De quel côté est le pouvoir, de quel côté est la contre-révolution ?
Lénine
Rédigé le 18 (5) juillet 1917. Publié dans le « Listok Pravdy », le 19 (6) juillet 1917
A cette question on répond d’habitude très simplement : La contre-révolution n’existe pas, ou tout au moins nous ne savons pas où elle est. Mais nous savons parfaitement où est le pouvoir. Il est entre les mains du Gouvernement provisoire contrôlé par le Comité Exécutif Central (C.E.C.) du Congrès des Soviets des députés soldats et ouvriers de Russie. Telle est la réponse habituelle.
Comme la plupart des crises qui font litière de toutes les conventions et détruisent toutes les illusions, la crise politique d’hier((Lénine fait allusion aux manifestations massives de Petrograd, les 3-4 (16-17) juillet 1917. L’offensive déclenchée sur le front par le Gouvernement provisoire, qui s’était, comme il fallait s’y attendre, soldée par un échec, avait provoqué une explosion de colère. Soldats, matelots et ouvriers descendirent dans la rue pour manifester. Le mouvement prit naissance le 3 (16) juillet dans l’arrondissement de Vyborg et commença par l’intervention du 1er régiment de mitrailleurs. La manifestation menaçait de se transformer en intervention armée contre le Gouvernement provisoire.
C’était un montent où le parti bolchevique était contre l’intervention armée, estimant que la crise révolutionnaire n’était pas encore mûre dans tout le pays. Le C.C., réuni le 3 (16) juillet à 16 heures, décida de ne pas prendre part à la manifestation. La IIe conférence bolchevique de Petrograd-ville qui se tenait au même moment, prit une décision analogue. Les délégués s’en furent dans les usines et dans les arrondissements pour tenter de stopper les manifestants. Mais il était trop tard, et tous les efforts s’avérèrent vains.
Devant cette situation et compte tenu de l’état d’esprit des masses, le Comité central de concert avec le Comité de Pétersbourg et l’Organisation militaire, tard dans la soirée du 3 (16) juillet, prit la décision de participer quand même à la manifestation, afin de lui conférer un caractère organisé et pacifique. A ce moment, Lénine n’était pas à Petrograd : un long surmenage l’avait forcé à prendre quelques jours de repos. A l’annonce des événements, il rentra à Petrograd dans la matinée du 4 (17) juillet et prit l’affaire en main. Dans la journée, au balcon de l’hôtel de la Krzesinska, Lénine prononça un discours devant les marins de Cronstadt (voir : 1er congrès des Soviets de Russie ; Discours sur la guerre ). Son intervention, qui appelait les matelots à faire preuve de sang-froid, de fermeté et de vigilance, fut décisive.
Plus de 500.000 personnes prirent part à la manifestation du 4 (17) juillet, qui se déroula finalement sous les mots d’ordre bolcheviques «Tout le pouvoir aux Soviets ! », etc. Les manifestants demandèrent au Comité exécutif central des Soviets de prendre le pouvoir. Mais les leaders s.-r. et mencheviques s’y refusèrent.
Le Gouvernement provisoire au su et en accord avec le mencheviques et s.-r., envoya contre les manifestants pacifiques les élèves-officiers et les cosaques, qui usèrent de leurs armes. Des unités militaires contre-révolutionnaires furent rappelées du front pour écraser la manifestation.
A la réunion du C.C. et du C.P. qui se tint sous la direction de Lénine dans la nuit. du 4 au 5 juillet, la décision fut prise de mettre fin à la manifestation de façon organisée. C’était là une sage mesure de repli que le parti adoptait en vue de préserver les forces essentielles de la révolution. Cette fois, les mencheviks et les s.-r. avaient pris une part directe à la répression contre-révolutionnaire. De concert avec la bourgeoisie ils attaquèrent le parti bolchevique. La Pravda, la Soldatskaïa Pravda et d’autres journaux bolcheviques furent interdits par le Gouvernement provisoire, l’imprimerie «Troud » achetée avec l’argent des ouvriers, fut mise à sac. On commença à désarmer les ouvriers, on procéda à des arrestations, à des perquisitions et à des pogroms. Les unités révolutionnaires de la garnison de Petrograd furent envoyées au front.
