Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Lénine
5. Bourgeoisie libérale et opportunistes socialistes dans la questions nationale
Nous avons vu que Rosa Luxembourg considère comme l’un de ses principaux « atouts » dans sa lutte contre le programme des marxistes russes, l’argument que voici : reconnaître le droit de libre disposition équivaut à soutenir le nationalisme bourgeois des nations opprimées. D’autre part, dit Rosa Luxembourg, si l’on entend, par ce droit, uniquement la lutte contre toute violence à l’égard des nations, il est inutile d’inscrire un point spécial au programme, car les social-démocrates sont en générai contre toute violence et inégalité nationales.
Le premier argument, — ainsi que l’a indiqué expressément Kautsky il y a près de vingt ans, — lui-même entaché de nationalisme, en rejette la faute sur autrui : par crainte du nationalisme de la bourgeoisie des nation opprimées, Rosa Luxembourg se trouve en réalité faire le jeu du nationalisme cent-noir des Grands-Russes ! Le deuxième argument n’est, au fond, qu’une craintive dérobade devant cette question : la reconnaissance de l’égalité nationale comporte-t-elle ou non la reconnaissance du droit de séparation ? Si oui, c’est que Rosa Luxembourg reconnaît la justesse de principe du § 9 de notre programme. Sinon, c’est qu’elle ne reconnaît pas l’égalité en droits des nations. Dérobades et subterfuges n’y feront rien !
Mais le meilleur moyen de vérifier les arguments indiqués plus haut et autres analogues, c’est d’analyser la position des différentes classes de la société devant ce problème. Pour un marxiste, une telle vérification est obligatoire. Il faut partir du fait objectif ; il faut, à propos du point considéré, prendre les rapports entre les classes. Pour ne l’avoir pas fait, Rosa Luxembourg tombe justement dans le péché de la métaphysique, de l’abstraction, du lieu commun, de la généralité, etc. qu’elle tente en vain d’imputer à ses adversaires.
Il s’agit du programme des marxistes russes, c’est-à-dire des marxistes de toutes les nationalités de Russie. Ne conviendrait-il pas de considérer la position des classes dominantes de Russie ?
Chacun sait la position de la « bureaucratie » (nous nous excusons d’user de ce terme impropre) et des propriétaires fonciers féodaux du type de la noblesse unifiée. Négation absolue et de l’égalité en droits des nationalités et du droit de libre disposition. Le vieux mot d’ordre tiré des temps du servage : autocratie, orthodoxie, nationalisme, en n’entendant par ce dernier que le nationalisme grand-russe. Jusqu’aux Ukrainiens qu’on déclare « allogènes » ; jusqu’à leur langue maternelle que l’on poursuit !
Considérons la bourgeoisie russe, « appelée » à participer, très modestement il est vrai, mais tout de même à participer au pou voir, dans le système de législation et de gouvernement du « 3 Juin ». Que les octobristes suivent en fait les droites dans cette question, point n’est besoin de s’attarder là-dessus. Malheureusement, certains marxistes consacrent beaucoup moins d’attention à la position de la bourgeoisie grande-russe libérale, des progressistes et des cadets. Et pourtant, qui n’étudie pas cette position et ne l’a point pénétrée tombe inévitablement dans le péché d’abstraction et d’affirmation gratuite lors de la discussion du droit des nations à disposer d’elles-mêmes.
L’an dernier la polémique engagée par la Pravda avec la Retch a malgré tout contraint à certains aveux précieux ce principal organe du parti constitutionnel-démocrate, si expert en l’art d’esquiver diplomatiquement une franche réponse à des questions « désagréables ». Ce qui mit le feu aux poudres, ce fut le congrès national des étudiants d’Ukraine, tenu à Lvov au cours de l’été 1913. L’« ukrainiste » attitré ou collaborateur ukrainien de la Retch, M. Moguilianski, fit paraître un article dans lequel il accablait des pires invectives («délire», «esprit d’aventure», etc.) l’idée de la séparation de l’Ukraine, idée pour laquelle le socialiste nationaliste Dontzov rompit des lances et que le congrès approuva.
