Contribution à l’histoire de la dictature
Lénine
20 octobre 1920
La question de la dictature du prolétariat est la question essentielle du mouvement ouvrier moderne dans tous les pays capitalistes. Pour élucider à fond cette question, il est indispensable d’en connaître l’histoire. A l’échelle internationale, l’histoire de la doctrine de la dictature révolutionnaire en général et de la dictature du prolétariat en particulier coïncide avec celle du socialisme révolutionnaire et, plus spécialement, avec celle du marxisme. Ensuite ‑ et c’est là évidemment le plus important ‑ l’histoire de toutes les révolutions de la classe opprimée et exploitée contre les exploiteurs est notre source principale de renseignements et de connaissances sur la question de la dictature. Quiconque n’a pas compris la nécessité de la dictature de toute classe révolutionnaire pour remporter la victoire n’a rien compris à l’histoire des révolutions ou ne veut rien savoir dans ce domaine.
Sur le plan de la Russie, théoriquement parlant, le programme du Parti ouvrier social‑démocrate de Russie, élaboré en 1902‑1903 par la rédaction de Zaria et d’ Iskra ou, plus exactement, par G. Plékhanov , puis modifié, mis au point et approuvé par cette rédaction, a une importance toute particulière. La question de la dictature du prolétariat y est posée avec netteté et clarté, et cela précisément en liaison avec la lutte contre Bernstein , contre l’opportunisme. Mais la plus grande importance s’attache évidemment à l’expérience de la révolution, c’est‑à‑dire, en Russie, à l’expérience de 1905.
Les trois derniers mois de l’année 1905 ‑ octobre, novembre et décembre ‑ furent une période de lutte révolutionnaire de masse singulièrement vigoureuse et large, période marquée par l’emploi simultané des deux moyens de lutte les plus puissants : grève politique de masse et insurrection armée. (Notons entre parenthèses que déjà en mai 1905, le Congrès bolchévik, le « Troisième congrès du Parti ouvrier social‑démocrate de Russie » considérait « l’organisation du prolétariat pour la lutte directe contre l’autocratie par l’insurrection armée » comme « l’une des tâches les plus importantes et les plus urgentes et chargeait toutes les organisations du Parti « d’étudier le rôle des grèves politiques de masse, qui peuvent avoir une grande importance au début et dans le cours de l’insurrection ».)
Pour la première fois dans l’histoire du monde, la lutte révolutionnaire atteignit un tel degré de développement et une telle puissance que l’insurrection armée coïncida avec la grève de masse, cette arme spécifiquement prolétarienne. Il est clair que cette expérience a une signification internationale pour toutes les révolutions prolétariennes. Et les bolchéviks l’ont étudiée avec la plus grande attention et la plus grande application, tant dans ses aspects politiques que dans ses aspects économiques. Je signalerai l’analyse des données mensuelles concernant les grèves économiques et politiques de 1905, les rapports existant entre elles, le degré de développement de la lutte gréviste atteint alors pour la première fois dans le monde ; cette analyse a été publiée par moi dans la revue Prosvechtchénié en 1910 ou 1911 et reproduite, sous une forme résumée dans la presse bolchévique à l’étranger de l’époque.
Les grèves de masse et les insurrections armées posaient d’elles‑mêmes à l’ordre du jour la question du pouvoir révolutionnaire et de la dictature, car ces formes de lutte aboutissaient inévitablement, d’abord à l’échelle locale, à l’expulsion des anciennes autorités, à la prise du pouvoir par le prolétariat et les classes révolutionnaires, à l’expulsion des propriétaires fonciers, parfois à l’occupation des usines, etc., etc. La lutte révolutionnaire de masse de cette période fit surgir des organisations jusqu’alors inconnues dans l’histoire mondiale, telles que les Soviets de députés ouvriers, puis des Soviets de députés soldats, des Comités paysans, etc. Il apparut que les questions fondamentales (pouvoir des Soviets et dictature du prolétariat) qui préoccupent aujourd’hui les ouvriers conscients de tous les pays, se trouvèrent posées dans la pratique à la fin de 1905. Si des représentants du prolétariat révolutionnaire et du marxisme non falsifié, aussi remarquables que Rosa Luxembourg, saisirent immédiatement l’importance de cette expérience vécue et en firent, dans les réunions et dans la presse, l’analyse critique, l’immense majorité des représentants officiels des partis social‑démocrates et socialistes officiels, dont les réformistes et les gens de l’espèce des futurs «kautskistes », « Ionguettistes », partisans de Hillquit en Amérique, etc., se montrèrent absolument incapables de comprendre la signification de cette expérience et de faire leur devoir de révolutionnaires, c’est‑à-dire d’entreprendre l’étude et la propagande des enseignements de cette expérience.
En Russie, aussitôt après la défaite de l’insurrection de décembre 1905, les bolchéviks et les menchéviks dressèrent le bilan de cette expérience. Ce travail fut surtout accéléré par le fait qu’en avril 1906 eut lieu, à Stockholm, le congrès dit « Congrès d’unification du parti ouvrier social‑démocrate de Russie », auquel furent représentés les bolchéviks et les menchéviks qui fusionnèrent formellement. La préparation de ce congrès avait été poursuivie par les deux fractions avec la plus grande énergie. Avant le congrès, au début de 1906, elles avaient publié leurs projets de résolutions sur toutes les questions importantes. Ces projets, reproduits dans ma brochure Rapport sur le Congrès d’unification du Parti ouvrier social‑démocrate de Russie (lettre aux ouvriers de Pétersbourg), Moscou, 1906 (110 pages, dont presque la moitié est prise par les textes des projets de résolutions des deux fractions et des résolutions adoptées définitivement par le congrès), constituent les documents les plus importants pour connaître la façon dont la question se posait à l’époque.
Déjà à ce moment‑là les débats sur la signification des Soviets se rattachaient à la question de la dictature. Dès avant la révolution d’octobre 1905, les bolchéviks avaient posé la question de la dictature (voir ma brochure : Deux tactiques de la social‑démocratie dans la révolution démocratique , Genève, juillet 1905, reproduite dans le recueil En 12 ans). Les menchéviks adoptaient à l’égard du mot d’ordre de « dictature » une attitude négative. Les bolchéviks soulignaient que les Soviets de députés ouvriers « constituaient en fait l’embryon du nouveau pouvoir révolutionnaire », comme l’indiquait textuellement le projet de résolution des bolchéviks (voir page 92 du « Rapport »). Les menchéviks reconnaissaient l’importance des Soviets, étaient d’accord pour « contribuer à leur formation », etc., mais ne les considéraient pas comme l’embryon du pouvoir révolutionnaire, ne parlaient pas en général d’un « nouveau pouvoir révolutionnaire » de ce type ou de type similaire, rejetaient délibérément le mot d’ordre de dictature. Il n’est pas difficile de voir que toutes nos divergences actuelles avec les menchéviks existaient déjà en germe dans cette façon de poser la question. Il n’est pas difficile non plus de voir que les menchéviks (russes ou autres, tels que les kautskistes, longuettistes, etc.), se révélaient et se révèlent, par leur façon de poser la question, des réformistes ou des opportunistes, qui reconnaissent la dictature du prolétariat en paroles, mais qui en fait répudient ce qu’il y a d’essentiel et de fondamental dans la notion même de révolution.
