Comment et pourquoi a-t-on trompé les paysans ?
Lénine
Paru dans la « Pravda » n° 96, 14 ( 1er) juillet 1917
On sait que les députés paysans de toute la Russie s’étant réunis à Petrograd en un congrès national, on promit aux paysans – les socialistes-révolutionnaires le leur promirent et le gouvernement aussi – d’interdire sans délai l’achat et la vente des terres.
Le ministre Péréverzev eut d’abord, il est vrai, l’intention de tenir sa promesse et suspendit par télégramme toutes les transactions de ce genre. Mais une main invisible intervint et le ministre Péréverzev annula son télégramme aux notaires ; autrement dit, il autorisa à nouveau l’achat et la vente des terres.
Les paysans s’en inquiétèrent. Ils ont même, si je suis bien informé, envoyé une délégation spéciale au ministère.
On les a calmés, on les a persuadés comme on persuade les petits enfants. On les a assurés qu’une loi serait promulguée sans délai, interdisant l’achat et la vente du sol, et que l’application de la circulaire Péréverzev avait été retardée «uniquement» en vue de la promulgation de cette loi.
Les socialistes-révolutionnaires ont rassuré les paysans, ils les ont comblés de promesses. Les paysans les ont crus. Les paysans se sont calmés. Les paysans sont rentrés chez eux.
Des semaines ont passé.
Le 24 juin (le 24 juin seulement), les journaux ont annoncé que le ministre Tchernov, leader du parti socialiste-révolutionnaire, avait soumis au gouvernement un projet de loi (ce n’était encore qu’un projet de loi) interdisant l’achat et la vente des terres.
Le 29 juin, les journaux publiaient le communiqué d’une « conférence privée » de la Douma d’Etat, qui s’était tenue le 28 juin. A cette conférence, d’après la Retch (journal appartenant au parti qui a la majorité au Gouvernement provisoire), M. Rodzianko
« s’arrête, en terminant, sur la question de l’achat et de la vente des terres, en liaison avec les nouvelles » (nouvelles, ô combien ! aussi nouvelles que possible !) « mesures du gouvernement. Il démontre que si les transactions de ce genre sont interdites, les terres perdront leur valeur » (pour qui ? pour les propriétaires fonciers, évidemment ! ! Mais c’est justement aux propriétaires fonciers que les paysans veulent les prendre !), « le crédit ne sera plus garanti et les propriétaires » (les ex-propriétaires, M. Rodzianko !) « se verront refuser boute demande dans ce sens. Où les propriétaires fonciers prendront-ils, demande M. V. Rodzianko, de quoi régler leurs dettes aux banques ? Les délais sont déjà échus dans la plupart des cas, et ce projet de loi amènera la liquidation immédiate de la propriété foncière par voie légale, sans vente aux enchères.
Dès lors, M. V. Rodzianko invite la conférence à charger le Comité provisoire d’étudier la question pour essayer d’empêcher l’application de cette loi, funeste non pour la propriété privée, mais pour l’Etat ».
La «main invisible» nous apparaît enfin en pleine lumière ! Voilà que la «savante mécanique» du gouvernement de coalition, avec ses ministres pseudo-socialistes, nous est révélée par une intempérance verbale de l’ex-président de l’ex-Douma d’Etat, ex-propriétaire foncier, ex-homme de confiance de Stolypine-le-Vendeur, ex-protecteur du provocateur Malinovski, Monsieur Rodzianko !
Admettons même que, M. Rodzianko s’étant si maladroitement trahi, la loi interdisant l’achat et la vente des terres soit enfin promulguée. Enfin !
Mais il ne s’agit pas que de cela. Cet exemple frappant doit surtout nous faire comprendre et nous aider à faire comprendre aux masses paysannes comment et pourquoi on a trompé les paysans. Car le fait demeure, incontestable, indiscutable : on a trompé les paysans en ne tenant pas sur l’heure les promesses faites au Soviet des députés paysans de Russie.
Comment a-t-on trompé les paysans ? En les nourrissant de promesses. C’est là toute la «savante mécanique» de tous les ministères de coalition du monde, c’est-à-dire des ministères bourgeois auxquels participent des traîtres au socialisme. Qu’ils en aient conscience ou non, les ex-socialistes faisant partie de ces ministères y servent à tromper les masses au profit des capitalistes.
Pourquoi a-t-on trompé les paysans ? Parce que les socialistes-révolutionnaires, instrument de cette duperie – admettons à leur égard l’hypothèse la plus favorable -, ne comprenaient pas eux-mêmes la savante mécanique de la domination de classe et de la politique de classe dans le gouvernement de la Russie contemporaine. Les socialistes-révolutionnaires se sont laissé séduire par des phrases. Et la Russie est en fait gouvernée, le «cas» Rodzianko l’a démontré de façon saisissante, par un bloc de deux blocs, un cartel de deux cartels.
Il y a d’abord celui des cadets et des propriétaires fonciers monarchistes, dont M. Rodzianko est le premier représentant. L’existence de ce bloc est confirmée, en tant que réalité politique, aux yeux de la Russie tout entière, par le fait qu’aux élections de Petrograd tous les journaux des Cent-Noirs, tous les journaux situés à la droite des cadets ont soutenu ces derniers. Ce bloc a la majorité au gouvernement, par la faute des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Ce bloc a différé l’interdiction de l’achat et de la vente des terres ; ce bloc soutient les grands propriétaires fonciers et les capitalistes lockouteurs.
L’autre est celui des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, qui ont trompé le peuple avec des promesses en l’air ! Skobélev et Tsérétéli, Péchékhonov et Tchernov ont prodigué des assurances. Faire des promesses, c’est facile. La méthode des ministres «socialistes», qui consiste à nourrir le peuple de promesses, a servi dans tous les pays avancés du monde et a partout fait faillite. Ce qui distingue la Russie, c’est que cette faillite y sera plus grave et plus prompte, par suite de la situation révolutionnaire que connaît le pays.
Que chaque ouvrier, que chaque soldat mette à contribution cet exemple, si édifiant pour les paysans, afin de leur expliquer par le menu comment et pourquoi on les a trompés !
Ce n’est pas en formant un bloc (une alliance) avec les capitalistes, c’est seulement en s’alliant aux ouvriers que les paysans parviendront à leurs fins.