Le journal Rabotehnia Pravda((Pravda [la Vérité] — quotidien légal bolchevik qui parut à Pétersbourg à partir du 22 avril (5 mai) 1912. Ses organisateurs et dirigeants furent Lénine et Staline. En butte aux poursuites constantes du gouvernement tsariste, elle fut interdite à plusieurs reprises. Mais elle reparut sous de nouveaux titres : Rabotchaïa Pravda [la Vérité ouvrière], Prolétarskaïa Pravda [la Vérité prolétarienne], etc. En juillet 1914, à la veille de la première guerre mondiale, elle fut supprimée par le gouvernement russe, pour reparaître après le renversement du tsarisme, en mars 1917, comme organe central du parti bolchevik. Après les journées de juillet (voir note 1), fut réduite à la quasi-illégalité, paraissant sous diverses appellations. A partir du 9 novembre 1917 reparut sous son premier titre. Transférée en mars 1918 à Moscou, la Pravda devint l’organe du Comité central et du Comité de Moscou du Parti communiste (bolchevik) de l’Union soviétique.)), sans se solidariser le moins du monde avec M. Dontzov, et après avoir expressément indiqué que celui-ci est un socialiste nationaliste, que bon nombre de marxistes ukrainiens ne sont pas d’accord avec lui, a déclaré cependant que le ton de la Retch, ou plutôt la façon dont la Retch pose en principe la question manque absolument de correction, est inadmissible pour un démocrate grand-russe ou pour un homme désireux de passer pour un démocrate. Que la Retch réfute nettement MM. les Dontzov, soit ; mais il est inadmissible en principe que l’organe grand russe d’une prétendue démocratie oublie la liberté de séparation, le droit de séparation.
Quelques mois plus tard, M. Moguilianski donnait dans le n° 331 de la Retch des « éclaircissements », après avoir pris connaissance par le journal ukrainien Chliakhi, de Lvov, des objections de M. Dontzov qui, entre autres, notait que « seule la presse social-démocrate russe avait convenablement stigmatisé (flétri ?) cette incartade chauvine de la Retch », Les « éclaircissements » de M. Moguilianski ont consisté à répéter à trois reprises : « la critique des recettes de M. Dontzov » « n’a rien de -commun avec la négation du droit des nations à disposer d’elles-mêmes ».
« Il faut dire, écrivait M. Moguilianski, que « le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » n’est pas non plus un fétiche [tenez-vous bien !] qui n’admet aucune critique : les conditions de vie malsaines d’une nation peuvent engendrer des tendances malsaines dans la question de la libre disposition nationale. Déceler ces tendances, ce n’est pas encore nier le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. »
Comme vous voyez, ces phrases d’un libéral à propos de « fétiche » étaient entièrement dans l’esprit de celles de Rosa Luxembourg. Il était évident que M. Moguilianski voulait éviter de répondre directement à la question de savoir s’il reconnaissait ou non le droit de libre détermination politique, c’est-à-dire de séparation.
Et la Prolétarskaïa Pravda (n° 4, du 11 décembre 1913) posait à brûle-pourpoint cette question à M. Moguilianski comme au parti constitutionnel-démocrate.
La Retch publia alors (n° 340) une déclaration non signée, c’est-à-dire officielle, faite au nom de la rédaction et donnant réponse à cette question Cette réponse se résume en trois points :
1° Le programme du parti constitutionnel-démocrate, dans son § 11, évoque explicitement, avec précision et clarté, le «droit à la libre disposition culturelle » des nations.
2° La Prolétarskaïa Pravda, à en croire la Retch, « confond décidément » libre disposition et séparatisme, séparation de telle ou telle nation.
3° « Effectivement jamais les constitutionnels-démocrates n’ont entrepris de défendre le droit « des nations à se séparer » de l’Etat russe. » (Voir l’article : « Le national-libéralisme et le droit des nations à disposer d’ellesmêmes » dans la Prolétarskaïa Pravda n° 12. du 29 décembre 1913.)
Portons notre attention tout d’abord sur le second point de la déclaration de la Retch Comme il montre nettement aux Semkovski, Liebmann, Iourkévitch et autres opportunistes, que leurs cris et propos au sujet du prétendu « manque de clarté » ou de « précision » que présenterait le sens des mots « libre disposition » ne sont en fait, c’est-à-dire par le rapport objectif des classes et de la lutte des classes en Russie, qu’une simple répétition des discours que tient la bourgeoisie monarchiste libérale !