Déjà avant la révolution de 1905, dans la brochure précitée, Deux tactiques, j’analysais l’argument des menchéviks qui m’accusaient « d’avoir insensiblement substitué à la notion de révolution celle de dictature » ( En 12 ans , page 459). Je prouvais en détail que précisément par cette accusation les menchéviks affirmaient leur opportunisme, leur véritable nature politique de sous‑fifres de la bourgeoisie libérale, de propagateurs de son influence au sein du prolétariat. Quand la révolution devient une force indiscutable, ses adversaires commencent à la « reconnaître », disais‑je en signalant (en été 1905) l’exemple des libéraux russes demeurés monarchistes‑constitutionnalistes. Aujourd’hui, en 1920, on pourrait ajouter qu’en Allemagne et en Italie, les bourgeois libéraux, ou tout au moins les plus cultivés et les plus habiles d’entre eux, sont tout disposés à « reconnaître la révolution ». Mais en « reconnaissant » la révolution et en refusant en même temps d’admettre la dictature d’une classe déterminée (ou de classes déterminées), les libéraux et les menchéviks russes d’antan, et les libéraux allemands et italiens d’aujourd’hui, les partisans de Turati et de Kautsky , révèlent précisément leur réformisme et leur totale inaptitude à être des révolutionnaires.
En effet, quand la révolution est déjà devenue une force certaine, indiscutable, quand les libéraux eux‑mêmes la « reconnaissent », quand les classes dirigeantes non seulement constatent, mais sentent la puissance invincible des masses opprimées, toute la question ‑ aussi bien pour les théoriciens que pour ceux qui dirigent pratiquement la politique ‑ consiste à définir exactement la révolution d’un point de vue de classe. Or, sans la notion de « dictature », il est impossible de donner cette définition précise d’un point de vue de classe. Sans la préparation de la dictature, il est impossible d’être révolutionnaire en fait. Les menchéviks ne comprenaient pas cette vérité en 1905, les socialistes italiens, allemands, français et autres ne la comprennent pas en 1920, eux qui redoutent les « conditions » sévères de l’Internationale Communiste ; la redoutent les gens capables d’admettre la dictature en paroles, mais incapables de la préparer en fait. C’est pourquoi il ne sera pas inopportun de reproduire ici avec force détails l’analyse des conceptions de Marx, publiée par moi en juillet 1905 pour répondre aux menchéviks russes, mais qui s’applique également aux menchéviks d’Europe occidentale de 1920 (je remplace les titres de journaux, etc., par la simple indication qu’il s’agit des menchéviks ou des bolchéviks) :
« Mehring raconte dans ses notes relatives aux articles de Marx qu’il fit paraître dans la Nouvelle Gazette rhénane en 1848 que la littérature bourgeoise adressait, entre autres, le reproche suivant à ce journal ‑ la Nouvelle Gazette rhénane aurait exigé « l’instauration immédiate de la dictature, considérée comme le seul moyen de réaliser la démocratie ». (Marx, Nachlass((Marx, l’Héritage littéraire.)), tome III, page 53). Du point de vue bourgeois vulgaire, les notions de dictature et de démocratie s’excluent l’une l’autre. Ne comprenant pas la théorie de la lutte de classe, habitué à ne voir dans l’arène politique qu’une petite querelle des différents cercles et coteries de la bourgeoisie, le bourgeois entend par dictature la suppression de toutes les libertés et garanties démocratiques, l’arbitraire, tous les abus de pouvoir dans l’intérêt personnel du dictateur. En réalité, cette conception bourgeoise vulgaire transpire chez nos menchéviks qui expliquent la prédilection des bolchéviks pour le mot d’ordre de « dictature » par le fait que Lénine « désire passionnément tenter sa chance » (Iskra n° 103, page 3, colonne 2). Pour expliquer aux menchéviks la notion de dictature de classe, par opposition à la notion de dictature personnelle, et les tâches de la dictature démocratique, par opposition à la dictature socialiste, il ne sera pas inutile de nous arrêter sur les conceptions de « La Nouvelle Gazette rhénane ».
Celle‑ci écrivait le 14 septembre 1848 :
« Toute organisation temporaire de l’État, après une révolution, exige dictature et une dictature énergique. Dès le début, nous avons reproché à Kamphausen (président du conseil, après le 18 mars 1848) de n’avoir pas agi de façon dictatoriale de n’avoir pas brisé immédiatement les anciennes institutions et balayé leurs débris. Et voici que pendant que Monsieur Kamphausen se berçait d’illusions constitutionnelles, le parti battu (c’est‑à‑dire le parti de la réaction) renforçait ses positions dans la bureaucratie et l’armée, s’enhardissait même par‑ci par‑là à reprendre la lutte ouverte. »
Ces paroles, dit Mehring avec juste raison, résument en quelques formules ce que la Nouvelle Gazette rhénane développait en détail dans ses longs articles sur le ministère Kamphausen. Que nous apprennent ces paroles de Marx ? Que le gouvernement révolutionnaire provisoire doit agir de façon dictatoriale (formule que les menchéviks ne pouvaient absolument pas comprendre, dans leur sainte horreur du mot d’ordre de dictature) ; que la tâche de cette dictature est de détruire les vestiges des anciennes institutions (précisément ce qui est indiqué clairement dans la résolution du Ill° Congrès du Parti ouvrier social‑démocrate (bolchévik) de Russie sur la lutte avec la contre‑révolution, et ce qui est omis dans la résolution des menchéviks, comme nous l’avons montré plus haut). Enfin, troisièmement, il résulte de ces paroles que Marx fustigeait les démocrates bourgeois pour leurs « illusions constitutionnelles » à l’époque de la révolution et de la guerre civile ouverte. Le sens de ces paroles apparaît d’une manière particulièrement évidente dans l’article de la Nouvelle Gazette rhénane du 6 juin 1848. Marx écrivait :
« L’Assemblée populaire constituante doit être avant tout une assemblée active, active sur le plan révolutionnaire. Or l’assemblée de Francfort se livre à des exercices de scolastique sur le parlementarisme et laisse agir le gouvernement. Admettons que ce docte concile réussisse, après mûre réflexion, à élaborer le meilleur des ordres du jour et la meilleure des constitutions. A quoi nous serviront le meilleur des ordres du jour et la meilleure des constitutions si les gouvernements allemands ont déjà mis à ce moment la baïonnette à l’ordre du jour ? »
Tel est le sens du mot d’ordre : dictature…
Les grandes questions de la vie des peuples se résolvent uniquement par la force. Les classes réactionnaires elles-mêmes recourent généralement les premières à la violence, à la guerre civile, « mettent la baïonnette à l’ordre du jour », comme le fit l’autocratie russe et comme elle continue à le faire systématiquement et inflexiblement, partout et toujours, depuis le 9 janvier. Du moment qu’il s’est créé une telle situation, que la baïonnette se trouve effectivement en tête de l’ordre du jour politique, du moment que l’insurrection devient indispensable et urgente, alors les illusions constitutionnelles et les exercices de scolastiques sur le parlementarisme ne servent plus qu’à masquer la trahison bourgeoise de la révolution, qu’à cacher que la bourgeoisie « laisse tomber » la révolution. Le seul mot d’ordre que doit alors lancer la classe réellement révolutionnaire est le mot d’ordre de dictature .