Après les journées de juillet, le pouvoir passa définitivement aux mains du Gouvernement provisoire contre-révolutionnaire, dont les Soviets ne furent plus que l’instrument docile. La dualité du pouvoir avait pris fin et avec elle la période pacifique de la révolution. Il incombait maintenant aux bolcheviks de préparer l’insurrection armée pour renverser le Gouvernement provisoire.))a ruiné les illusions exprimées dans ces réponses, que l’on donne d’habitude et que nous venons de citer aux questions fondamentales de toute révolution.
Il y a un ancien député à la IIe Douma d’Etat, nommé Alexinski, que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, partis dirigeants des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, ont refusé d’admettre au Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers et soldats tant qu’il ne se sera pas réhabilité((Lénine fait allusion au fait suivant : en avril 1917 G. Alexinski, calomniateur et intrigant, devenu le collaborateur du journal bourgeois Rousskaïa Volia (tous les journaux socialistes avaient refusé sa collaboration), avait offert ses services à son retour de l’étranger au Comité Exécutif du Soviet de Petrograd. A cette occasion, le Comité Exécutif avait adopté la résolution suivante : « Attendu certains détails de l’activité de G.Alexinski, le Comité Exécutif n’estime pas possible de l’admettre dans son appareil. S’il désirait se réhabiliter, le Comité Exécutif ne refuserait pas de prendre part à une enquête éventuelle ». )), c’est-à-dire tant qu’il n’aura pas fait la preuve de son honorabilité.
Qu’est-ce à dire ? Pourquoi le Comité exécutif a-t-il publiquement et formellement refusé sa confiance à Alexinski, pourquoi, exigeant qu’il se réhabilite, l’a-t-il en d’autres termes, taxé de malhonnêteté ?
Parce qu’Alexinski s’est signalé par tant de calomnies que les journalistes de Paris appartenant aux partis politiques les plus divers l’ont traité de diffamateur. Mais, loin de songer à faire la preuve de son honorabilité devant le Comité exécutif, Alexinski a préféré se cacher dans le journal de Plékhanov, l’Edinstvo, où il a commencé par signer de ses initiales, pour s’enhardir ensuite et signer de son nom.
Plusieurs bolcheviks étaient informés hier, 4 juillet, dans la journée, par des personnes de leur connaissance, qu’Alexinski venait de communiquer au comité des journalistes de Petrograd on ne savait trop quelle nouvelle infamie. Les personnes averties, considérant Alexinski et sa «besogne» avec un mépris mêlé d’écœurement, négligèrent, pour la plupart, de prêter la moindre attention à cet avertissement. Mais un membre bolchevique du Comité Exécutif Central, Djougachvili (Staline), qui en sa qualité de social-démocrate géorgien, connaît de longue date le camarade Tchkhéidzé, l’entretint en séance du C.E.C. de cette nouvelle campagne de calomnies entreprise par Alexinski.
Cette conversation eut lieu tard dans la nuit, mais Teldchéidzé déclara que le C.E.C. ne demeurerait pas indifférent à une campagne de calomnies lancées par des gens qui redoutent le jugement et l’enquête du C.E.C. Agissant en sa qualité de président du C.E.C., et au nom du membre du Gouvernement provisoire Tsérétéli, Tchkhéidzé invita aussitôt par téléphone toutes les rédactions de journaux à s’abstenir de publier les calomnies d’Alexinski. Tchkhéidzé fit savoir à Staline que la plupart des journaux s’étaient montrés disposés à se conformer à son désir, que seuls l’Edinstvo et la Retch s’étaient «abstenus de répondre» pendant un certain temps. (Nous n’avons pas vu l’Edinstvo ; quant à la Retch, elle n’a pas reproduit la calomnie.) La calomnie n’a finalement été publiée que dans une petite feuille jaune, complètement ignorée de la majeure partie du public cultivé, le Jivoïé Slovo((« Jivoïé Slovo) » [la Parole vivante], quotidien boulevardier et réactionnaire, paraissant à Petrograd depuis 1916, en 1917, il mena une violente campagne d’excitation contre les bolcheviks ; continua de paraître jusqu’à la Révolution d’Octobre.)) n° 51 (404), qui porte le nom de A. M. Oumanski comme rédacteur-éditeur.
