De la nécessité de fonder un syndicat des ouvriers agricoles de Russie
Lénine
Paru dans la « Pravda » n° 90-91, 7 juillet (24 juin) et 8 juillet (25 juin) 1917
ARTICLE PREMIER
Une question d’une importance exceptionnelle doit être posée à la conférence des syndicats de Russie((La Conférence des syndicats professionnels de Russie eut lieu à Petrograd du 21 au 28 juin (du 4 au 11 juillet) 1917. 211 personnes y Participèrent dont 73 bolcheviks, les autres étant des mencheviks, des socialistes-révolutionnaires, des bundistes et un certain nombre de sans parti. Les questions suivantes figuraient à l’ordre du jour : les tâches du mouvement syndical, la structure des syndicats, la lutte économique, etc. Les bolcheviks proposèrent leurs résolutions ou amendements sur toutes les questions importantes. Les résolutions proposées par les mencheviks jusqu’auboutistes furent adoptées par la conférence à une faible majorité de 10-12 voix. La Conférence élut un Conseil central provisoire des syndicats. )) qui siège en ce moment à Petrograd. C’est celle de la fondation d’un syndicat des ouvriers agricoles de Russie.
Toutes les classes de la Russie s’organisent. La classe la plus exploitée, aux conditions de vie les plus misérables, la plus dispersée, la plus écrasée, la classe des salariés agricoles russes paraît oubliée. Dans certaines régions frontières non russes, au pays letton par exemple, il y a des organisations d’ouvriers salariés de l’agriculture. Dans la très grande majorité des provinces grand-russes et ukrainiennes, le prolétariat rural n’a pas d’organisations de classe.
Le détachement d’avant-garde des prolétaires de Russie, formé par les syndicats des ouvriers d’industrie, a le grand et impérieux devoir de venir en aide à ses frères, les ouvriers agricoles. La difficulté d’organiser ceux-ci est immense, c’est évident, et l’expérience de tous les pays capitalistes nous le confirme.
Il n’en est que plus nécessaire de tirer parti, aussitôt que possible et avec la plus grande énergie, de la liberté politique dont jouit la Russie, pour fonder sans délai le syndicat des ouvriers agricoles de Russie. C’est précisément la conférence des syndicats qui peut et qui doit le faire. Ce sont précisément les représentants les plus expérimentés, les plus développés, les plus conscients du prolétariat, réunis maintenant dans cette conférence, qui peuvent et doivent lancer un appel aux ouvriers agricoles, les convier à se joindre à eux, à prendre place dans les rangs des prolétaires en train de s’organiser par leur propre initiative, dans les rangs des syndicats. Ce sont précisément les ouvriers salariés des fabriques qui doivent assumer l’initiative, tirer parti des cellules, des groupes, des sections de syndicats dispersés par la Russie pour appeler l’ouvrier agricole à une vie autonome, à une lutte active pour améliorer sa condition, à défendre ses intérêts de classe.
Il paraîtra probablement à beaucoup, et cette opinion prévaudra même sans doute en ce moment, qu’à cette heure précise, au moment où les paysans s’organisent à travers la Russie en proclamant l’abolition de la propriété privée de la terre et la jouissance « égalitaire » du sol, la formation d’un syndicat des ouvriers agricoles n’est pas opportune.
Bien au contraire. C’est précisément aujourd’hui qu’elle est particulièrement opportune et urgente. Ceux qui se placent à un point de vue prolétarien de classe ne peuvent douter de la justesse de la thèse du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, adoptée par les mencheviks sur l’initiative des bolcheviks au congrès de Stockholm (1906) et qui fait depuis lors partie du programme du P.O.S.D.R. Cette thèse dit :
« Dans tous les cas et dans toutes les situations amenés par les réformes agraires démocratiques, le parti s’assigne pour tâche de tendre inflexiblement à une organisation autonome de classe du prolétariat rural, d’éclairer ce dernier sur l’irréductible contradiction de ses intérêts et de ceux de la bourgeoisie rurale, de le mettre en garde contre la séduction d’un système de petite exploitation qui ne peut jamais, en régime de production marchande, mettre un terme à la misère des masses, et enfin de souligner la nécessité d’une transformation socialiste complète, seul moyen d’anéantir toute misère et toute exploitation. »
Pas un ouvrier conscient, pas un syndiqué qui ne reconnaisse la justesse de ces thèses. Les appliquer pour ce qui est de l’organisation autonome de classe du prolétariat rural, est la tâche qui revient précisément aux syndicats.
Nous espérons qu’à une époque révolutionnaire, au moment où dans les masses laborieuses en général, et spécialement parmi les ouvriers, il existe un vif désir de se manifester, de se frayer un chemin, de ne pas laisser réorganiser la vie sans que les questions du travail soient tranchées par les ouvriers eux-mêmes, nous espérons qu’à une telle époque, précisément, les syndicats sauront ne pas se confiner dans le cadre étroit des intérêts corporatifs, n’oublieront pas leurs frères plus faibles, les ouvriers agricoles, mais leur viendront en aide de toute leur énergie, en fondant le syndicat des ouvriers agricoles de Russie.
Nous nous efforcerons d’indiquer dans l’article suivant quelques démarches pratiques à entreprendre dans ce sens.
