A propos des conseils de prud’hommes
Lénine
Rédigé fin 1899. Publié pour la première fois en 1924 dans le nº 8-9 de la revue « Prolétarskaïa Révolutsia »
On appelle conseil de prud’hommes des tribunaux composés de délégués élus des ouvriers et des patrons (des fabricants dans l’industrie), qui examinent les affaires et les différends si fréquemment suscités par les conditions d’embauche, par la détermination du salaire pour un travail normal et pour le paiement des heures supplémentaires, par le congédiement des ouvriers en violation des règles établies, les dédommagements pour détérioration de matériel, les amendes arbitraires, etc., etc. Ces tribunaux existent dans la plupart des pays d’Europe occidentale, mais pas en Russie ; nous nous proposons d’examiner les avantages qu’ils apportent aux ouvriers et les raisons pour lesquelles il est désirable de les instituer en plus des tribunaux ordinaires, où opère un seul juge désigné par le gouvernement ou élu par les classes possédantes, sans aucun représentant élu des patrons ni des ouvriers.
Le premier avantage du conseil de prud’hommes est d’être beaucoup plus accessible aux ouvriers. Pour porter plainte devant un tribunal ordinaire, il faut rédiger une requête (ce qui exige souvent le concours d’un avocat) ; il faut payer les droits de timbre, attendre longtemps le jour du jugement, comparaître devant le tribunal en interrompant pour cela son travail et celui des témoins ; il faut attendre ensuite que l’affaire soit, sur la plainte des parties mécontentes, renvoyée devant une instance supérieure, où elle fera l’objet d’un nouveau jugement. Il n’est pas étonnant que les ouvriers mettent si peu d’empressement à s’adresser aux tribunaux ordinaires ! Par contre, les conseils de prud’hommes sont composés de patrons et d’ouvriers élus en qualité de juges. Rien n’est plus facile pour un ouvrier que d’exposer oralement sa plainte à un camarade qu’il a lui-même élu délégué. Les séances des conseils de prud’hommes ont ordinairement lieu les jours de fête ou, en général, à une heure où les ouvriers sont libres et n’ont pas à quitter leur travail. La procédure y est bien plus rapide.
Le deuxième avantage des conseils de prud’hommes pour les ouvriers, c’est que les juges y sont beaucoup plus compétents dans les affaires concernant les fabriques et les usines, qu’en outre ce ne sont pas des fonctionnaires venus d’ailleurs, mais des gens de l’endroit, connaissant la vie des ouvriers et les conditions de la production locale ; enfin, la moitié des juges sont. des ouvriers, qui se comporteront toujours avec équité envers l’ouvrier, au lieu de voir en lui un ivrogne, un insolent ou un ignorant (c’est ainsi que les ouvriers sont considérés par la majeure partie des juges fonctionnaires, qui se recrutent dans la classe de la bourgeoisie, dans la classe des possédants, et qui conservent presque toujours leurs attaches avec la société bourgeoise, avec les fabricants, les directeurs, les ingénieurs, mais sont séparés des ouvriers comme par une muraille de Chine). Le principal souci des juges fonctionnaires est que l’affaire soit réglée dans le respect des formes : pourvu que les papiers soient établis en bonne et due forme, le reste importe peu au fonctionnaire, dont l’unique ambition est de percevoir son traitement et de se faire bien voir de ses supérieurs. C’est ce qui fait que, dans les tribunaux bureaucratiques, il y a toujours cette scandaleuse surabondance de paperasserie, de chicaneries et d’artifices de procédure : il suffit de s’écarter d’une formule rituelle ou de ne pas consigner quelque chose en temps utile dans un procès-verbal pour que tout soit perdu, même si l’on était dans son droit. Quand les juges sont élus par les patrons et par les ouvriers, ils n’ont nul besoin d’accumuler des paperasses, car ils ne travaillent pas pour un traitement et ne dépendent pas de fonctionnaires parasites. Ils ne se soucient pas de décrocher un poste encore plus lucratif, mais de régler les conflits qui empêchent les fabricants de faire marcher leurs entreprises sans à-coups, et les ouvriers de continuer tranquillement leur travail sans trop s’exposer aux chicanes et aux injustices patronales. Et puis, pour trancher des différends entre patrons et ouvriers, il faut bien connaître, par sa propre expérience, la vie en usine. Le juge fonctionnaire jette un coup d’œil sur le livret de travail de l’ouvrier, lit le règlement, et ne veut rien entendre de plus : le règlement a été violé, dit-il, tant pis pour toi, tu en répondras, le reste ne me regarde pas. Tandis que les juges élus parmi les patrons et les ouvriers