Les calomniateurs auront à répondre devant les tribunaux. De ce côté, rien de plus simple et de plus facile.
L’ineptie de la calomnie saute aux yeux : certain aspirant officier Ermolenko, du 16e régiment de tirailleurs sibériens, aurait été « détaché » (?) « le 25 avril à l’arrière du front de la VIe armée, afin de s’y livrer à de l’agitation en faveur de la signature, la plus prompte possible, d’une paix séparée avec l’Allemagne ». Il s’agit visiblement d’un individu évadé d’Allemagne, au sujet duquel le « document » publié par le Jivoïé Slovo ajoute : « Ermolenko a accepté cette mission en cédant aux instances de ses camarades » !!
On voit d’ici la confiance que mérite un individu assez malhonnête pour accepter une « mission » de cette nature !… Le témoin est un individu malhonnête, c’est un fait.
Mais que dit ce témoin ?
Ceci : «Les officiers de l’Etat-major général allemand Schiditski et Lübers lui ont fait savoir qu’une agitation analogue est poursuivie en Russie par un agent de l’E.M.G. allemand. A. Skoropiss-Ioltoukhovski, président de la section ukrainienne de la Ligue pour la libération de l’Ukraine((Ligue pour la libération de l’Ukraine, organisation nationaliste-bourgeoise, constituée en 1914)), et par Lénine. Il a été prescrit à Lénine de s’employer de toutes ses forces à ruiner la confiance du peuple russe dans le Gouvernement provisoire. »
Ainsi, des officiers allemands cherchant à déterminer Ermolenko à une action malhonnête lui ont cyniquement menti sur Lénine qui, chacun le sait, et tout le Parti bolchevique l’a déclaré officiellement, a toujours et catégoriquement repoussé, de la façon la plus nette et la plus irrévocable, la paix séparée avec l’Allemagne !! Le mensonge des officiers allemands est tellement évident, tellement grossier, tellement absurde que quiconque sait lire ne doutera pas un instant que ce soit un mensonge. Et quiconque est au courant de la vie politique en doutera d’autant moins que l’absurdité qui consiste à établir un rapprochement entre Lénine, un certain Ioltoukhovski (?) et la Ligue pour la libération de l’Ukraine, est particulièrement criante, car Lénine, et tous les internationalistes avec lui, ont maintes fois, précisément pendant la guerre, déclaré publiquement n’avoir rien de commun avec cette « Ligue » suspecte social-patriote.
Le grossier mensonge d’un Ermolenko payé par les Allemands ou d’officiers allemands ne mériterait pas la moindre attention si le «document» n’ajoutait certains « renseignements qui viennent de nous parvenir » on ignore à qui, de qui, quand et comment ? – et d’après lesquels «les fonds destinés à cette agitation» sont régulièrement «reçus» (par qui ? le «document» n’ose pas dire tout net qu’on accuse ou soupçonne Lénine !! Le «document» ne dit pas qui «reçoit» l’argent !) «par l’intermédiaire» d’« hommes de confiance» : les «bolcheviks» Fürstenberg (Hanecki) et Kozlovski. On aurait même à ce sujet des renseignements sur des virements bancaires, et «la censure militaire a établi qu’un échange continu (!) de télégrammes d’un caractère politique et financier a lieu entre les agents allemands et les leaders bolcheviques» !!
C’est encore là un mensonge tellement grossier que son absurdité saute aux yeux. S’il y avait un seul mot de vrai là-dedans, comment se ferait-il : 1° que Hanecki soit tout récemment entré librement en Russie et qu’il en soit librement sorti ? 2° que ni Hanecki ni Kozlovski n’aient été arrêtés avant la divulgation de leurs crimes par la presse ? Peut-on, en effet, admettre que l’Etat-major général, s’il était réellement en possession de renseignements tant soit peu dignes de foi sur des virements de fonds, des télégrammes, etc., aurait laissé les Alexinski et la presse jaune ébruiter cette histoire tout en s’abstenant d’arrêter Hanecki et Kozlovski ? N’est-il pas évident que nous sommes en présence du travail maladroit de diffamateurs appartenant à la presse la plus misérable qui soit, voilà tout ?