Ainsi raisonnaient les bolchéviks sur la dictature avant, la révolution d’octobre 1905.
Après l’expérience de cette révolution, j’ai dû analyser en détail la question de la dictature dans la brochure la Victoire des cadets et les tâches du parti ouvrier, Pétersbourg, 1906 (la brochure est datée du 28 mars 1906). J’en citerai les arguments les plus importants, en précisant que je supprime une série de noms propres pour indiquer simplement s’il s’agit de cadets ou de menchéviks. D’une manière générale, la brochure vise les cadets et, en partie, les libéraux sans‑parti, semi‑cadets, semi‑menchéviks. Mais en fait, tout ce qui y est dit de la dictature se rapporte justement aux menchéviks qui, à chaque pas, glissaient ces questions sur les positions des cadets.
« Au moment où mourait à Moscou le bruit de la fusillade, où la dictature militaire et policière se livrait à ses orgies furieuses, où les exécutions et les férocités exercées contre les masses se multipliaient dans toute la Russie, la presse des cadets s’élevait contre la violence de gauche, contre les comités de grève des partis révolutionnaires. Les professeurs cadets, qui trafiquent de leur science pour le compte des Doubassov, en arrivaient à traduire le mot « dictature » par celui de « sûreté renforcée ». Les « hommes de science » dénaturaient même leur latin de collège pour ravaler la lutte révolutionnaire. Notez‑le bien une fois pour toutes, Messieurs les cadets ‑ la dictature signifie le pouvoir illimité, qui s’appuie sur la force et non sur la loi. Pendant la guerre civile, tout pouvoir victorieux ne peut être que dictatorial. Mais le fait est qu’il peut y avoir dictature de la minorité sur la majorité, dictature d’une clique policière sur le peuple, mais qu’il peut y avoir aussi dictature de l’immense majorité du peuple sur une poignée d’oppresseurs, de spoliateurs et d’usurpateurs du pouvoir populaire. Par leur déformation vulgaire de la notion scientifique de « dictature », par leurs clameurs contre la violence de gauche à l’époque du déchaînement de la violence de droite la plus illégale et la plus infâme, Messieurs les cadets ont montré clairement quelle est la position des « conciliateurs » dans une lutte révolutionnaire serrée. Le « conciliateur » se cache lâchement quand la lutte s’avive. Quand le peuple révolutionnaire a vaincu (le 17 octobre), le « conciliateur » sort de son antre, étale vaniteusement ses avantages, s’emporte à fond dans une débauche verbale et hurle frénétiquement : quelle « glorieuse » grève politique ! Quand la contre‑révolution a le dessus, le « conciliateur » commence par accabler les vaincus de ses hypocrites exhortations et remontrances. La grève couronnée de succès était « glorieuse ». Les grèves vaincues étaient criminelles, sauvages, insensées, anarchistes. L’insurrection vaincue était une folie, un déchaînement des forces aveugles, de la barbarie, de l’absurdité. En un mot, la conscience politique et l’intelligence politique du « conciliateur » consistent à ramper devant celui qui est le plus fort aujourd’hui, à se jeter dans les jambes de ceux qui luttent, à gêner tantôt l’un tantôt l’autre des camps, à affaiblir la lutte, à émousser la conscience révolutionnaire du peuple, qui lutte désespérément pour sa liberté ».
Continuons. Il sera tout à fait opportun de rappeler les explications relatives à la dictature que j’adressais à Monsieur R. Blank. Celui‑ci exposait, en 1906, dans un journal officiellement sans parti mais menchévik en réalité, les conceptions des menchéviks qu’il louait de « s’attacher à orienter le mouvement social‑démocrate russe dans la voie de la social‑démocratie internationale, à la tête de laquelle se trouve le grand parti social‑démocrate d’Allemagne ».
En d’autres termes, tout comme les cadets, R. Blank opposait aux bolchéviks, révolutionnaires déraisonnables, non marxistes, séditieux, etc., les menchéviks « raisonnables », auxquels il assimilait la social‑démocratie allemande. C’est là un procédé courant de la tendance internationale des sociaux‑libéraux, pacifistes, etc., qui, dans tous les pays, chantent les louanges des réformistes, des opportunistes, des kautskistes, des longuettistes, socialistes « raisonnables » par opposition à la « folie » des bolchéviks.
Voici de quelle façon je répondais à Monsieur R. Blank dans ma brochure de 1906 :
« Monsieur Blank oppose deux périodes de la révolution russe : la première embrasse approximativement les mois d’octobre à décembre 1905. C’est celle de la tourmente révolutionnaire. La deuxième, c’est la période actuelle, que nous sommes naturellement en droit de qualifier de période des victoires des cadets aux élections à la Douma ou même, s’il nous est permis d’anticiper, de période de la Douma des cadets.
Monsieur Blank dit de cette période qu’elle marque le retour à la pensée et à la sagesse, et qu’il est possible d’en revenir à une activité consciente, concertée, systématique. ,Monsieur Blank caractérise, au contraire, la première période par le divorce entre la théorie et la pratique. Tous les principes et toutes les conceptions social‑démocrates avaient disparu, la tactique préconisée de tout temps par les fondateurs de la social‑démocratie russe était oubliée et les assises mêmes de la conception social‑démocrate du monde totalement ébranlées.
