Ceux qui sont effrayés par la faillite de l’ancien et ceux qui luttent pour le nouveau
Lénine
Ecrit du 24 au 27 décembre 1917 (6-9 janvier 1918). Paru pour la première fois le 22 janvier 1929, dans la « Pravda » n° 18. Signé : Lénine
« Les bolchéviks sont depuis deux mois déjà au pouvoir et, au lieu du paradis socialiste, nous voyons l’enfer du chaos, de la guerre civile, d’une désorganisation encore plus grande. » Voilà ce qu’écrivent, ce que disent et ce que pensent les capitalistes et leurs tenants, conscients ou à demi-conscients.
Nous répondons : les bolchéviks ne sont au pouvoir que depuis deux mois, et un progrès immense vers le socialisme est déjà réalisé. C’est ce que ne voit pas celui qui ne veut pas voir ou qui ne sait pas envisager les événements historiques dans leur enchaînement. On ne veut pas voir qu’en quelques semaines les institutions non démocratiques dans l’armée, à la campagne, dans les fabriques ont été détruites presque de fond en comble. Or, il n’y a pas, il ne peut y avoir d’autre voie vers le socialisme, en dehors de cette destruction. On ne veut pas voir qu’en quelques semaines le mensonge impérialiste qui régnait en politique extérieure, faisait traîner la guerre et masquait les conquêtes et les rapines par des traités secrets, a fait place à une politique de paix véritablement révolutionnaire et démocratique, qui a déjà abouti à un résultat concret aussi important que l’armistice et a centuplé le rayonnement de notre révolution. On ne veut pas voir que le contrôle ouvrier et la nationalisation des banques sont amorcés, et que ce sont là précisément les premiers pas vers le socialisme.
Ils ne savent pas comprendre les perspectives historiques, ceux qui sont écrasés par la routine du capitalisme, abasourdis par la faillite formidable de l’ancien régime, par les craquements et le fracas, par le «chaos» (chaos apparent) dû à l’écroulement, à l’effondrement des édifices séculaires du tsarisme et de la bourgeoisie, ceux qui sont effrayés par l’exacerbation de la lutte de classes, par sa transformation en guerre civile, la seule légitime, la seule juste, la seule sacrée, – non au sens que les popes donnent à ce mot, mais dans son sens humain, la guerre sacrée des opprimés contre les oppresseurs pour renverser ces derniers et pour affranchir les travailleurs de toute oppression. Au fond, tous ces bourgeois atterrés, consternés, terrifiés, ces petits bourgeois et ces «commis de la bourgeoisie» s’en tiennent, souvent sans en avoir conscience, à la vieille idée absurde, sentimentale, plate, propre à la gent intellectuelle, de l’«introduction du socialisme», acquise «par ouï-dire», en attrapant au vol des bribes de la doctrine socialiste, en reprenant à leur compte les déformations de cette doctrine, dues à des ignorants, à des pseudo-savants, en nous attribuant à nous, marxistes, cette idée et même un plan pour «introduire» le socialisme.
De telles idées, pour ne pas parler de plans, nous sont étrangères, à nous, marxistes. Nous avons toujours su, toujours dit, toujours répété qu’on ne peut pas «introduire» le socialisme, qu’il apparaît au cours de la lutte de classes la plus intense, la plus aiguë, la plus âpre, la plus farouche, et au cours de la guerre civile, qu’entre le capitalisme et le socialisme s’étend une longue période «d’enfantement douloureux», que la violence est toujours l’accoucheuse de la vieille société, qu’à la période de transition de la société bourgeoise à la société socialiste correspond un Etat spécial (c’est-à-dire un système spécial de violence organisée à l’égard d’une classe donnée), à savoir : la dictature du prolétariat. Mais la dictature du prolétariat présuppose et exprime un état de guerre latent, des mesures militaires pour lutter contre les adversaires du pouvoir prolétarien. La Commune a été une dictature du prolétariat ; Marx et Engels lui ont reproché de n’avoir pas utilisé avec assez d’énergie sa force armée pour écraser la résistance des exploiteurs, et estimaient que c’était là une des causes de sa chute((Lettre de K. Marx à W. Liebknecht du 6 avril 1871 et lettre de K. Marx à L. Kügelmann du 12 avril 1871)).