ne regardent pas seulement les paperasses, mais aussi la façon dont les choses se passent en réalité. Car parfois la règle reste la règle sur le papier, alors que dans la pratique il en va tout autrement. Même s’il le voulait, et quand bien même il examinerait l’affaire avec toute l’attention voulue, le juge fonctionnaire ne peut souvent pas comprendre de quoi il retourne, car il ignore les us et coutumes, il ne sait pas comment s’établit un tarif de salaires, il ignore par quels procédés les contremaîtres briment souvent l’ouvrier sans violer les règlements et les tarifs (on affecte, par exemple, l’ouvrier à un autre travail, on lui fournit d’autres matières premières que celles prévues, etc.). Les juges élus, qui travaillent eux-mêmes ou qui gèrent eux-mêmes les affaires de la fabrique, se retrouvent d’emblée dans toutes ces questions ; ils comprennent aisément ce que désire au fond l’ouvrier ; ils ne se soucient pas seulement de l’observation du règlement, mais cherchent à faire en sorte qu’on ne puisse pas brimer l’ouvrier en tournant le règlement, et qu’il ne puisse y avoir aucun prétexte à supercherie et à arbitraire. Ainsi, les journaux ont annoncé dernièrement que des ouvriers chapeliers avaient failli être condamnés pour vol à la suite d’une plainte déposée par le patron : ils avaient utilisé des chutes de bonnets de fourrure. Heureusement qu’il se soit trouvé d’honnêtes avocats pour recueillir des renseignements, pour prouver que c’était la coutume dans ce corps de métier et que, loin d’être des voleurs, les ouvriers n’avaient même contrevenu à aucun règlement. Mais un ouvrier ordinaire, un simple ouvrier, qui touche un salaire dérisoire, ne pourra presque jamais se payer un bon avocat, et c’est pourquoi, comme le savent tous les ouvriers, les juges fonctionnaires prononcent bien souvent, dans les affaires concernant les ouvriers, les sentences les plus sévères, les plus absurdement sévères. On ne saurait jamais entendre des juges fonctionnaires une justice absolue : nous avons déjà dit que ces juges appartiennent à la classe bourgeoise et qu’ils sont disposés par avance à croire tout ce que dit le patron et à ne pas faire confiance à l’ouvrier. Le juge consulte le code : contrat d’embauchage individuel (une personne s’engage, moyennant salaire, à faire telle chose pour une autre ou à la servir). Qu’il s’agisse d’un ingénieur, d’un médecin, d’un directeur d’usine qui s’embauche chez un fabricant, ou bien d’un manœuvre, peu importe au juge ; il pense (à cause de son âme paperassière et de sa stupidité bourgeoise) que le manœuvre doit connaître ses droits et savoir faire établir les stipulations du contrat tout aussi bien que le directeur, le médecin et l’ingénieur. Alors que les conseils de prud’hommes comprennent des juges (une moitié) élus par les ouvriers, qui savent fort bien qu’un ouvrier novice ou un jeune ouvrier se sent souvent dans l’usine ou au bureau comme au fond d’un bois et est loin de penser qu’il conclut un » contrat libre » et qu’il peut y » faire stipuler » toutes les clauses qui lui paraissent souhaitables. Prenons, à titre d’exemple, le cas suivant : un ouvrier veut se plaindre d’une mise au rebut injustifiée de son travail ou d’une amende imméritée. Inutile de songer à s’en plaindre au juge fonctionnaire ou à l’inspecteur de fabrique également fonctionnaire. Un fonctionnaire s’en tiendra à la règle : la loi confère au patron le droit d’infliger des amendes aux ouvriers et de mettre au rebut un travail mal exécuté, et c’est, donc, au patron à décider si le travail est mal fait et si l’ouvrier a commis une faute. Voilà pourquoi les ouvriers adressent si rarement aux tribunaux des plaintes de ce genre : ils supportent les abus, les tolèrent, et finissent par se mettre en grève lorsqu’ils sont à bout de patience. Mais s’il y avait parmi les juges des représentants mandatés par les ouvriers, ces derniers auraient infiniment moins de peine à faire triompher la justice et à trouver protection dans ces affaires comme dans les plus petites contestations et injustices qui se produisent à l’usine. Car il faut être un magistrat cossu pour s’imaginer qu’il ne vaut pas la peine de s’arrêter à ces menus détails (par exemple, de l’eau bouillante pour le thé, ou l’obligation de nettoyer une fois de plus une machine, ou autres faits analogues) ; mais pour l’ouvrier, ce ne sont pas du tout des détails. Seuls les ouvriers eux-mêmes peuvent juger de la masse de vexations, d’avanies et d’humiliations causées parfois dans les fabriques par des règles et dispositions de détail, à première vue absolument insignifiantes et anodines.