Cette affirmation fondamentale de Monsieur Blank a un caractère purement formel. Toute la théorie marxiste s’est trouvée en désaccord avec la « pratique » de la période de tourmente révolutionnaire.
En est‑il bien ainsi ? Quelle est l’« assise » première et essentielle de la théorie marxiste ? Celle‑ci : dans la société contemporaine, la seule classe révolutionnaire jusqu’au bout et, partant, celle qui est l’avant‑garde de toute révolution, c’est le prolétariat. On peut poser la question suivante : la tourmente révolutionnaire a‑t‑elle ébranlé totalement cette « assise » de la conception social-démocrate du monde ? Bien au contraire, elle n’a fait que la confirmer de la façon la plus éclatante. C’est précisément le prolétariat qui a été le principal et, au début, presque l’unique combattant de cette période. C’est pour ainsi dire la première fois dans l’histoire mondiale que la révolution bourgeoise a été marquée par le recours sur une vaste échelle, inconnue même des pays capitalistes plus avancés, à une arme purement prolétarienne de lutte : la grève politique de masse. Le prolétariat a engagé la lutte, une lutte immédiatement révolutionnaire à l’heure où les Strouvé et les Blank appelaient à participer à la Douma de Boulyguine, où les professeurs cadets appelaient les étudiants à se borner aux seules études. Avec son arme prolétarienne de lutte, le prolétariat a conquis à la Russie toute cette « constitution » ‑ si l’on peut dire ‑ que l’on n’a fait qu’abîmer, rogner et tronquer depuis. En octobre 1905, le prolétariat a appliqué le moyen tactique de lutte dont, six mois auparavant, avait parlé la résolution du III° Congrès bolchévik du Parti ouvrier social‑démocrate de Russie, résolution qui attirait particulièrement l’attention sur l’importance qu’il y avait à combiner la grève politique de masse et l’insurrection ; et c’est précisément cette combinaison qui caractérise toute la pé riode de la « tourmente révolutionnaire », tout le dernier trimestre de 1905. Ainsi, notre idéologue de la petite bourgeoisie a dénaturé la réalité de la manière la plus impudent la plus flagrante. Il n’a pas cité un seul fait témoignant du divorce entre la théorie marxiste et l’expérience pratique de la « tourmente révolutionnaire » ; il a tenté de dissimuler le trait essentiel de cette tourmente qui a fourni une confirmation éclatante de « tous les principes et les idées social‑démocrates », de « toutes les assises de la conception social‑démocrate du monde ».
Quel est cependant le mobile véritable qui a induit Monsieur Blank à adopter l’opinion monstrueusement erronée, suivant laquelle les principes et les idées marxistes avaient disparu durant cette période de « tourmente ». L’examen de ce fait présente un grand intérêt : il nous révèle une fois de plus la véritable nature de l’esprit petit-bourgeois en matière politique.
En quoi a consisté la différence entre la période de la « tourmente révolutionnaire » et la période actuelle, celle des « cadets », du point de vue des différents moyens d’action politique, du point de vue des différentes méthodes de création historique du peuple ? Tout d’abord et surtout dans le fait que, pendant la période de « tourmente », furent appliquées des méthodes particulières inconnues dans les autres périodes de la vie politique. Voici les plus essentielles de ces méthodes : 1° « conquête » par le peuple de la liberté politique, acquise sans droit, ni loi, ni restrictions (liberté de réunion, ne fût‑ce que dans les universités, liberté de presse, d’association, de congrès, etc.) ; 2° création de nouveaux organismes du pouvoir révolutionnaire : Soviets de députés ouvriers, soldats, cheminot, paysans, nouvelles autorités dans les villes et les campagnes, etc., etc. Organismes exclusivement créés par les couches révolutionnaires de la population, en dehors de toute légalité et de toutes normes, uniquement par la voie révolutionnaire comme le produit de la création populaire spontanée, comme expression des activités du peuple libéré ou en train de se libérer des anciennes entraves policières. C’étaient, enfin, des organismes du pouvoir, en dépit de leur forme embryonnaire et leur caractère spontané, amorphe, la déliquescence de leur composition et de leur fonctionnement. Ils agissaient en tant que pouvoir, s’emparant, par exemple, des imprimeries (à Pétersbourg), arrêtant les fonctionnaires de la police qui voulaient empêcher le peuple révolutionnaire d’exercer ses droits (il y a eu également des exemples à Pétersbourg, où tel organisme du nouveau pouvoir était le plus faible, et l’ancien pouvoir le plus fort). Ils agissaient en tant que pouvoir, invitant tout le peuple à ne plus donner d’argent à l’ancien gouvernement. Ils confisquaient les fonds de ce dernier (comité de grève des cheminots du Sud) et s’en servaient pour les besoins du nouveau gouvernement populaire ; c’étaient incontestablement les embryons d’un nouveau gouvernement populaire ou, si vous le voulez, révolutionnaire. De par leur caractère politique et social c’était, en germe, la dictature des éléments révolutionnaires du peuple ; cela vous étonne, Monsieur Blank et Monsieur Kisewetter ? Vous n’y voyez pas la « sûreté renforcée », qui est pour les bourgeois l’équivalent de la dictature ? Nous vous l’avons déjà dit, que vous n’avez aucune idée de la notion scientifique de dictature. Nous allons tout de suite vous la donner, mais nous indiquerons d’abord la troisième « méthode » d’action de l’époque de « tourmente révolutionnaire » : l’emploi de la violence par le peuple contre ceux qui opprimaient le peuple.
Les organismes du pouvoir décrits ci‑dessus étaient, en germe, dictatoriaux, car ce pouvoir ne reconnaissait aucun autre pouvoir, aucune loi, aucune norme, d’où qu’ils viennent. Le pouvoir illimité, extra‑légal, s’appuyant sur la force, au sens le plus strict du mot, c’est cela la dictature. Mais la force sur laquelle s’appuyait et cherchait à s’appuyer le nouveau pouvoir n’était pas celle de la baïonnette aux mains d’une poignée de militaires, ni celle du « commissariat de police », ni celle de l’argent, ni celle d’aucune des anciennes institutions. Pas du tout. Les nouveaux organismes du pouvoir ne disposaient ni d’armes, ni d’argent, ni d’anciennes institutions. Pouvez‑vous vous imaginer, Monsieur Blank et Monsieur Kisewetter, que leur puissance n’avait rien de commun avec les anciens moyens de violence, rien de commun avec la « sûreté renforcée », si ce n’est la sûreté renforcée du peuple contre l’oppression des organismes policiers et autres de l’ancien pouvoir.