Lorsque la Prolétarskaïa Pravda posa à MM. les « constitutionnalistes-démocrates » éclairés de la Retch trois questions : 1) s’ils niaient que dans toute l’histoire de la démocratie internationale, à partir surtout de la seconde moitié du XIXe siècle, on entendait par libre disposition des nations précisément leur libre disposition politique, le droit de former un Etat national indépendant ? 2) s’ils niaient que la décision que l’on sait du congrès socialiste international de Londres, en 1896, avait ce même sens et 3) que Plékhanov, lorsque déjà en 1902 il écrivait sur la libre disposition, entendait par là précisément la libre disposition politique ; lorsque la Prolétarskaïa Pravda posa ces trois questions, messieurs les cadets gardèrent le silence !!
Ils n’ont pas répondu un seul mot parce qu’ils n’avaient rien à répondre Ils ont dû reconnaître implicitement que la Prolétarskaïa Pravda avait absolument raison.
Les cris des libéraux selon lesquels la notion de « libre disposition » manquerait de clarté, et les socialdémocrates la « confondraient impardonnablement » avec le séparatisme, ne recouvrent qu’une tendance à embrouiller la question, à se dérober à la reconnaissance de ce principe établi par la démocratie. Si les Semkovski, Liebmann et Iourkévitch étaient moins ignares, ils se feraient scrupule de parler devant des ouvriers dans un esprit libéral.
Mais poursuivons. La Prolétarskaïa Pravda a contraint la Retch de reconnaître que, dans le programme des constitutionnels-démocrates, les mots : libre disposition « culturelle » ont précisément le sens d’une négation de la libre disposition politique
« Effectivement, jamais les constitutionnels-démocrates n’ont entrepris de défendre le droit « des nations à se séparer de l’Etat russe » : ce n’est pas sans raison que la Prolétarskaïa Pravda recommandait ce propos de la Retch au Novoïé Vrémia et à la Zemchtchina comme un échantillon de la « loyauté » de nos cadets. Dans son numéro 13.563, le Novoïé Vrémia qui, bien entendu, ne perd pas une occasion de « manger du Juif » et de déchirer les cadets à belles dents, a cependant déclaré :
Ce qui pour les social-démocrates constitue un axiome de sagesse poli tique (c’est-à-dire la reconnaissance du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, à se séparer) commence aujourd’hui à susciter des désaccords même parmi les cadets.
En principe les cadets s’en tiennent à une position absolument identique à celle du Novoïé Vrémia, en déclarant que « jamais ils n’ont entrepris de défendre le droit des nations à se séparer de l’Etat russe ». C’est là un des principes du national-libéralisme des cadets, de leur affinité avec les Pourichkévitch, de leur dépendance politique vis-à-vis de ces derniers, au point de vue idéologique et pratique. « Messieurs les cadets ont étudié l’histoire, écrivait la Prolétarskaïa Pravda, et ils savent parfaitement à quels actes « pogromiformes » — pour employer un euphémisme — a souvent abouti dans la pratique le droit traditionnel des Pourichkévitch d’appliquer la politique de « la poigne et de la défense expresse((Allusion à l’arbitraire policier. Emprunté à la nouvelle de l’écrivain russe Gleb Ouspenski La Guérite. L’un de ses personnages, le policier par trop zélé Mymretzov, est un homme à poigne. Il conduit à tout propos des gens au poste, leur défend expressément d’aller où bon leur semble.)) ». Bien que sachant parfaitement la source et la nature féodales de l’omnipotence des Pourichkévitch, les cadets n’en restent pas moins entièrement sur le terrain des rapports et frontières constitués précisément par cette classe. Bien que sachant parfaitement tout ce qu’il y a de non européen, d’anti-européen (d’asiatique, dirions-nous, si cela ne paraissait exprimer un dédain que rien ne justifie pour les Japonais et les Chinois) dans les rapports et frontières constitués ou déterminés par cette classe, messieurs les cadets les reconnaissent comme une limite au delà de laquelle on ne saurait aller.
C’est bien ce qui s’appelle s’adapter aux Pourichkévitch, ramper devant eux, craindre d’ébranler leur situation, les protéger contre un mouvement populaire, contre la démocratie. « Cela signifie en fait — écrivait la Prolétarskaïa Pravda — s’adapter aux intérêts des féodaux et aux pires préjugés nationalistes de la nation dominante, au lieu de combattre systématiquement ces préjugés ».
