capitalisme hautement développé, ne peuvent objectivement être opposées, du point de vue du progrès, du point de vue de la classe d’avant‑garde, que la guerre contre la bourgeoisie, c’est‑à‑dire avant tout la guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie pour la conquête du pouvoir, guerre sans laquelle tout progrès sérieux est impossible, et ensuite, mais seulement dans certaines conditions particulières, la guerre éventuelle pour la défense de l’Etat socialiste contre les Etats bourgeois. C’est pourquoi ceux des bolchéviks (qui se réduisent heureusement à quelques cas individuels et que nous avons immédiatement cédés aux gens de Prizyv) qui étaient disposés à accepter une défense conditionnelle, la défense de la patrie à la condition d’une révolution victorieuse et du triomphe de la république en Russie, sont restés fidèles à la lettre du bolchévisme, mais en ont trahi l’esprit ; car, entraînée dans la guerre impérialiste des grandes puissances avancées d’Europe, la Russie, même sous la forme républicaine, ferait elle aussi une guerre impérialiste !
En disant que la lutte de classe est le meilleur remède contre l’invasion, Junius n’applique la dialectique marxiste qu’à moitié : il fait un pas sur le bon chemin et s’en écarte tout aussitôt. La dialectique marxiste exige l’analyse concrète de chaque situation historique particulière. Que la lutte de classe soit le meilleur moyen de s’opposer à l’invasion, cela est vrai et pour la bourgeoisie qui veut renverser la féodalité, et pour le prolétariat qui veut renverser la bourgeoisie. Mais, précisément parce que c’est vrai pour toute oppression d’une classe par une autre, C’est trop général et par conséquent insuffisant pour le cas particulier qui nous intéresse. La guerre civile contre la bourgeoisie est aussi une des formes de la lutte des classes, et elle seule pourrait préserver l’Europe (l’Europe tout entière et pas seulement un des pays qui la composent) du danger d’invasion. La « Grande‑Allemagne républicaine », si elle avait existé en 1914‑1916, aurait fait la même guerre impérialiste.
Junius serre de près la réponse juste et le mot d’ordre juste : guerre civile contre la bourgeoisie pour le socialisme mais, comme s’il eût craint de dire toute la vérité jusqu’au bout, il a reculé vers la chimère de la « guerre nationale » en 1914, 1915 et 1916. Si l’on considère les choses sous un angle non plus théorique, mais purement pratique, l’erreur de Junius n’est pas moins manifeste. Toute la société bourgeoise, toutes les classes de l’Allemagne, y compris la paysannerie, étaient pour la guerre (en Russie, très vraisemblablement, aussi : du moins la plupart des paysans riches et moyens et une fraction très importante des paysans pauvres se trouvaient manifestement sous le charme de l’impérialisme bourgeois). La bourgeoisie était armée jusqu’aux dents. « Proclamer » dans ces conditions le programme de la république, d’un Parlement siégeant en permanence, de l’élection des officiers par le peuple (I’« armement du peuple »), etc., c’eût été pratiquement « proclamer » la révolution (avec un programme révolutionnaire inadéquat !).
Junius indique très justement, ici même, qu’on ne peut pas « fabriquer » la révolution. La révolution était à l’ordre du jour en 1914‑1916, elle était contenue dans la guerre, elle naissait de la guerre. C’est ce qu’il fallait « proclamer » au nom de la classe révolutionnaire en précisant jusqu’au bout, sans crainte, son programme, savoir : le socialisme, lequel est impossible en temps de guerre sans guerre civile contre la bourgeoisie archi-réactionnaire, criminelle, qui voue le peuple à des calamités sans nom. Il fallait méditer des actions systématiques, coordonnées, pratiques, absolument réalisables quelle que fût la vitesse de développement de la crise révolutionnaire, des actions allant dans le sens de la révolution mûrissante. Ces actions sont indiquées dans la résolution de notre Parti : 1 ) vote contre les crédits ; 2) rupture de la « paix civile » ; 3) création d’une organisation illégale ; 4) fraternisation des soldats ; 5) soutien de toutes les actions révolutionnaires des masses. Le succès de toutes ces mesures mène inéluctablement à la guerre civile.