Sur quoi s’appuyait donc cette force ? Elle s’appuyait sur la masse populaire. Voilà ce qui distingue foncièrement ce nouveau pouvoir de tous les organismes antérieurs de l’ancien pouvoir. Ceux‑ci étaient les organismes du pouvoir d’une minorité sur le peuple, sur la masse des ouvriers et des paysans. Ceux‑là étaient les organismes du pouvoir du peuple, des ouvriers et des paysans sur une minorité, sur une poignée d’oppresseurs policiers, sur une poignée de nobles et de fonctionnaires privilégiés. Telle est la différence entre la dictature sur le peuple et la dictature du peuple révolutionnaire, retenez‑le bien, Monsieur Blank et Monsieur Kisewetter ! Dictature d’une minorité, l’ancien pouvoir ne pouvait se maintenir que par des expédients de police, que par l’éloignement, que par la mise, à l’écart des masses populaires de la participation au pouvoir, du contrôle du pouvoir, L’ancien pouvoir se défiait systématiquement des masses, redoutait la lumière, se maintenait par le mensonge. Dictature de l’immense majorité, le nouveau pouvoir ne pouvait se maintenir et ne se maintenait que grâce à la confiance de l’immense masse, que parce qu’il appelait toute la masse à participer au pouvoir de la manière la plus libre, la plus large et la plus puissante. Rien de caché, rien d’occulte, rien de réglementé, rien de formel. Tu es un ouvrier ? Tu veux lutter pour libérer la Russie du joug d’une poignée d’oppresseurs policiers ? Tu es notre camarade. Choisis ton député, sur‑le‑champ, sans délai ; choisis‑le comme tu l’entends, nous l’accueillerons volontiers et avec joie comme membre égal en droits, de notre Soviet des députés ouvriers, du Comité paysan, du Soviet des députés soldats, etc., etc. C’est un pouvoir agissant au grand jour, sous les yeux des masses, accessible aux masses, émanant directement des masses, c’est l’organisme direct et sans intermédiaire des masses populaires, c’est l’expression de leur volonté. Tel était le nouveau pouvoir, ou, plus exactement, son embryon, car la victoire de l’ancien pouvoir a piétiné très vite les jeunes pousses de la nouvelle plante.
Vous demanderez peut‑être, Monsieur Blank ou Monsieur Kisewetter, ce que venaient faire ici la « dictature » et la « violence » ? Est‑ce que l’immense masse a besoin d’user de violence contre une poignée ? Est‑ce que des dizaines et des centaines de millions d’hommes peuvent exercer la dictature sur des milliers, sur des dizaines de milliers ?
C’est la question que posent généralement les gens qui voient employer pour la première fois le terme de dictature dans une acception nouvelle pour eux. On est habitué à ne voir que le pouvoir policier et que la dictature policière. Il leur paraît étrange qu’il puisse y avoir un pouvoir sans police, qu’il puisse y avoir une dictature non policière. Vous dites que des millions d’hommes n’ont pas besoin de violence contre des milliers ? Vous vous trompez, et vous vous trompez parce que vous ne considérez pas le phénomène dans son développement. Vous oubliez que le pouvoir nouveau ne tombe pas des nues, mais qu’il surgit, qu’il se développe parallèlement à l’ancien, contre lui, dans sa lutte contre lui. Sans violence à l’égard des oppresseurs qui détiennent entre leurs mains les moyens et les organismes du pouvoir, il n’est pas possible d’en débarrasser le peuple.
Voici, M. Blank et M. Kisewetter, un petit exemple tout simple qui vous permettra d’assimiler cette haute sagesse inaccessible à l’intellect d’un cadet, sagesse « qui lui donne le vertige ». Imaginez Avramov torturant et martyrisant Spiridonova. Spiridonova a pour elle, mettons, des dizaines et des centaines d’hommes non armés. Avramov a pour lui une poignée de cosaques. Qu’aurait fait le peuple, si Spiridonova avait été martyrisée ailleurs que dans un cachot ? Il aurait eu recours à la violence contre Avramov et sa suite. Il aurait sacrifié peut‑être quelques combattants, abattus par Avramov, mais il aurait par la force désarmé Avramov et les cosaques, non sans tuer sur place, très probablement, quelques‑uns de ces hommes, s’il est permis de les appeler ainsi. Quant aux autres, il les aurait jetés en quelque prison pour mettre un terme à leurs débordements et pour les traduire devant la justice du peuple.
Vous voyez, M. Blank et M. Kisewetter, quand Avramov et ses cosaques martyrisent Spiridonova, c’est la dictature militaire et policière qui s’exerce sur le peuple. Quand le peuple révolutionnaire (capable de lutter contre les oppresseurs, et pas seulement d’exhorter et de prôner, d’exprimer des regrets, de réprouver, de pleurnicher et de se lamenter, non pas petit‑bourgeois borné, mais révolutionnaire) use de violence contre Avramov et ses pairs, il y a dictature du peuple révolutionnaire. C’est bien la dictature, car c’est le pouvoir du peuple sur Avramov, pouvoir que ne limite aucune loi (un petit bourgeois serait peut‑être contre le fait d’arracher par la force Spiridonova à Avramov car, enfin, c’est « illégal », cela ! Et y a‑t‑il une « loi » qui autorise à tuer Avramov ? Certains idéologues petits‑bourgeois n’ont‑ils pas inventé une théorie de non‑résistance au mal par la violence ?). La notion scientifique de dictature s’applique à un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, qu’aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. La notion de dictature n’est rien d’autre que cela ; retenez‑le bien, Messieurs les cadets. Ensuite, nous voyons, par l’exemple que nous avons pris, qu’il s’agit bien de la dictature du peuple, car le peuple, masse de la population, qui n’a pas encore pris corps et, qui est rassemblée « par hasard » en un endroit déterminé entre en lice d’elle‑même et de plain‑pied, rend justice, châtie, exerce le pouvoir, fonde un nouveau droit révolutionnaire. Enfin, il s’agit bien de la dictature du peuple, révolutionnaire. Pourquoi du peuple révolutionnaire, et non pas de tout le peuple ? Parce que dans la masse du peuple, qui souffre constamment et de la façon la plus cruelle des exploits des Avramov, il en est qui sont brisés physiquement, terrorisés, déprimés moralement, par exemple par la théorie de la non‑résistance au mal par la violence, ou tout simplement déprimés, non par une théorie, mais par les préjugés, les coutumes, la routine: des gens indifférents, ceux qu’on appelle les esprits vulgaires, les petits-bourgeois, qui préfèrent s’écarter de la lutte aiguë, passer outre ou même se cacher (un mauvais coup est vite arrivé !). Voilà pourquoi ce n’est pas tout le peuple qui exerce la dictature, mais seulement le peuple révolutionnaire, qui n’a pourtant nullement peur de l’ensemble du peuple, qui lui fait connaître les mobiles et les détails de ses actes, qui invite volontiers tout le peuple à participer non seulement à la gestion de l’État, mais au pouvoir lui-même et à l’organisation même de l’Etat.