En hommes qui connaissent l’histoire et prétendent au démocratisme, les cadets ne font pas même une tentative pour affirmer que le mouvement démocratique, qui caractérise de nos jours l’Europe orientale comme l’Asie, et tend à remanier l’une et l’autre sur le modèle des pays capitalistes, civilisés, — que ce mouvement donc, doit absolument laisser inchangées les frontières déterminées par une époque féodale, celle de l’omnipotence des Pourichkévitch et de l’arbitraire pour les larges couches de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.
Ce qui prouve entre autres que la question soulevée par la polémique de la Prolétarskaïa Pravda avec le Retch n’était pas simplement une question littéraire, qu’elle touchait à l’actualité politique véritable, c’est la dernière conférence du parti constitutionnel-démocrate, tenue du 23 au 25 mars 1914. Dans le compte rendu officiel que la Retch (n° 83 du 26 mars 1914) a fait de cette conférence, nous lisons :
Les questions nationales ont, elles aussi, été l’objet d’une discussion particulièrement animée. Les députés de Kiev, auxquels se rallièrent N. V. Nékrassov et A. M. Kolioubakine, déclarèrent que la question nationale était un puissant facteur qui mûrit et qu’il importe de favoriser plus résolument qu’auparavant. F. F. Kokochkine signala cependant (c’est ce même « cependant » qui correspond au « mais » « les oreilles ne poussent pas plus haut qu’on n’a la tête, pas plus haut ! » de Chtchédrine) que le programme, aussi bien que l’expérience politique antérieure exigent qu’on use avec infiniment de prudence des « formules élastiques » de « la libre disposition politique des nationalités ».
Ce raisonnement fort remarquable, formulé à la conférence des cadets, mérite la plus grande attention de la part de tous les marxistes et de tous les démocrates. (Notons, entre parenthèses, que la Kievskaïa Mysl, apparemment très bien renseignée et reproduisant sans aucun doute avec fidélité les idées de M. Kokochkine, ajoute que ce dernier a spécialement agité, bien entendu en manière d’avertissement à ses contradicteurs, la menace d’une « dislocation » de l’Etat.)
Le compte rendu officiel de la Retch est fait avec une virtuosité de diplomate, afin de soulever le voile le moins possible, afin de dissimuler au maximum. Néanmoins, dans ses grandes lignes, ce qui s’est produit à la conférence des cadets est bien clair Des délégués — bourgeois libéraux au courant de la situation en Ukraine et cadets « de gauche » auront précisément posé la question de la libre disposition politique des nations. Sinon, M Kokochkine n’aurait pas eu à rappeler qu’on « n’usât qu’avec prudence » de cette « formule ».
Dans le programme cadet, que connaissaient bien entendu les délégués à la conférence des cadets, figure justement la libre disposition non pas politique, mais « culturelle ». C’est donc que M. Kokochkine défendait le programme contre les délégués de l’Ukraine, contre les cadets de gauche ; qu’il défendait la libre disposition « culturelle » contre la libre disposition « politique ». Il est tout à fait évident qu’en s’élevant contre la libre disposition « politique », en agitant la menace d’une « dislocation de l’Etat », en qualifiant « d’élastique » (absolument dans l’esprit de Rosa Luxembourg !) la formule de la « libre disposition politique », M Kokochkine défendait le national-libéralisme grand-russe contre les éléments plus « à gauche » ou plus démocratiques du parti constitutionnel-démocrate et contre la bourgeoisie ukrainienne.
M. Kokochkine l’a emporté à la conférence des cadets, comme le montre ce petit mot traître de « cependant » dans le compte rendu de la Retch. Le national-libéralisme grand-russe a triomphé parmi les cadets Cette victoire ne contribuera-t-elle pas à éclairer l’esprit de ces unités déraisonnables, parmi les marxistes de Russie, qui, à la suite des cadets, commençaient eux aussi à craindre les « formules élastiques de la libre disposition politique des nationalités » ?
Suivons « cependant », en allant au fond des choses, le cours des idées de M. Kokochkine. Invoquant « l’expérience politique antérieure» (c’est-à-dire l’expérience de l’année 1905 évidemment, quand la bourgeoisie grande-russe trembla pour ses privilèges nationaux et communiqua son épouvante au parti cadet), agitant la menace d’une « dislocation de l’Etat », M. Kokochkine a montré qu’il comprenait parfaitement ceci : la libre disposition politique ne peut signifier que le droit de se séparer et de former un Etat national indépendant. La question se pose : comment faut il considérer ces craintes de M. Kokochkine du point de vue de la démocratie en général, et du point de vue de la lutte de classe prolétarienne en particulier ?