Au fond, toutes ces clameurs des intellectuels à propos de la répression de la résistance des capitalistes ne sont autre chose qu’une survivance de l’ancienne politique «conciliatrice», pour parler «poliment». Mais si l’on parle avec la franchise prolétarienne, il faudra dire : c’est encore la servilité devant le sac d’argent, tel est le fond des vociférations contre la violence ouvrière actuelle, employée (malheureusement avec encore trop peu de force et d’énergie) contre la bourgeoisie, contre les saboteurs, contre les contre-révolutionnaires. «La résistance des capitalistes est brisée», proclamait le brave Péchékhonov, ministre conciliateur, en juin 1917. Ce bonhomme ne soupçonnait même pas que la résistance devait être effectivement brisée, qu’elle le sera et qu’une telle action s’appelle précisément, en langage scientifique, la dictature du prolétariat, que toute une période historique est caractérisée par l’écrasement de la résistance des capitalistes, donc par la violence systématique à l’égard de toute une classe (la bourgeoisie) et de ses complices.
L’esprit de lucre, l’esprit de lucre sordide, haineux, forcené des possédants, la terreur et la servilité de leurs parasites, telle est l’origine sociale des hurlements que pousse à présent la gent intellectuelle de la Retch à la Novaïa Jizn, contre les violences du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaires. Telle est la signification objective de leurs vociférations, de leurs lamentations, de leurs cris de cabotins sur la «liberté» (la liberté pour les capitalistes d’opprimer le peuple), etc., etc. Ils seraient «disposés» à reconnaître le socialisme, si l’humanité sautait au socialisme d’un seul coup, d’un seul bond sensationnel, sans bruit, sans lutte, sans grincements de dents de la part des exploiteurs, sans leurs multiples tentatives de sauvegarder l’ancien état de choses ou de le restaurer par un détour, en sourdine, sans «ripostes» réitérées de la violence révolutionnaire prolétarienne à de telles tentatives. Ces pique-assiette intellectuels de la bourgeoisie sont «prêts», selon le proverbe allemand bien connu, à laver la peau à condition qu’elle reste toujours sèche.
Quand la bourgeoisie et ses fonctionnaires, employés, médecins, ingénieurs et autres gens habitués à la servir, ont recours à des mesures extrêmes de résistance, cela épouvante les intellectuels. Ils tremblent de peur et poussent des glapissements encore plus perçants sur la nécessité de revenir à la «politique conciliatrice». Mais nous et tous les amis sincères de la classe opprimée, nous ne pouvons que nous réjouir de ces mesures extrêmes de résistance de la part des exploiteurs, car nous attendons la virilité du prolétariat, sa maturité pour le pouvoir non des palabres et des exhortations, non de l’école des sermons doucereux et des déclamations sentencieuses, mais de l’école de la vie, de l’école de la lutte. Pour devenir la classe dirigeante et pour triompher définitivement de la bourgeoisie, le prolétariat doit acquérir cette connaissance, car il ne peut nulle part la trouver toute faite. Or, il faut s’instruire dans la lutte. Seule la lutte sérieuse, persévérante, farouche, nous instruit. Plus la résistance des exploiteurs sera acharnée, et plus leur écrasement, par les exploités sera énergique, inflexible, impitoyable, efficace. Plus les tentatives et les efforts des exploiteurs pour sauvegarder l’ancien régime seront nombreux, et plus promptement le prolétariat apprendra à chasser ses ennemis de classe de leurs derniers refuges, à extirper les racines de leur domination, à faire disparaître le terrain même sur lequel ont pu (et devaient) surgir l’esclavage du salariat, la misère des masses, la cupidité et l’impudence des ploutocrates.
A mesure que croît la résistance de la bourgeoisie et de ses larbins, croît la force du prolétariat et de la paysannerie qui se joint à lui. Les exploités se trempent, mûrissent, progressent, s’instruisent, dépouillent «le vieil homme» du salariat asservissant à mesure qu’augmente la résistance de leurs ennemis, les exploiteurs. La victoire sera pour les exploités, car ils ont pour eux la vie, la force du nombre, la force de la masse, les sources intarissables de l’abnégation, de l’idéal, de l’honnêteté de ce qu’on appelle le «simple peuple», des ouvriers et des paysans qui prennent leur essor, qui s’éveillent pour édifier un monde nouveau et dont les réserves d’énergie et de talents sont gigantesques. La victoire est à eux.