Le troisième avantage des conseils de prud’hommes pour les ouvriers est qu’en y participant, et par leur intermédiaire, les ouvriers apprennent à connaître les lois. Généralement, les ouvriers (dans leur masse) ignorent les lois et ne peuvent pas les connaître, ce qui n’empêche pas les bureaucrates et les juges fonctionnaires de les punir pour cette ignorance des lois. Si un ouvrier, entendant invoquer une loi par un fonctionnaire, répond qu’il l’ignorait, le fonctionnaire (ou le juge) lui rira au nez ou le rabrouera : » Nul n’est censé ignorer la loi « , – voilà ce que dit le code russe. Chaque fonctionnaire et chaque juge suppose donc que tout ouvrier connaît les lois. Mais cette supposition est un mensonge bourgeois, un mensonge inventé par les classes possédantes et par les capitalistes contre les non-possédants, le même mensonge que l’hypothèse suivant laquelle l’ouvrier conclut avec le patron un » contrat libre « . La vérité est que l’ouvrier qui va travailler à l’usine dès son jeune âge, ayant à peine appris à lire et à écrire (et nombreux sont ceux qui ne peuvent même pas apprendre à lire et à écrire !), n’a pas le temps d’étudier les lois ni personne pour les lui faire connaître, ce qui serait d’ailleurs à peu près inutile, – car les lois étant appliquées sans qu’on lui demande son avis, par des fonctionnaires issus de la bourgeoisie, la connaissance des lois ne lui donnera pas grand-chose ! Les classes bourgeoises qui accusent les ouvriers d’ignorer les lois n’ont absolument rien fait pour faciliter aux ouvriers l’acquisition de cette connaissance, et c’est pourquoi les vrais responsables de l’ignorance des lois par les ouvriers sont moins ces derniers que leurs exploiteurs (=spoliateurs), qui détiennent tous les biens, vivent du travail des autres et veulent profiter seuls de l’instruction et de la science. Aucune école et aucun livre ne donnera et ne peut donner aux ouvriers la connaissance des lois, car parmi les millions de travailleurs écrasés par le capital, bien rares sont ceux qui ont la possibilité de lire des livres ; pour la même raison, bien peu suivent l’école, et ceux-là même qui le font savent seulement lire, écrire et compter, ce qui est insuffisant pour s’orienter dans un domaine aussi difficile et compliqué que celui des lois russes. Les ouvriers ne peuvent connaître les lois que lorsqu’ils sont amenés à les appliquer eux-mêmes, à entendre et voir prononcer des jugements d’après ces lois. Les ouvriers pourraient mieux connaître les lois si, par exemple, ils étaient désignés comme jurés (les patrons étant tenus de payer aux ouvriers leur salaire habituel pendant les jours que ceux-ci passeraient au tribunal), mais la société bourgeoise est organisée de façon que seuls peuvent être jurés des membres de la classe possédante (ou encore des paysans dressés dans les « services publics « , c’est-à-dire en fait dans les services policiers subalternes) ; quant aux non-possédants, les prolétaires, ils sont tenus de se soumettre uniquement aux sentences, d’un tribunal qui leur est étranger, sans avoir le droit de juger eux-mêmes ! Lorsqu’on constitue des conseils de prud’hommes, les ouvriers élisent eux-mêmes pour juges leurs camarades, et ces élections se renouvellent après un laps de temps déterminé ; ainsi, les élus ouvriers appliquent eux-mêmes les lois et ont la possibilité d’apprendre à les connaître dans la pratique, c’est-à-dire non seulement de lire ce qui est écrit dans le code (ce qui est encore loin de signifier qu’on connaisse les lois), mais de se rendre aussi pratiquement compte des cas où s’appliquent telles ou telles lois, de la façon dont elles s’appliquent et des conséquences qui en découlent pour les ouvriers. Ensuite, outre les juges élus, les autres ouvriers se familiarisent sans trop de peine avec les