M Kokochkine veut nous faire croire que reconnaître le droit de séparation augmente le danger d’une « dislocation de l’Etat » I C’est là le point de vue du policier Mymrétsov, avec sa devise r « La poigne et la défense expresse». Du point de vue de la démocratie en général, c’est le contraire qui est vrai : la reconnaissance du droit de séparation diminue le danger d’une « dislocation de l’Etat ».
M Kokochkine raisonne absolument à la manière des nationalistes. A leur dernier congrès, ils ont fulminé contre les « mazépistes » ukrainiens((C’est ainsi que l’on appelait les séparatistes-nationalistes ukrainiens. L’hetman ukrainien Mazepa (1644-1709) aspirait à la séparation de l’Ukraine d’avec la Moscovie)). Le mouvement ukrainien — se sont exclamés MM Savenko et Cie — menace d’affaiblir le lien qui unit l’Ukraine à la Russie, car l’Autriche, par son ukrainophilie, renforce les attaches des Ukrainiens avec l’Autriche !! On ne comprend pas alors pourquoi la Russie ne pourrait pas tenter de « renforcer » le lien unissant les Ukrainiens à la Russie par cette même méthode dont Messieurs les Savenko font un grief à l’Autriche, c’est-à-dire par l’octroi aux Ukrainiens de la liberté d’user de leur langue maternelle, de l’autonomie, d’une Diète autonome, etc. ?
Les raisonnements des Savenko et des Kokochkine sont absolument similaires, et pareillement ridicules et ineptes du point de vue purement logique. N’est-il pas clair que plus la nationalité ukrainienne de tel ou tel pays aura de liberté, et plus solide sera le lien unissant cette nationalité au pays en question ? Il semble bien qu’on ne puisse contester cette vérité élémentaire, à moins de rompre résolument avec toutes les prémisses du démocratisme. Or, peut-il exister une liberté de la nationalité comme telle, plus grande que la liberté de séparation, la liberté de former un Etat national indépendant ?
Afin d’élucider mieux encore cette question embrouillée par les libéraux (et par ceux qui, inconsidérément, leur emboîtent le pas), nous produisons l’exemple le plus simple. Prenons la question du divorce. Rosa Luxembourg écrit dans son article que l’Etat démocratique centralisé, tout en admettant pleinement l’autonomie de certaines de ses parties, doit laisser à la compétence du Parlement central tous les principaux domaines de la législation et, entre autres, la législation du divorce. Ce souci de voir le pouvoir central de l’Etat démocratique assurer la liberté du divorce, se conçoit parfaitement. Les réactionnaires sont contre la liberté du divorce ; ils convient à n’en « user qu’avec prudence » et proclament qu’elle signifie la « dislocation de la famille ». La démocratie, elle, estime que les réactionnaires sont des hypocrites, qu’ils défendent en fait l’omnipotence de la police et de la bureaucratie, les privilèges d’un sexe et la pire oppression de la femme ; qu’en fait, la liberté du divorce ne signifie point la « dislocation » des liens de famille, mais au contraire leur renforcement sur des bases démocratiques, les seules possibles et stables dans une société civilisée.
Accuser les partisans de la liberté pour les nations de disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire de se séparer, d’encourager le séparatisme, est aussi absurde et aussi hypocrite que d’accuser les partisans de la liberté du divorce d’encourager la destruction des liens de famille. De même que dans la société bourgeoise, les défenseurs des privilèges et de la vénalité, sur lesquels repose le mariage bourgeois, s’élèvent contre la liberté du divorce, de même nier dans un Etat capitaliste la liberté pour les nations de disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire de se séparer, c’est uniquement défendre les privilèges de la nation dominante et les méthodes policières de gouvernement au détriment des méthodes démocratiques.
