Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Lénine
3. Qu’est-ce qu’une annexion ?
Nous avons posé cette question de la façon la plus nette dans nos thèses (paragraphe 7((Voir « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes« , section VII : « Le social-chauvinisme et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes« .))). Les camarades polonais n’y ont pas répondu : ils l’ont éludée, en déclarant péremptoirement 1) qu’ils sont contre les annexions et 2) en expliquant pourquoi ils sont contre. Certes, ce sont là des questions très importantes. Mais d’un autre ordre. Si nous nous préoccupons un tant soit peu d’approfondir théoriquement nos principes, de leur donner une formulation claire et précise, nous ne pouvons éluder la question de savoir ce qu’est une annexion, puisque cette notion figure dans notre propagande et notre agitation politiques. L’éluder dans une discussion entre collègues ne peut être interprété que comme un refus de prendre position.
Pourquoi avons-nous posé cette question ? Nous nous sommes expliqués en la posant. Parce que « protester contre les annexions équivaut à reconnaître le droit des nations à disposer d’elles-mêmes ». La notion d’annexion implique ordinairement : 1) la notion de violence (rattachement par la violence); 2) la notion de joug étranger (rattachement d’une région « étrangère », etc.); et parfois 3) la notion de violation du statu quo. C’est ce que nous avons indiqué dans nos thèses, et cela sans soulever de critiques.
Une question se pose : les social-démocrates peuvent-ils être, d’une façon générale, contre la violence ? Il est clair que non. Donc, nous ne sommes pas contre les annexions parce qu’elles sont un acte de violence, mais pour une autre raison. De même, les social-démocrates ne peuvent être pour le statu quo. Vous aurez beau faire, vous ne pourrez échapper à cette conclusion : l’annexion est une violation des droits d’autodétermination d’une nation, c’est l’établissement des frontières d’un Etat contre la volonté de la population.
Etre contre les annexions, c’est être pour le droit d’autodétermination. Etre « contre le maintien par la violence d’une nation quelconque à l’intérieur des frontières d’un Etat donné » (nous avons à dessein employé aussi cette formulation légèrement modifiée de la même idée au paragraphe 4 de nos thèses((Voir la section « Comment le prolétariat révolutionnaire doit poser le problème du droit des nations à disposer d’elles-mêmes« .)), et les camarades polonais nous ont répondu ici d’une façon très nette en déclarant, au commencement de leur paragraphe I, 4, qu’ils sont « contre le maintien par la violence des nations opprimées à l’intérieur des frontières de l’Etat qui les a annexées » – c’est la même chose que d’être pour le droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
Nous ne voulons pas discuter sur les mots. S’il existe un parti prêt à affirmer dans son programme (ou dans une résolution obligatoire pour tous, la forme importe peu) qu’il est contre les annexions((« contre les anciennes et les nouvelles annexions« , ainsi que s’est exprimé K. Radek dans l’un de ses articles du Berner Tagwvacht.)), contre le maintien par la violence des nations opprimées à l’intérieur des frontières de son Etat, nous proclamons notre plein accord de principe avec ce parti. Il serait absurde de se cramponner au mot « autodétermination ». Et s’il se trouve dans notre parti des gens qui veuillent modifier dans cet esprit les mots, la formulation du paragraphe 9 de notre programme, nous considérerons que notre désaccord avec ces camarades-là n’a rien d’un désaccord de principe !
La seule chose qui compte est la clarté politique et la maturité théorique de nos mots d’ordre.
Au cours des discussions verbales sur cette question – dont l’importance, surtout maintenant, en temps de guerre, n’est contestée par personne – on a avancé l’argument suivant (nous ne l’avons pas trouvé dans la presse) : protester contre un mal donné ne signifie pas obligatoirement qu’on se rallie à une conception positive excluant ce mal. Il est manifeste que cet argument ne tient pas, et c’est sans doute pourquoi il n’a été nulle part reproduit dans la presse. Si un parti socialiste déclare qu’il est « contre le maintien par la violence d’une nation opprimée à l’intérieur des frontières de l’Etat qui l’a annexée », ce parti s’engage par là-même à renoncer au maintien par la violence, quand il sera au pouvoir.
Nous ne doutons pas un instant que si, demain, Hindenburg remporte sur la Russie une demi-victoire ayant pour résultat (par suite du désir de l’Angleterre et de la France d’affaiblir quelque peu le tsarisme) la formation d’un nouvel Etat polonais, parfaitement « réalisable » du point de vue des lois économiques du capitalisme et de l’impérialisme, et si ensuite, après-demain, la révolution socialiste triomphe à Petrograd, à Berlin et à Varsovie, le gouvernement socialiste polonais, à l’instar des gouvernements socialistes russe et allemand, renoncera alors à « maintenir par la violence », disons, des ukrainiens « à l’intérieur des frontières de l’Etat polonais ». Si des membres de la rédaction de la Gazeta Robotnicza font partie de ce gouvernement, ils feront, sans aucun doute, le sacrifice de leurs « thèses » et désavoueront ainsi la « théorie » selon laquelle « le droit d’autodétermination ne peut s’appliquer à une société socialiste ». Si nous pensions autrement, nous aurions inscrit à notre ordre du jour, non pas une discussion amicale avec les social-démocrates de Pologne, mais une lutte implacable contre eux, considérés comme des chauvins.
Admettons que, sortant dans la rue d’une ville européenne quelconque, j’élève une « protestation » publique, répétée ensuite dans les journaux, contre le fait qu’on m’empêche d’acheter un homme en qualité d’esclave. Il est hors de doute que l’on me tiendra à juste titre pour un esclavagiste, pour un partisan du principe ou du système, comme vous voudrez, de l’esclavage. Mes sympathies pour l’esclavage auront beau avoir revêtu la forme négative d’une protestation, au lieu de s’exprimer d’une façon positive (« je suis pour l’esclavage »), cela ne trompera personne. Une « protestation » politique équivaut absolument à un programme politique; cela est évident au point qu’il semble même un peu gênant d’être obligé de l’expliquer. Nous sommes, en tout cas, fermement convaincus qu’au moins parmi les zimmerwaldiens de gauche, nous ne parlons pas de tous les zimmerwaldiens car, parmi eux, se trouvent Martov et d’autres kautskistes, personne ne « protestera » si nous disons que, dans la III° Internationale, il n’y aura pas de place pour des gens capables d’établir une distinction entre une protestation politique et un programme politique, de les opposer l’un à l’autre, etc.
Ne voulant pas ergoter sur les mots, nous nous permettrons d’exprimer le ferme espoir que les social-démocrates polonais s’efforceront sous peu de formuler officiellement, d’une part, leur proposition de supprimer le paragraphe 9 du programme de notre Parti (et aussi du leur), ainsi que du programme de l’Internationale (résolution du Congrès de Londres de 1896), et, d’autre part, la définition de leur propre point de vue politique on ce qui concerne « les anciennes et les nouvelles annexions », ainsi que « le maintien par la violence d’une nation opprimée à l’intérieur des frontières de l’Etat qui l’a annexée ». Passons à la question suivante.