Ajoutons que Hanecki et Kozlovski ne sont ni l’un ni l’autre des bolcheviks, mais appartiennent au Parti social-démocrate de Pologne, que Hanecki appartient au Comité central de ce parti et nous est connu depuis le congrès de Londres (1903), d’où les délégués polonais se retirèrent, etc. Que ni Hanecki ni Kozlovski n’ont remis aucun argent aux bolcheviks. Toute cette histoire n’est, du commencement à la fin, qu’un mensonge impudent.
Quelle est sa signification politique ? C’est, d’abord, que les adversaires politiques des bolcheviks ne peuvent pas se passer de mensonges et de diffamations. Telle est la bassesse, telle est la vilenie de ces adversaires.
C’est, en second lieu, qu’elle nous fournit une réponse à la question qui sert de titre à cet article.
Un rapport sur ces «documents» avait été envoyé à Kérenski dès le 16 mai. Kérenski appartient à la fois au Gouvernement provisoire et au Soviet, autrement dit : aux deux « pouvoirs ». Le temps n’a pas manqué entre le 16 mai et le 5 juillet. Un gouvernement digne de ce nom aurait dû et pu ouvrir lui-même une enquête sur ces «documentes», interroger les témoins, faire arrêter les accusés. Le pouvoir, les deux « pouvoirs», le Gouvernement provisoire et le C.E.C. pouvaient et devaient le faire.
Ils demeurent inactifs. L’Etat-major général entretient cependant certains rapports mal définis avec Alexinski, que le Comité exécutif du Soviet a refusé d’admettre en son sein parce que c’est un diffamateur ! Et, précisément au moment de la démission des cadets – c’est sans doute l’effet du hasard – l’E.M.G. tolère que ses documents officiels soient livrés à Alexinski pour être publiés !
Le pouvoir demeure inactif. Ni Kérenski, ni le Gouvernement provisoire, ni le Comité exécutif du Soviet ne songent même à faire arrêter Lénine, Hanecki et Kozlovski, s’ils sont suspects. Hier, 4 juillet, dans la nuit, Tchkhéidzé et Tsérétéli priaient les journaux de ne pas publier cette calomnie manifeste. Mais en même temps, un peu plus tard, très tard dans la nuit, Polovtsev envoyait des élèves-officiers et des cosaques saccager les locaux de la Pravda, confisquer le numéro à paraître, arrêter les rédacteurs et saisir les registres de ce journal (sous prétexte de voir si l’on n’y trouverait pas mentionnées des sommes de provenance suspecte) ; et, en même temps, une sale petite gazette jaune, de bas étage, le Jivoïé Slovo, publiait cette vile calomnie destinée à exciter les passions, à salir les bolcheviks, à créer autour d’eux une atmosphère de pogrom et à donner à Polovtsev, aux élèves-officiers et aux cosaques qui avaient saccagé la Pravda un semblant de justification.
Quiconque ne ferme pas délibérément les yeux pour ne point voir la vérité ne pourra pas rester dans l’erreur. Quand il faut agir, les deux pouvoirs demeurent inactifs. Le C.E.C., parce qu’il «se fie» aux cadets et craint de les mécontenter ; quant aux cadets, ils n’agissent pas en tant que pouvoir parce qu’ils préfèrent agir dans la coulisse.
La contre-révolution des coulisses, la voilà, bien visible : ce sont les cadets, certains milieux de l’Etat-major général (du «commandement supérieur de l’armée », comme il est dit dans la résolution de notre parti), et une presse louche à demi acquise aux Cent-Noirs. Voilà ceux qui ne demeurent pas inactifs, voilà ceux qui «collaborent » avec ensemble ; voilà le milieu où se crée l’atmosphère des pogroms, on naissent les tentatives de pogroms, d’où partent des coups de fou tirés contre les manifestants, etc., etc.
Quiconque ne ferme pas sciemment les yeux pour ne point voir la vérité ne peut pas rester plus longtemps dans l’erreur.
II n’y a pas de pouvoir, et il n’y en aura pas tant qu’il ne sera pas créé sur une base solide en passant aux mains des Soviets. La contre-révolution profite de l’absence de pouvoir en unissant les cadets à certains éléments du commandement supérieur de l’armée et à la presse inspirée par les Cent-Noirs. Telle est la triste mais indéniable réalité.
Ouvriers et soldats ! Vous devez faire preuve de sang-froid, de fermeté, de vigilance !