Ainsi, ce simple exemple renferme tous les éléments de la notion scientifique de « dictature du peuple révolutionnaire », et de celle de « dictature militaire et policière ». Et ce simple exemple, accessible même à un savant professeur cadet, nous permet de passer à des phénomènes plus complexes de la vie sociale.
Une révolution, au sens étroit et premier du mot, est précisément une période de la vie du peuple pendant laquelle la haine accumulée depuis des siècles contre les exploits des Avramov éclate non en paroles, mais en actes, en actes non de personnes isolées, mais de masses populaires fortes de millions d’hommes. Le peuple se réveille et se lève pour se délivrer des Avramov. Le peuple délivre des Avramov les innombrables Spiridonova de la vie russe, il emploie la violence contre les Avramov, il prend le pouvoir sur les Avramov. Bien entendu, cela ne se fait pas d’une manière aussi simple et « d’un seul coup », comme dans l’exemple cité et simplifié par nous à l’usage de Monsieur le professeur Kisewetter ; cette lutte du peuple contre les Avramov, cette lutte au sens étroit et premier du mot, cette éviction des Avramov par le peuple exige des mois et des années de « tourmente révolutionnaire ». Cette éviction des Avramov par le peuple constitue justement le contenu réel de ce que l’on appelle la grande révolution russe. Du point de vue des méthodes de la création historique, cette éviction s’accomplit dans les formes que nous venons de décrire en parlant de la tourmente révolutionnaire, à savoir : conquête par le peuple de la liberté politique, c’est‑à‑dire de la liberté à laquelle s’opposaient les Avramov ; création par le peuple d’un nouveau pouvoir révolutionnaire, d’un pouvoir dirigé contre les Avramov, contre les oppresseurs de l’ancien régime policier ; recours à la violence contre les Avramov, pour éliminer, désarmer, mettre hors d’état de nuire ces chiens enragés, tous ces Avramov, ces Dournovo, ces Doubassov, ces Min, etc., etc.
Est‑ce bien que le peuple emploie des moyens de lutte aussi illégaux, irréguliers, irrationnels, non systématiques, que la conquête de la liberté, l’instauration d’un nouveau pouvoir révolutionnaire qui n’est formellement reconnu par personne, exerce la violence contre les oppresseurs du peuple ? Oui, c’est très bien. C’est là l’expression suprême de la lutte populaire pour la liberté. C’est l’avènement d’une grande époque où les rêves de liberté des meilleurs hommes de Russie deviennent réalité, l’œuvre des masses populaires et non pas de héros isolés. C’est aussi bien que la libération par la foule (dans notre exemple) de Spiridonova des griffes d’Avramov, son désarmement par la force et sa mise hors d’état de nuire.
Mais c’est ici que nous abordons le point central des arrière‑pensées et des craintes des cadets. Un cadet est précisément l’idéologue de la petite bourgeoisie parce qu’il reporte sur la politique, sur la libération du peuple, sur la révolution, le point de vue de l’homme de la rue qui, dans notre exemple des tortures infligées par Avramov à Spiridonova, eût tenté de retenir la foule, lui eût conseillé de ne pas violer la loi, de ne pas se hâter de libérer la victime des mains d’un tortionnaire qui, lui, agit au nom du pouvoir légal. Certes, dans notre exemple, cet esprit vulgaire eût été simplement un monstre moral, mais, appliquée à l’ensemble de la vie sociale, la monstruosité morale du petit bourgeois est, répétons‑le, une qualité nullement individuelle mais sociale, conditionnée peut‑être par les préjugés ‑ solidement ancrés dans les esprits ‑ de la science du droit bourgeois et philistin.
Pourquoi Monsieur Blank considère‑t‑il comme n’ayant pas besoin d’être prouvé le fait que, durant la période de la « tourmente », tous les principes marxistes furent oubliés ? Parce qu’il déforme le marxisme et en fait du brentanisme, considérant comme non marxistes des « principes » comme ceux de la conquête de la liberté, de la création du pouvoir révolutionnaire, du recours à la violence par le peuple. Ce point de vue transpire dans tout l’article de Monsieur Blank, et non seulement dans le sien, mais aussi dans ceux de tous les cadets, de tous les auteurs du camp libéral et radical qui chantent aujourd’hui les louanges de Plékhanov pour son amour des cadets, jusques et y compris les bernsteiniens de Biez Zaglavia, M. Prokopovitch, Mme Kouskova et tutti quanti.
Examinons comment est né ce point de vue et pourquoi il devait naître.
Il est né directement de la conception bernsteinienne ou, pour parler d’une manière plus générale, opportuniste de la social‑démocratie d’Europe occidentale. Les erreurs de cette conception, que les « orthodoxes »ont démasquées systématiquement et sur toute la ligne en Occident, sont actuellement importées en Russie «sous main » avec une autre sauce et sous un autre prétexte. Les partisans de Bernstein admettaient et admettent le marxisme, à l’exclusion de son aspect directement révolutionnaire. Ils considèrent la lutte parlementaire non pas comme un des moyens de lutte, particulièrement valable dans certaines périodes déterminées de l’histoire, mais comme la forme principale et presque unique de la lutte, rendant inutiles la « violence », la « conquête », la « dictature ». C’est cette déformation vulgaire, petite‑bourgeoise du marxisme qu’implantent aujourd’hui en Russie Messieurs Blank et autres libéraux qui chantent les louanges de Plékhanov. Ils ont tellement fait leur cette déformation, qu’ils ne jugent même pas nécessaire de prouver que les idées et les principes marxistes furent oubliés pendant la période de la tourmente révolutionnaire. ‑
Pourquoi ce point de vue devait‑il faire son apparition ? Parce qu’il correspond pertinemment à la situation de classe et aux intérêts de la petite bourgeoisie. L’idéologie, de la société bourgeoise « épurée » admet toutes les méthodes de lutte de la social‑démocratie, sauf précisément celles que le peuple révolutionnaire emploie en période de « tourmente » et que la social‑démocratie révolutionnaire approuve et aide à appliquer. Les intérêts de la bourgeoisie exigent la participation du prolétariat à la lutte contre l’autocratie, mais seulement une participation qui ne tourne pas à la domination du prolétariat et de la paysannerie, une participation qui n’élimine pas entièrement les anciens organismes du pouvoir policier, de l’autocratie et du servage. La bourgeoisie entend conserver ces organismes en les soumettant seulement à son contrôle direct ; ils lui sont nécessaires contre le prolétariat, car leur destruction totale faciliterait trop la lutte prolétarienne. Voilà pourquoi les intérêts de la bourgeoisie, en tant que classe, exigent la monarchie et la Chambre haute, exigent que la dictature du peuple révolutionnaire soit rendue impossible. La bourgeoisie dit au prolétariat : lutte contre l’autocratie, mais ne touche pas aux anciens organismes du pouvoir, dont j’ai besoin. Lutte « sur le plan parlementaire », c’est‑à‑dire dans les limites que je te fixerai, en accord avec la monarchie ; lutte par l’intermédiaire d’organisations, pas d’organisations comme les comités centraux de grève, les Soviets de députés ouvriers, soldats, etc., mais d’organisations que la loi, édictée par moi en accord avec la monarchie, reconnaît, délimite et rend inoffensives à l’égard du Capital.
