Ils ont oublié l’essentiel (la plate-forme municipale du parti du prolétariat)
Lénine
Paru dans la « Pravda » n° 49, 18 (5) mai 1917
L’approche des élections aux doumas d’arrondissement a fait apparaître les plateformes ronflantes des deux partis démocratiques petits-bourgeois : celui des populistes et celui des menchéviks. Ces plateformes sont tout à fait semblables à celles des partis bourgeois d’Europe, tels que le « Parti radical et radical-socialiste » français, soucieux de capter les suffrages d’une masse d’électeurs crédules et arriérés, composée de petits propriétaires, etc. Mêmes phrases grandiloquentes, mêmes promesses pompeuses, mêmes formules vagues, même silence sur l’essentiel, ou plutôt même oubli de l’essentiel, à savoir : les conditions réelles qui permettraient de réaliser ces promesses.
Ces conditions réelles sont à l’heure actuelle les suivantes :
1° la guerre impérialiste ; 2° l’existence d’un gouvernement capitaliste ; 3° l’impossibilité de prendre des mesures sérieuses tendant à améliorer la situation des ouvriers et des masses laborieuses sans porter atteinte révolutionnairement à « la sacro-sainte propriété privée capitaliste » ; 4° l’impossibilité d’appliquer le système des réformes promises par ces partis avec le vieil organisme et le vieil appareil administratif, avec une police qui ne peut que servir les capitalistes et opposer mille et un obstacles à l’application de ces réformes.
Exemple : « Réglementer les loyers pendant la durée de la guerre…», « réquisitionner les stocks [les stocks de vivres tant dans les magasins que chez les particuliers] pour les besoins de la collectivité », « organiser des boulangeries, cantines, cuisines et magasins publics », écrivent les menchéviks ; « porter à la santé et à l’hygiène publiques toute l’attention qu’elles méritent », répètent en écho les populistes (les socialistes-révolutionnaires).
Vœux excellents, bien sûr. Mais la difficulté, c’est qu’on ne peut pas les réaliser sans rompre avec la politique de soutien de la guerre impérialiste, de soutien de l’emprunt (avantageux aux capitalistes), de soutien du gouvernement des capitalistes, qui protège les bénéfices du capital ; de maintien de la police, qui empêcherait n’importe laquelle de ces réformes, l’entraverait, l’annulerait, si même le gouvernement et les capitalistes ne posaient pas d’ultimatum aux réformateurs (ce qu’ils ne manqueront pas de faire dès que les profits du capital seront en cause).
Or, toutes les plateformes de ce genre, toutes ces énumérations détaillées de réformes ambitieuses ne sont, si l’on oublie les dures et inexorables conditions de la domination du capital, que des paroles en l’air et, dans la pratique, soit des « vœux pieux » parfaitement anodins, soit tout simplement une mystification des masses par de vulgaires politiciens bourgeois.
Regardons la vérité en face. Ne la voilons pas, disons-la au peuple sans ambages. Il ne faut pas dissimuler la lutte des classes, mais au contraire en montrer les liens avec les mirifiques, les séduisants projets de réformes « radicales ».
Camarades ouvriers, citoyens de Petrograd ! Pour faire aboutir les réformes nécessaires au peuple, les réformes venues à maturité, urgentes, dont parlent les populistes et les menchéviks, il faut rompre avec le soutien de la guerre impérialiste et des emprunts, le soutien du gouvernement capitaliste et le principe de l’intangibilité des profits du capital. Il faut, pour faire aboutir ces réformes, ne pas laisser rétablir la police, que les cadets sont en train de reconstituer, mais la remplacer par une milice populaire. Voilà ce que le parti du prolétariat doit dire au peuple à l’occasion de ces élections, ce qu’il doit opposer aux partis petits-bourgeois populiste et menchévik. Voilà ce qui constitue l’essentiel de la « plateforme municipale » prolétarienne, et que ces partis s’efforcent de dissimuler.