lois lorsqu’il existe des conseils de prud’hommes, car un ouvrier peut toujours s’entretenir facilement avec des juges élus parmi ses camarades et en obtenir les renseignements voulus. Le conseil de prud’hommes étant plus accessible aux ouvriers qu’un tribunal formé de fonctionnaires, les ouvriers le fréquentent beaucoup plus souvent, assistent à l’examen des affaires concernant leurs parents et les personnes de leur connaissance et apprennent ainsi à connaître les lois. Or, pour l’ouvrier, il importe infiniment de se familiariser avec les lois, non seulement par les livres, mais dans la vie elle-même, afin de pouvoir comprendre dans l’intérêt de qui ces lois ont été faites, dans l’intérêt de qui agissent les gens qui les appliquent. Une fois initié aux lois, tout ouvrier verra clairement qu’elles défendent les intérêts de la classe des possédants, des propriétaires, des capitalistes, de la bourgeoisie, et que la classe ouvrière n’arrivera jamais à améliorer sa situation d’une façon durable et radicale tant qu’elle n’aura pas conquis le droit d’élire ses mandataires, qui participeront à l’élaboration des lois et au contrôle de leur application.
Ensuite (quatrièmement), le bon côté des conseils de prud’hommes, c’est qu’ils habituent les ouvriers à participer par eux-mêmes aux affaires publiques, aux affaires de l’Etat (car le tribunal est une institution officielle dont l’activité fait partie de l’activité de l’Etat), qu’ils habituent les ouvriers à élire leurs camarades les plus intelligents, les plus honnêtes, les plus fermes dans la défense de la cause ouvrière, à des postes où l’effort de ces ouvriers apparaît nettement à toute la classe ouvrière, à des postes où les représentants ouvriers peuvent exposer les besoins et les revendications de tous les ouvriers. L’intérêt de la classe des capitalistes, l’intérêt de la bourgeoisie tout entière, est de maintenir les ouvriers dans l’ignorance et dispersés, afin de pouvoir congédier sans retard les ouvriers plus intelligents que les autres et qui profitent de leur intelligence et de leur savoir, non pour trahir la cause ouvrière en gagnant les faveurs des contremaîtres, des patrons et de la police, mais pour aider les autres ouvriers à acquérir plus de connaissances et leur apprendre à défendre ensemble la cause ouvrière. Mais pour que tous les ouvriers connaissent ces ouvriers d’avant-garde, si nécessaires à la cause ouvrière, et pour qu’ils leur accordent leur confiance, il est essentiel que tous soient témoins de l’activité de ces ouvriers, que chacun sache s’ils sont capables d’exprimer et de défendre les véritables besoins et les vœux réels des ouvriers. Si les ouvriers pouvaient élire de tels hommes au poste de juges, les meilleurs d’entre les ouvriers seraient connus de tous, on leur accorderait une plus grande confiance et la cause ouvrière y gagnerait énormément. Voyez nos grands propriétaires fonciers, nos industriels et nos marchands : ils ne se contentent pas de la possibilité qu’a chacun d’eux de se rendre chez un gouverneur ou un ministre et de lui exposer ses demandes ; ils s’attachent encore à obtenir que leurs représentants élus siègent aux tribunaux (les tribunaux comprenant des représentants des états) et prennent une part directe à l’administration des affaires (par exemple, les maréchaux de la noblesse((Les maréchaux de la noblesse, en Russie tsariste, représentants des nobles de la province ou du district, élus par l’Assemblée compétente de la noblesse. Ils occupaient un poste influent dans l’administration et assuraient la présidence aux assemblées du zemstvo. )), les curateurs des écoles, etc., élus par les nobles, etc. ; les membres des services des fabriques((Les services des fabriques, organismes chargés de surveiller les affaires des fabriques, en Russie tsariste.