Il est certain que les habitudes politiciennes, engendrées par l’ensemble des rapports de la société capitaliste, provoquent parfois des bavardages fort étourdis et même simplement absurdes des parlementaires ou des publicistes sur la séparation de telle ou telle nation. Mais seuls des réactionnaires peuvent se laisser intimider (ou feindre d’être intimidés) par un semblable bavardage. Quiconque se place au point de vue de la démocratie, c’està-dire de la solution des problèmes politiques par la masse de la population, sait parfaitement que du bavardage des politiciens à la décision des masses « la distance est grande». Les masses de la population savent fort bien, par leur expérience de tous les jours, l’importance des affinités géographiques et économiques, les avantages d’un vaste marché et d’un vaste Etat, et elles ne se décideront à se séparer que lorsque l’oppression nationale et les frictions nationales rendront la vie commune absolument insupportable, entraveront les rapports économiques de toutes sortes. Dès lors, les intérêts du développement capitaliste et de la liberté de la lutte de classe seront précisément du côté de ceux qui se séparent.
Ainsi, de quelque côté que l’on aborde les raisonnements de M. Kokochkine, ils sont le comble de l’ineptie et une dérision des principes de la démocratie. Mais il y a une certaine logique dans ces raisonnements ; c’est la logique des intérêts de classe de la bourgeoisie grande-russe. Comme la majorité du parti constitutionnel-démocrate, M. Kokochkine est le laquais du sac d’écus de cette bourgeoisie. Il défend ses privilèges en général, ses privilèges d’Etat en particulier ; il les défend avec Pourichkévitch, à ses côtés ; seulement, Pourichkévitch croit bien plus en la trique du servage, alors que Kokochkine et Cie se rendent compte qu’en 1905 cette trique a été fortement endommagée, et ils comptent plutôt sur les moyens bourgeois de tromper les masses : par exemple, effrayer petits bourgeois et paysans par le spectre de la « dislocation de l’Etat », les abuser par des phrases sur une combinaison de la « liberté populaire » et des principes historiques traditionnels, etc.
La vraie signification de classe de cette hostilité des libéraux au principe de la libre disposition politique des nations, est une, et seulement une : national-libéralisme, sauvegarde des privilèges d’Etat de la bourgeoisie grande-russe. Et parmi les marxistes, les opportunistes russes qui, précisément aujourd’hui, à l’époque du système du 3 Juin, partent en guerre contre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, tous — le liquidateur Semkovski, le bundiste Liebmann, le petit bourgeois ukrainien Iourkévitch — se traînent en fait, tout bonnement, à la remorque du national-libéralisme, corrompent la classe ouvrière par des idées national-libérales.
Les intérêts de la classe ouvrière et de sa lutte contre le capitalisme exigent la solidarité complète et la plus étroite unité des ouvriers de toutes les nations ; ils exigent qu’une riposte soit infligée à la politique nationaliste de la bourgeoisie de quelque nationalité que ce soit. Aussi, ce serait pour les social-démocrates se soustraire aux tâches de la politique prolétarienne et subordonner les ouvriers à la politique bourgeoise, que de dénier aux nations opprimées le droit de disposer d’elles-mêmes, — c’est-à-dire le droit de se séparer, — aussi bien que d’appuyer toutes les revendications nationales de la bourgeoisie des nations opprimées. Il est indifférent à l’ouvrier salarié que son principal exploiteur soit la bourgeoisie grande-russe, de préférence à l’allogène, ou la polonaise de préférence à la juive, etc. L’ouvrier salarié conscient des intérêts de sa classe, est indifférent aux privilèges d’Etat des capitalistes grands-russes comme aux promesses des capitalistes polonais ou ukrainiens d’instaurer le paradis sur terre lorsqu’ils détiendront des privilèges dans l’Etat. De toute façon, le développement du capitalisme se poursuit et se poursuivra dans un Etat hétérogène unique aussi bien que dans des Etats nationaux distincts.
Dans tous les cas l’ouvrier salarié subira l’exploitation, et pour lutter contre elle avec succès, il faut que le prolétariat soit affranchi de tout nationalisme ; que les prolétaires soient, pour ainsi dire, entièrement neutres dans la lutte de la bourgeoisie des différentes nations pour la suprématie. Le moindre appui accordé par le prolétariat d’une nation quelconque aux privilèges de « sa » bourgeoisie nationale provoquera inévitablement la défiance du prolétariat de l’autre nation, affaiblira la solidarité internationale de classe des ouvriers, les désunira pour la plus grande joie de la bourgeoisie. Or, nier le droit de libre disposition ou de séparation signifie nécessairement, dans la pratique, soutenir les privilèges de la nation dominante.
Nous pouvons nous en convaincre avec plus d’évidence encore si nous prenons l’exemple concret de la séparation de la Norvège d’avec la Suède.