On comprend dès lors pourquoi la bourgeoisie parle avec mépris, avec dédain, avec colère, avec haine, de la période de « tourmente », mais avec extase, avec ravissement, avec, l’amour infini de la petite bourgeoisie… pour la réaction, de la période constitutionnelle défendue par Doubassov. C’est toujours la même marque distinctive, constante et invariable, des cadets : le désir de s’appuyer sur le peuple et la crainte de son initiative révolutionnaire.
On comprend aussi pourquoi la bourgeoisie craint plus que le feu la reprise de la « tourmente », pourquoi elle méconnaît et escamote les éléments d’une nouvelle crise révolutionnaire, pourquoi elle entretient et répand dans le peuple les illusions constitutionnelles.
Maintenant nous avons largement expliqué pourquoi Monsieur Blank et ses semblables proclament que pendant la période de la « tourmente » furent oubliés les principe et les idées marxistes. Monsieur Blank, comme tous les petits‑bourgeois, admet le marxisme à l’exclusion de son contenu révolutionnaire, il admet les méthodes social‑démocrates de lutte à l’exclusion de celles qui sont les plus révolutionnaires et les plus directement révolutionnaires.
L’attitude de Monsieur Blank à l’égard de la période de « tourmente » est au plus haut point caractéristique en tant qu’exemple de l’incompréhension des mouvements prolétariens par la bourgeoisie, de la crainte bourgeoise de la lutte âpre et décisive, de la haine bourgeoise pour toutes les manifestations de la méthode rigide de règlement des problèmes sociaux et historiques, qui brise les anciennes institutions et qui est révolutionnaire au sens propre du mot. Monsieur Blank s’est trahi, il a dévoilé du coup son esprit borné de bourgeois. Il a entendu dire et lu que, pendant la période de tourmente, les social‑démocrates avaient commis des « erreurs », il s’est empressé de conclure et de déclarer avec aplomb, sans appel, gratuitement, que tous les « principes » du marxisme (dont il n’a pas la moindre idée !) furent oubliés. Nous ferons remarquer au sujet de ces « erreurs » : a‑t‑il jamais existé une période, dans le développement du mouvement ouvrier, dans le développement de la social‑démocratie, au cours de laquelle telles ou telles erreurs n’aient pas été commises ? au cours de laquelle on n’ait pas observé des oscillations vers la droite ou vers la gauche ? l’histoire de la période parlementaire de la lutte de la social‑démocratie d’Allemagne, période qui, pour les bourgeois bornés du monde entier, semble marquer l’extrême, l’insurpassable limite, n’est‑elle pas remplie de telles erreurs ? Si Monsieur Blank n’était pas totalement ignorant des questions du socialisme, il se souviendrait aisément de Mülberger et de Dühring, de la question de Dampfersubvention((Dampfersubvention , subvention à la navigation. Il s’agit, des divergences existant dans la fraction social-démocrate au Reichstag allemand au sujet des subventions à accorder à des Société privées pour l’établissement de lignes maritimes avec l’Asie orientale, l’Australie et l’Afrique. L’aile droite de la fraction défendait la politique des subventions pratiquée par le gouvernement de Bismarck. Dans sa lettre à Sorge du 31 décembre 1884, Engels condamnait cette position opportuniste.)), des « jeunes((Les Jeunes de la social-démocratie allemande, groupe petit-bourgeois et semi-anarchiste, formé en 1890. De jeunes écrivains (d’où le nom du groupe) en constituaient le noyau. Il présentait une plate-forme qui refusait toute participation des social-démocrates au parlement. En octobre 1891, au Congrès de la social-démocratie allemande, les « jeunes » furent exclus du parti.)) », de la bernsteiniade, et bien d’autres choses encore. Mais l’important pour lui, ce n’est pas l’étude du développement réel de la social‑démocratie, il lui suffit d’amoindrir l’ampleur de la lutte prolétarienne pour glorifier l’indigence bourgeoise de son parti cadet.
En réalité, si nous examinons les choses du point de vue de la déviation de la social‑démocratie de sa voie habituelle, « normale », nous verrons que, sous ce rapport également, la période de « tourmente révolutionnaire » atteste une cohésion et une intégrité idéologique de la social‑démocratie plus grandes, et non pas moindres, par rapport à la période précédente. La tactique de la période de « tourmente » n’a pas écarté, mais bien rapproché les deux ailes de la social‑démocratie. A la place des divergences antérieures, s’est créée une unité de vue sur la question de l’insurrection armée. Les social‑démocrates des deux fractions ont travaillé au sein des Soviets des députés ouvriers, ces organismes de caractère original du pouvoir révolutionnaire embryonnaire, y ont fait entrer les soldats et les paysans, ont publié des manifestes révolutionnaires conjointement avec les partis révolutionnaires petits‑bourgeois. Les anciennes discussions de la période d’avant la révolution ont fait place à la solidarité dans les questions pratiques. La montée de la vague révolutionnaire refoulait les dissentiments, obligeant d’accepter une tactique de combat, écartant la question de la Douma, mettant à l’ordre du jour celle de l’insurrection, rapprochant pour une action immédiate la social‑démocratie et la démocratie bourgeoise révolutionnaire. Dans le Séverny Golos((« Séverny Golos » [la Voix du Nord ], quotidien légal, organe du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, parut à Pétersbourg depuis le 6 (19) décembre 1905, sous la direction unifiée des bolchéviks et des menchéviks. Le journal fut interdit dès son 3° numéro, le 8 (21) décembre 1905.)), menchéviks et bolchéviks appelaient ensemble à la grève et à l’insurrection, invitaient les ouvriers à ne pas cesser la lutte tant que le pouvoir ne serait pas entre leurs mains. L’ambiance révolutionnaire dictait elle‑même les mots d’ordre pratiques Les discussions ne portaient que sur des détails de l’appréciation des événements. Le Natchalo(( « Natchalo » [le Commencement ], quotidien menchévik légal ; parut à Pétersbourg en novembre-décembre 1905. )), par exemple considérait les Soviets des députés ouvriers comme de organismes d’auto‑administration révolutionnaire ; la Novaïa Jizn(( « Novaïa Jizn » [la Vie Nouvelle ], premier journal bolchévik légal ; parut quotidiennement du 27 octobre (9 novembre) au 3 (16) décembre 1905 à Pétersbourg. Au retour d’émigration de Lénine à Pétersbourg, début novembre, le journal parut sous sa direction effective. Il était en fait l’organe central du Part ouvrier social-démocrate de Russie.)) y voyait les organismes embryonnaires du pouvoir révolutionnaire unissant le prolétariat et la démocratie révolutionnaire. Le Natchalo penchait vers la dictature du prolétariat. La Novaïa Jizn s’en tenait au point de vue de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Mais ne constatons‑nous pas de semblables divergences de vues au sein de la social‑démocratie à tous les moments du développement de tous les parti socialistes d’Europe ?