En règle générale, les Conseils étaient composés du gouverneur, du procureur, du chef de gendarmerie, de l’inspecteur de fabrique et de deux fabricants.))), les membres des comités de la Bourse et des comités des foires, etc., désignés par les marchands). Quant à la classe ouvrière de Russie, elle est privée de tous droits : on la considère comme une bête de somme tenue de travailler pour les autres et de se taire, sans pouvoir se permettre de formuler ses besoins et ses désirs. Si les ouvriers élisaient régulièrement leurs camarades aux conseils de prud’hommes, ils auraient au moins quelque possibilité de participer aux affaires publiques et de faire connaître non seulement l’opinion de tel ou tel ouvrier, de Pierre ou de Paul, mais les opinions et les revendications de tous les ouvriers. Et les ouvriers ne se méfieraient plus des tribunaux comme ils se méfient des tribunaux de fonctionnaires : ils verraient qu’il s’y trouve des camarades à eux pour les défendre.
Et puis (cinquièmement), les conseils de prud’hommes présentent pour les ouvriers l’avantage de donner plus de publicité aux affaires concernant les usines et à tous les événements de la vie en usine. Nous voyons qu’aujourd’hui les fabricants et le gouvernement font tout leur possible pour dissimuler aux yeux du public ce qui se passe dans le monde des fabriques : il est interdit de parler des grèves dans la presse ; on a cessé également de publier les comptes rendus des inspecteurs de fabrique sur la situation des ouvriers ; on s’efforce de passer sous silence tous les abus et de régler les choses au plus vite » à huis clos « , par la voie bureaucratique ; les réunions d’ouvriers sont interdites. Il n’est pas étonnant que la masse des ouvriers soit souvent très mal informée de ce qui se passe dans les autres fabriques ou même dans les autres départements de la même fabrique. Les conseils de prud’hommes, auxquels les ouvriers pourraient fréquemment s’adresser, et où les affaires seraient traitées aux heures où les ouvriers sont libres et publiquement, c’est-à-dire en présence du public ouvrier, seraient pour eux d’une grande utilité en ce sens qu’ils contribueraient à divulguer tout abus, qu’ils faciliteraient ainsi aux ouvriers la lutte contre les divers scandales qui se produisent dans les fabriques, qu’ils habitueraient, les ouvriers à penser non seulement à ce qui se passe dans leur propre usine, mais au régime en vigueur dans toutes les usines, à la situation de tous les ouvriers((Bien entendu, il ne faut pas oublier à ce propos que les conseils de prud’hommes ne sauraient être qu’un des moyens, et nullement le moyen essentiel, d’assurer cette publicité. La vie en usine, la situation des ouvriers et leur lutte ne peuvent être vraiment et pleinement portées à la connaissance du public que par des journaux ouvriers libres et des réunions publiques également libres, où il soit discuté de toutes les affaires de l’Etat. De même, la représentation des ouvriers dans les conseils de prud’hommes n’est que l’un des moyens de représentation, mais pas le principal, tant s’en faut : la représentation des intérêts et des besoins des ouvriers n’est réellement possible que dans une institution représentative du peuple tout entier (un Parlement), chargée de promulguer les lois et de veiller à leur application. Nous reviendrons plus loin sur la question de savoir s’il est possible, étant donné l’état de choses actuel en Russie, d’y créer des conseils de prud’hommes. (note de Lénine))).