ARTICLE 2
Nous en étions restés, dans l’article précédent, à l’importance de principe du syndicat des ouvriers agricoles de Russie. Abordons maintenant certains aspects pratiques de cette question.
Le syndicat des ouvriers agricoles de Russie devrait grouper tous ceux qui travaillent essentiellement ou principalement, ou même partiellement, en qualité de salariés dans des entreprises agricoles.
Sera-t-il nécessaire de subdiviser de tels syndicats en syndicats d’ouvriers agricoles proprement dits et en syndicats d’ouvriers qui ne sont que partiellement des ouvriers salariés, c’est ce que montrera l’expérience. En tout cas, là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est que les intérêts de classe fondamentaux de tous ceux qui vendent leur force de travail sont les mêmes et que le groupement au sein d’une même organisation de tous ceux qui tirent ne serait-ce qu’une partie de leurs moyens d’existence du travail salarié « chez autrui » est absolument nécessaire.
Les ouvriers salariés des villes, des fabriques, des usines sont attachés par des milliers et des millions de liens aux Ouvriers salariés des campagnes. L’appel des premiers aux seconds ne peut pas demeurer sans effet. Mais il ne s’agit pas de se borner à un appel. Les ouvriers des villes ont beaucoup plus d’expérience, de savoir, de moyens et de forces. Une partie de ces forces doit être directement consacrée à aider les ouvriers agricoles à se mettre sur pied.
Il faut fixer une journée dont le salaire devra être consacré par tous les ouvriers organisés au développement et à la consolidation de l’union des ouvriers salariés des villes et des campagnes. Qu’une partie définie de cette somme soit tout entière consacrée par les ouvriers des villes au rassemblement de classe des ouvriers agricoles. Que ce fonds serve notamment à couvrir les frais d’édition d’une série de tracts aussi populaires que possible et d’un journal – qui pourrait n’être qu’hebdomadaire pour commencer – des ouvriers agricoles, qu’il serve à envoyer un nombre, fût-il restreint, d’agitateurs et d’organisateurs dans les campagnes pour fonder sans délai, dans diverses localités, des syndicats d’ouvriers salariés agricoles.
Seule l’expérience propre de tels syndicats aidera à trouver la voie juste permettant de développer cette action. La première tâche de chacun de ces syndicats doit être d’améliorer la situation de quiconque vend sa force de travail dans les entreprises agricoles, de conquérir un salaire plus élevé, de meilleures conditions de logement, l’alimentation, etc.
Il faut entamer la lutte la plus énergique contre le préjugé selon lequel la prochaine abolition de la propriété privée du sol peut « donner la terre » à tout valet de ferme et à tout journalier et saper les bases mêmes du travail salarié dans l’agriculture. C’est un préjugé, et un préjugé des plus nocifs. L’abolition de la propriété privée du sol est une très grande réforme indéniablement progressive, répondant incontestablement aux intérêts du développement économique et à ceux du prolétariat, une réforme que tout ouvrier salarié soutiendra de toute son âme et de toutes ses forces, mais qui ne supprime encore nullement le travail salarié.
On ne peut manger la terre. On ne peut la cultiver sans bétail, sans outillage, sans semences, sans réserve de produits, sans argent. Compter sur les « promesses », d’où qu’elles viennent – les promesses « d’aider » les salariés des campagnes à acquérir du bétail, de l’outillage, etc. -, serait la pire des erreurs, en même temps qu’une impardonnable naïveté.
La règle essentielle, le premier commandement de tout mouvement syndical, c’est : ne compte pas sur « l’Etat », ne compte que sur la force de ta classe. L’Etat est l’organisation de la classe dominante.
Ne compte pas sur les promesses, ne compte que sur la force de l’association et de la conscience de ta classe !
Aussi la tâche du syndicat des ouvriers agricoles doit-elle être déterminée tout de suite comme n’étant pas seulement la lutte pour l’amélioration de la situation des ouvriers en général, mais aussi, en particulier, la défense de leurs intérêts en tant que classe dans la grande réforme agraire imminente.
« La main-d’œuvre doit être mise à la disposition des comités de canton », se disent souvent les paysans et les socialistes-révolutionnaires. La classe des ouvriers salariés de l’agriculture pense exactement le contraire : les comités de canton doivent être à la disposition de la « main-d’œuvre » ! Le point de vue du patron et le point de vue de l’ouvrier salarié ressortent avec netteté de cette confrontation.
« La terre au peuple tout entier. » C’est juste. Mais le peuple se divise en classes. Cette vérité, consciemment obscurcie par la bourgeoisie et sans cesse oubliée par la petite bourgeoisie, chaque ouvrier la connaît, l’aperçoit, l’éprouve, l’expérimente.
Divisés, les pauvres ne seront aidés par personne. Aucun « Etat » ne viendra en aide à l’ouvrier salarié de la campagne, au valet de ferme, au journalier, au paysan pauvre, au semi-prolétaire, s’il ne s’aide lui-même. Et le premier pas dans ce sens, c’est l’organisation de classe autonome du prolétariat rural.
Souhaitons que la conférence des syndicats de Russie s’attelle à cette besogne avec la plus grande énergie, fasse retentir son appel par toute la Russie, tende une main fraternelle, la main puissante de l’avant-garde organisée des prolétaires, aux prolétaires des campagnes.
Signé : N. Lénine