Non, la déformation des choses par Monsieur Blank, sa falsification flagrante de l’histoire d’hier s’expliquent uniquement par le fait que nous sommes en présence d’un spécimen de la banalité bourgeoise, individu infatué de lui‑même, pour qui les périodes de tourmente révolutionnaire sont de la folie (« tous les principes sont oubliés », « la pensée elle‑même et le bon sens disparaissent presqu’entièrement »), alors que les périodes d’écrasement de la révolution et de « progrès » petit‑bourgeois (protégé par les Doubassov) sont des époques d’activité raisonnable, consciente et systématique. Cette appréciation comparative des deux périodes (celle de la « tourmente » et celle des cadets) forme la trame de tout l’article de Monsieur Blank. Quand l’histoire de l’humanité avance à la vitesse d’une locomotive, c’est la « tourmente », le « torrent », la « disparition » de tous les « principes et idées ». Quand l’histoire se meut à la vitesse d’un char à boeufs, alors, c’est la raison et les plans longuement mûris. Quand les masses populaires elles‑mêmes, avec leur mentalité élémentaire toute neuve, leur esprit de décision simple et rude, commencent à faire l’histoire, à traduire directement et immédiatement dans les faits les « principes et les théories », alors, le bourgeois prend peur et hurle que « la raison recule à l’arrière‑plan » (n’est‑ce pas le contraire, ô héros de la petite‑bourgeoisie ? n’est‑ce pas précisément à ces moments qu’apparait dans l’histoire la sagesse des masses au lieu de celle de personnalités isolées ? n’est‑ce pas alors que la sagesse des masses devient une force vivante et valable au lieu d’une force abstraite ?) Quand le mouvement spontané des masses est écrasé par des fusillades, des exécutions, des bastonnades, le chômage et la faim, quand de toutes les lézardes sortent les punaises de la science professorale entretenue par Doubassov, et qu’elles se mettent à régler les affaires pour le peuple et au nom des masses, vendant et trahissant les intérêts de celles‑ci en faveur d’une poignée de privilégiés, alors il semble aux chevaliers de la petite bourgeoisie que commence l’ère du progrès calme et paisible, que « vient le tour de la pensée et de la raison ». Le bourgeois reste toujours et partout fidèle à lui‑même ; que vous preniez la Poliarnaïa Zvezda((« Poliarnaïa Zvezda » [L’Etoile Polaire ], hebdomadaire, organe de l’aile droite du parti cadet ; parut à Pétersbourg en 1905-1906, sous la direction de Strouvé.)) ou Nacha Jizn((« Nacha Jizn » [Notre Vie ], quotidien très proche de l’aile gauche du parti cadet ; parut avec des interruptions de 1904 à 1906, à Pétersbourg.)), que vous lisiez Strouvé ou Blank, c’est partout la même chose, c’est partout cette appréciation bornée, professorale et pédante, figée et bureaucratique, des périodes révolutionnaires et réformistes. Les premières sont des périodes de folie, « tolle Jahre », de disparition de la pensée et de la raison. Les secondes sont, celles d’une activité « consciente et systématique ».
N’interprétez pas mes paroles de travers, ne dites pas que je parle ici de la préférence de MM. Blank et Cie pour telle ou telle période. Il ne s’agit pas du tout de préférence : la succession des périodes de l’histoire ne dépend pas de nos préférences subjectives. Le fait est que, dans l’analyse des particularités de telle ou telle période (tout à fait indépendamment de nos préférences ou de nos sympathies), Messieurs Blank et Cie déforment la vérité avec impudence. Le fait est que précisément les périodes révolutionnaires se caractérisent par une plus vaste envergure, par une plus grande richesse, une plus haute conscience, un plus grand esprit de méthode et de systématisation, une plus grande hardiesse et un plus grand éclat de la création historique, comparativement aux périodes de progrès petit-bourgeois, cadet et réformiste. Or, MM. Blank et Cie présentent les choses à l’envers ! Ils voudraient faire passer l’indigence pour la richesse de la création historique. Ils considèrent l’absence d’activité des masses écrasées ou opprimées, comme le triomphe de « l’esprit de système » dans I’activité des fonctionnaires, des bourgeois Ils crient à la disparition de la pensée et de la raison quand le découpage bureaucratique des projets de lois par des rond-de‑cuir de tout acabit par des « penny‑a‑liners » libéraux, est remplacé par une période d’action politique directe du « bas peuple » qui brise bel et bien, carrément, immédiatement, les organismes d’oppression du peuple, s’empare du pouvoir, prend ce qui était considéré comme la propriété de toutes sortes d’exploiteurs du peuple, en un mot, quand s’éveillent précisément la pensée et la raison de millions d’opprimés, non pas seulement pour la lecture de brochures, mais pour l’action, pour l’action vivante, humaine, pour la création historique »
Telles étaient en Russie, en 1905‑1906, les discussions sur la dictature.
Les Dittmann , les Kautsky , les Crispien , les Hilferding en en Allemagne , les Longuet et Cie, en France, les Turati et ses amis en Italie, les MacDonald et les Snowden en Grande-Bretagne, etc., jugent en fait de la dictature exactement comme en jugeaient Monsieur R. Blank et les cadets en 1905 en Russie. Ils ne comprennent pas ce qu’est la dictature, ils ne savent pas la préparer, ils sont incapables de la comprendre et de la réaliser.