Enfin, on ne saurait, passer sous silence cet autre avantage des conseils de prud’hommes : ils habituent, les fabricants, les directeurs, les contremaîtres, à se montrer corrects avec les ouvriers, à les traiter comme des citoyens ayant les mêmes droits qu’eux-mêmes, et non comme des serfs. Tout ouvrier sait que les fabricants et les contremaîtres se permettent très souvent de traiter les ouvriers avec une grossièreté scandaleuse, de les injurier, etc. Il est difficile à un ouvrier de se plaindre de cette attitude, et une riposte n’est possible que là où tous les ouvriers sont déjà suffisamment évolués et capables de soutenir leur camarade. Les fabricants et les contremaîtres disent que nos ouvriers sont très ignorants et très grossiers, et qu’on est bien obligé, dans ces conditions, de les traiter grossièrement. En effet, il existe encore, dans la classe ouvrière de chez nous, beaucoup de traces du servage : peu d’instruction et beaucoup de grossièreté, on ne saurait le nier. Mais à qui la faute, en tout premier lieu ? Précisément aux fabricants, aux contremaîtres, aux fonctionnaires, qui se comportent avec les ouvriers comme des seigneurs avec leurs serfs, qui se refusent à considérer l’ouvrier comme leur égal. L’ouvrier aura beau adresser une demande ou une question sur le ton le plus poli, il n’entendra en retour que grossièretés, injures et menaces. N’est-il pas évident que si, à cette occasion, les fabricants accusent les ouvriers de grossièretés, ils s’en prennent à autrui de leurs propres fautes ? Les conseils de prud’hommes feraient vite perdre à nos exploiteurs l’habitude d’être grossiers : des ouvriers seraient juges aux côtés de fabricants, ils examineraient ensemble les affaires et voteraient ensemble. Les juges fabricants seraient obligés de voir dans les juges ouvriers leurs égaux, et non des mercenaires. On verrait défiler devant le conseil des plaideurs et des témoins dont les uns seraient des fabricants et les autres des ouvriers : les fabricants apprendraient à mener des pourparlers sur un ton correct avec les ouvriers. Cela est très important pour les ouvriers, car à l’heure actuelle il est très rare que de tels pourparlers puissent s’engager : le fabricant ne veut même pas entendre parler de l’élection de délégués par les ouvriers, et il ne reste à ces derniers qu’une seule voie pour entrer en pourparlers : la grève, voie difficile et souvent très pénible. En outre, s’il y avait des ouvriers parmi des juges, les ouvriers pourraient facilement porter plainte devant le conseil contre la grossièreté patronale. Les juges ouvriers prendraient toujours fait et cause pour eux, et l’assignation en justice du fabricant ou du contremaître pour fait de grossièreté leur ferait passer l’envie de se montrer insolent et arrogant.
Ainsi, les conseils de prud’hommes, composés par moitié de délégués élus des patrons et des ouvriers, sont d’une très grande importance pour les ouvriers et leur apportent beaucoup d’avantages : ils sont beaucoup plus accessibles aux ouvriers que les tribunaux ordinaires ; leur procédure comporte moins de paperasserie et de lenteurs bureaucratiques ; les juges y connaissent mieux les conditions de la vie de fabrique et se montrent plus équitables ils familiarisent les ouvriers avec les lois et leur apprennent à élire leurs représentants pour la participation aux affaires publiques ; ils donnent une plus grande publicité à la vie de fabrique et au mouvement ouvrier ; ils habituent les fabricants à traiter poliment les ouvriers et à mener avec eux des pourparlers corrects, d’égal à égal. Aussi n’est-il pas étonnant que les ouvriers de tous les pays européens réclament la création de conseils de prud’hommes, exigent que ces conseils existent non seulement à l’intention des ouvriers d’usine (chez les Allemands et les Français ces conseils existent déjà), mais aussi à l’intention des ouvriers travaillant à domicile pour le compte de capitalistes (des artisans) et des ouvriers agricoles. Aucun fonctionnaire nommé par le gouvernement (ni les juges, ni les inspecteurs de fabrique) ne pourra jamais remplacer ces institutions où participeraient les ouvriers eux-mêmes : inutile de nous étendre là-dessus après tout ce qui a été dit plus haut. D’ailleurs, tout ouvrier sait par sa propre expérience ce qu’il peut attendre des fonctionnaires ; tout ouvrier comprendra fort bien que si on lui dit que des fonctionnaires sauront le défendre tout aussi bien que des délégués élus par les ouvriers eux-mêmes, c’est un mensonge pur et simple. Ce mensonge est très avantageux pour le gouvernement, qui veut que les ouvriers restent des esclaves des capitalistes, des esclaves ignorants, privés de tous droits et réduits au silence. C’est bien pourquoi on entend si souvent ces assertions mensongères émanant de fonctionnaires ou d’écrivains qui se font les avocats des fabricants et du gouvernement.