D’abord, en tête de cette plateforme, de l’énumération des réformes, il faut inscrire trois points principaux déterminants, qui en conditionnent l’exécution :
Aucun soutien de la guerre impérialiste (ni sous la forme du soutien de l’emprunt, ni sous aucune autre).
Aucun soutien au gouvernement des capitalistes.
Ne pas laisser rétablir la police, la remplacer par une milice populaire.
Si l’on ne concentre pas l’attention sur ces questions capitales, si l’on n’explique pas qu’elles conditionnent toutes les réformes municipales, on réduit inévitablement (dans le meilleur des cas) le programme municipal à un simple vœu.
Arrêtons-nous sur le troisième point.
Dans toutes les républiques bourgeoises, même les plus démocratiques, la police est (avec l’armée permanente) l’instrument principal de l’oppression des masses, le garant d’un retour toujours possible à la monarchie. La police passe les « petites gens » à tabac dans les commissariats de New York, de Genève et de Paris, alors qu’elle est pleine de prévenance pour les capitalistes qui s’assurent son indulgence en lui versant tout simplement des pots-de-vin (Amérique, etc.), ou grâce à la « protection » et aux « démarches » de gens riches (Suisse), ou en combinant les deux systèmes (France). Coupée du peuple, constituant une caste professionnelle fermée d’hommes « dressés » à sévir contre les pauvres, d’hommes relativement bien payés et jouissant des privilèges du « pouvoir » (sans parler des « revenus licites »), la police demeure infailliblement, dans toutes les républiques démocratiques où règne la bourgeoisie, l’instrument, le rempart, le bouclier le plus sûr de cette dernière. Des réformes sérieuses, radicales, en faveur des masses laborieuses ne peuvent pas être effectuées avec son aide. C’est objectivement impossible.
La substitution d’une milice populaire à la police et à l’armée permanente est la condition du succès de toute réforme municipale au profit des travailleurs. En période révolutionnaire, cette condition est réalisable. C’est elle avant tout que doit avoir en vue la plateforme municipale, les deux autres conditions essentielles se rapportant non seulement à la question municipale, mais aussi à tout le problème de l’État.
Comment s’y prendre au juste pour mettre sur pied une milice populaire ? L’expérience le montrera. Pour que les prolétaires et les semi-prolétaires puissent y participer, il faut obliger les patrons à leur payer le salaire des heures et des journées employées à servir dans la milice. C’est faisable. La question qui se pose ensuite est celle-ci : faut-il organiser d’abord une milice ouvrière s’appuyant sur les ouvriers des grandes usines, c’est-à-dire sur les ouvriers les mieux organisés et les plus capables de s’acquitter des fonctions de miliciens, ou bien faut-il organiser dès à présent le service général et obligatoire de tous les adultes, hommes et femmes, dans la milice, à raison d’une ou deux semaines par an, etc. ? Cette question n’a pas une importance de principe. Il n’y aura aucun mal si chaque arrondissement commence de façon différente : l’expérience n’en sera que plus riche, les progrès de l’organisation de la milice s’en trouveront facilités, il sera mieux tenu compte des nécessités pratiques.
La milice populaire, c’est réellement l’éducation démocratique des masses de la population.
La milice populaire, c’est l’administration des pauvres, exercée non plus seulement par les riches, par leur police, mais par le peuple lui-même, avec prédominance des pauvres.
La milice populaire, c’est la surveillance (des fabriques, des habitations, de la répartition des produits, etc.) rendue réalisable autrement que sur le papier.
La milice populaire, c’est la répartition du pain sans « queues » et sans aucun privilège pour les riches.
La milice populaire, c’est la garantie que bon nombre de réformes sérieuses, radicales, énumérées par les populistes et les menchéviks, ne resteront pas de simples vœux.
Camarades ouvriers et ouvrières de Petrograd ! Tous aux élections pour les Doumas d’arrondissement. Défendez les intérêts du pauvre. Contre la guerre impérialiste, contre tout soutien au gouvernement capitaliste, contre le rétablissement de la police, pour son remplacement immédiat et total par une milice populaire.