La proclamation d’un grand programme historique aurait certainement été d’une importance colossale ; non pas celle du vieux programme national allemand, périmé pour 1914‑1916, mais celle d’un programme prolétarien, internationaliste et socialiste. Vous, les bourgeois, vous faites la guerre pour le pillage ; nous, les ouvriers de tous les pays belligérants, nous vous déclarons la guerre, la guerre pour le socialisme : voilà la substance du discours qu’auraient dû prononcer dans les Parlements, le 4 août 1914, les socialistes qui n’ont pas trahi le prolétariat comme l’ont fait les Legien, les David, les Kautsky, les Plékhanov, les Guesde, les Sembat, etc.
L’erreur de Junius découle vraisemblablement de deux sortes de considérations inexactes. Il est indubitable que Junius est catégoriquement contre la guerre impérialiste, et non moins catégoriquement pour la tactique révolutionnaire : c’est là un fait que ne supprimeront jamais les malignités de MM. les Plékhanov visant Junius à propos de sa défense de la Patrie. Il faut le dire tout de suite et très nettement en réponse à toutes les calomnies possibles et probables de ce genre.
Mais Junius, en premier lieu, ne s’est pas tout à fait libéré du « milieu » des sociaux‑démocrates allemands, même de gauche, qui craignent la scission, qui craignent de formuler sans réticence les mots d’ordre révolutionnaires.(( Junius commet la même erreur dans ses raisonnements sur ce thème : que vaut‑il mieux, la victoire ou la défaite ? Il conclut que les deux sont également mauvaises (ruine, augmentation des armements, etc.). Ce n’est pas le point de vue du prolétariat révolutionnaire, mais celui d’un petit bourgeois pacifiste. Quand on parle de l’« intervention révolutionnaire » du prolétariat ‑ or, précisément, Junius et les thèses du groupe « Internationale » en parlent, quoique malheureusement de façon trop générale ‑ il faut absolument poser la question d’un autre point de vue : 1) l’« intervention révolutionnaire » est‑elle possible sans risque de défaite ? 2) Est‑il possible de fustiger la bourgeoisie et le gouvernement de son propre pays sans encourir le même risque ? 3) N’avons‑nous pas toujours dit, et l’histoire des guerres réactionnaires ne dit‑elle pas, que les défaites facilitent la tâche de la classe révolutionnaire ?)) C’est une crainte injustifiée dont les sociaux‑démocrates de gauche de l’Allemagne devront se débarrasser et dont ils finiront par se débarrasser. La poursuite de leur lutte contre les sociaux‑chauvins les y conduira. Et ils luttent résolument, fermement, sincèrement contre leurs propres sociaux‑chauvins ; c’est là la différence énorme, fondamentale qui les distingue en principe des Martov et des Tchkhéidzé, lesquels, d’une main (à la Skobélev), déploient un drapeau saluant « les Liebknecht de tous les pays » et, de l’autre, enlacent tendrement Tchkhenkéli vt Potressov !
En second lieu, Junius semble avoir voulu mettre en pratique quelque chose dans le genre de la « théorie des stades », de triste mémoire, prêchée par les menchéviks : il a voulu procéder à la réalisation du programme révolutionnaire par le bout « le plus commode », le plus « populaire », le plus acceptable pour la petite bourgeoisie. Il a voulu, en quelque sorte, « jouer au plus fin avec l’histoire », avec les philistins. Il semble s’être dit que personne ne pourra s’élever contre une meilleure défense de la véritable patrie : or, la véritable patrie, c’est la Grande‑Allemagne républicaine, et sa meilleure défense, c’est la milice, le Parlement siégeant en permanence, etc. Une fois adopté, ce programme, prétend‑il, conduirait de lui-même au stade suivant : la révolution socialiste.
Ce sont sans doute des considérations de ce genre qui, plus ou moins consciemment, ont déterminé la tactique de Junius. Inutile de dire qu’elles sont erronées. Dans la brochure de Junius, on sent le solitaire, qui n’agit pas au coude à coude avec des camarades au sein d’une organisation illégale habituée à penser les mots d’ordre révolutionnaires jusqu’au bout et à éduquer méthodiquement la masse dans leur esprit. Mais il serait profondément injuste d’oublier que ce défaut n’est pas le défaut personnel de Junius, qu’il résulte de la faiblesse de toute la gauche allemande, enveloppée de toutes parts dans l’odieux réseau du kautskisme hypocrite, pédant, plein de « complaisance » à l’égard des opportunistes. Les partisans de Junius ont su, malgré leur isolement, entreprendre la publication de tracts illégaux et partir en guerre contre le kautskisme. Ils sauront aller plus loin encore dans cette voie qui est la bonne.