La nécessité et l’utilité des conseils de prud’hommes pour les ouvriers sont évidentes au point que les fonctionnaires russes eux-mêmes les ont depuis longtemps reconnues A vrai dire, cela remonte si loin que beaucoup l’ont oublié ! C’était lorsque nos paysans ont été affranchis par l’abolition du servage (en 1861, il y a plus de 38 ans). Vers la même époque, le gouvernement russe décida de remplacer par de nouveaux textes les lois relatives aux artisans et aux ouvriers d’usine : il était désormais trop évident qu’après l’affranchissement des paysans, on ne pouvait plus laisser subsister les anciennes lois ouvrières ; à l’époque où elles avaient été élaborées, beaucoup d’ouvriers étaient encore des serfs. Et le gouvernement désigna une commission de plusieurs fonctionnaires, chargés d’étudier les lois d’Allemagne et de France (ainsi que d’autres pays) sur les ouvriers d’industrie et d’élaborer un projet de modification des lois russes sur ces ouvriers et sur les artisans. De très hauts personnages faisaient partie de cette commission. Ils se mirent cependant au travail et ne publièrent pas moins de cinq volumes où ils exposèrent les lois des pays étrangers et proposèrent une nouvelle législation pour la Russie. La loi proposée par la commission prévoyait l’institution de conseils de prud’hommes avec des juges élus pour une moitié par les fabricants et pour l’autre par les ouvriers. Ce projet a été publié en 1865, c’est-à-dire il y a 34 ans. Et qu’a-t-on fait de ce projet ? demandera l’ouvrier. Pourquoi le gouvernement, qui avait lui-même chargé ces fonctionnaires de présenter un projet en vue des modifications nécessaires, n’a-t-il pas institué en Russie de conseils de prud’hommes ?
Notre gouvernement s’est comporté à l’égard du projet de cette commission comme il le fait toujours à l’égard de tous les autres projets tant soit peu utiles au peuple et aux ouvriers. Il a rémunéré le travail accompli par les fonctionnaires pour le tsar et la patrie ; il leur a accroché des décorations, leur a donné de l’avancement et les a nommés à des postes plus lucratifs. Quant au projet qu’ils avaient établi, il l’a tranquillement enfoui dans les tiroirs, comme on dit dans les bureaux. Il y est encore aujourd’hui. Le gouvernement a complètement enterré l’idée qu’il faudrait accorder aux ouvriers le droit d’élire leurs propres délégués ouvriers aux conseils de prud’hommes.
Cependant, on ne saurait dire que depuis ce temps-là le gouvernement n’a pas pensé une seule fois aux ouvriers. A vrai dire, ce n’est pas de son plein gré qu’il s’est souvenu d’eux, mais uniquement. sous la pression de grèves et de troubles menaçants ; mais enfin il a quand même pensé à eux. Il a édicté des lois interdisant le travail des enfants dans les fabriques, le travail de nuit pour les femmes dans certaines branches de production, des lois réduisant la journée de travail, instituant des inspecteurs de fabrique. Si procédurières que soient ces lois, si nombreuses que soient les échappatoires laissées aux fabricants désireux de violer ou de tourner ces lois, elles n’en sont pas moins d’une certaine utilité. Mais alors pourquoi, au lieu d’instituer les conseils de prud’hommes prévus par une loi déjà complètement élaborée, le gouvernement a-t-il préféré introduire de nouvelles lois et créer de nouveaux fonctionnaires : les inspecteurs de fabrique ? La raison en est très claire, et il importe éminemment que les ouvriers la connaissent, parce que cet exemple leur permettra de comprendre toute la politique du gouvernement russe à l’égard de la classe ouvrière.
Si, au lieu d’instituer des conseils de prud’hommes, le gouvernement a nommé de nouveaux fonctionnaires, c’est parce que les conseils de prud’hommes auraient élevé la conscience des ouvriers, les auraient rendus plus conscients de leurs droits, de leur dignité d’hommes et de citoyens, leur auraient appris à réfléchir par eux-mêmes aux affaires publiques et aux intérêts de toute la classe ouvrière, leur auraient appris à élire leurs camarades plus avancés aux postes de représentants ouvriers, et auraient ainsi, jusqu’à un certain point, mis un frein à l’arbitraire absolu des fonctionnaires despotes. Or, c’est ce que notre gouvernement redoute par-dessus tout. Il veut bien aller jusqu’à distribuer aux ouvriers quelques aumônes (de peu d’importance, évidemment, et en s’arrangeant pour les donner solennellement d’une main, aux yeux de tous, afin de se poser en bienfaiteur, et pour les reprendre peu à peu, en catimini, de l’autre main ! Les ouvriers ont déjà eu un exemple de ce subterfuge avec la loi ouvrière du 2 juin 1897 !) ; il est disposé à distribuer quelques aumônes à condition de maintenir intact le despotisme des fonctionnaires et de ne pas laisser s’éveiller la conscience de classe des ouvriers, d’empêcher leur indépendance de se développer. Le gouvernement échappe sans peine à ce danger qui l’épouvante en nommant de nouveaux fonctionnaires : les fonctionnaires sont ses valets dociles. Il ne coûte rien d’interdire aux fonctionnaires (par exemple, aux inspecteurs de fabrique) de publier leurs comptes rendus ; il ne coûte rien de leur interdire de parler aux ouvriers de leurs droits et des abus des patrons ; il ne coûte rien de les transformer en argousins de fabrique en leur enjoignant d’informer la police de tout mécontentement et de toute effervescence parmi les ouvriers.
Aussi, tant que subsistera en Russie le régime politique actuel, c’est-à-dire l’absence de droits pour le peuple, l’arbitraire des fonctionnaires et de la police non responsables devant le peuple, les ouvriers ne peuvent espérer voir créer les conseils de prud’hommes qui leur seraient si utiles. Le gouvernement comprend fort bien que les conseils de prud’hommes feraient très rapidement passer les ouvriers à des revendications plus radicales. En élisant leurs représentants aux conseils de prud’hommes, les ouvriers constateraient très vite que cela ne suffit pas, car les grands propriétaires fonciers et les fabricants qui exploitent les ouvriers envoient leurs représentants dans de très nombreuses institutions d’Etat beaucoup plus haut placées ; les ouvriers ne manqueraient pas d’exiger une représentation nationale. Ayant obtenu la publicité des affaires de fabrique et des besoins des ouvriers dans les conseils de prud’hommes, les ouvriers constateraient très vite que cela ne suffit pas, car, de nos jours, seuls les journaux et les réunions publiques peuvent assurer une publicité réelle ; et les ouvriers réclameraient la liberté de réunion, la liberté de la parole et de la presse. Et voilà pourquoi le gouvernement a enterré le projet tendant à instituer des conseils de prud’hommes en Russie !
D’autre part, admettons un instant que le gouvernement, voulant duper les ouvriers, institue dès maintenant, à dessein, des conseils de prud’hommes, tout en conservant intact le régime politique existant. Cette mesure profiterait-elle aux ouvriers ? Pas le moins du monde : les ouvriers eux-mêmes n’accepteraient pas d’élire à ces conseils leurs camarades les plus conscients, les plus honnêtes et les plus dévoués à la cause ouvrière, car ils savent que, pour toute parole franche et honnête, on peut en Russie appréhender un homme sur un simple ordre de la police, et, sans jugement ni enquête, le jeter en prison ou le déporter en Sibérie !
Donc, la revendication de conseils de prud’hommes comprenant des représentants élus par les ouvriers n’est qu’une parcelle d’une revendication beaucoup plus large et plus radicale : la revendication de droits politiques pour le peuple, c’est-à-dire le droit de participer à la direction des affaires publiques et de faire connaître ouvertement les besoins populaires non seulement dans des journaux, mais aussi dans des réunions publiques.