La campagne des zemstvos et le plan de l’ « Iskra »
Lénine
22 décembre 1904
RÉSERVÉ AUX MEMBRES DU PARTI
Sous la signature de la rédaction de l’>Iskra vient d’être publiée (« pour les membres du Parti ») une lettre aux organisations du Parti. Jamais encore, la Russie n’a été si prés d’une constitution, déclare la rédaction qui expose en détail tout un plan de « campagne politique », tout un plan d’action pour influencer nos membres libéraux des zemstvos qui sollicitent une constitution.
Avant d’analyser ce plan de la nouvelle Iskra, au plus haut point édifiant, rappelons comment la question de l’attitude à observer à l’égard des membres libéraux des zemstvos s’est posée dans la social-démocratie russe depuis qu’a surgi un mouvement ouvrier de masse. Chacun sait que sur cette question aussi, « économistes » et révolutionnaires se sont trouvés aux prises dès l’apparition, ou presque, d’un mouvement ouvrier de masse. Les premiers allaient jusqu’à nier carrément l’existence d’une démocratie bourgeoise en Russie, jusqu’à méconnaître la tâche du prolétariat, qui est d’influer sur les couches oppositionnelles de la société ; et en même temps qu’ils restreignaient l’envergure de la lutte politique du prolétariat, ils abandonnaient, consciemment ou non, le rôle politique dirigeant aux éléments libéraux de la société, réservant aux ouvriers « la lutte économique contre le patronat et le gouvernement ». Les partisans de la social-démocratie révolutionnaire ont combattu cette orientation dans l’ancienne Iskra. Cette lutte se divise en deux périodes principales : avant et après la parution de l’organe libéral (Osvobojdénié). Dans la première période, nous dirigions surtout notre attaque contre l’étroitesse des économistes, nous les « mettions en face » de ce fait, dont ils ne s’étaient pas aperçus, qu’une démocratie bourgeoise existait en Russie, nous soulignions que la tâche du prolétariat était d’exercer une activité politique dans tous les domaines, d’exercer son influence sur toutes les couches de la société, d’être à l’avant-garde dans la lutte pour la liberté. Il est aujourd’hui d’autant plus opportun et indispensable de rappeler cette période et ses traits essentiels qu’elle est plus grossièrement dénaturée par les partisans de la nouvelle Iskra (voir Nos tâches politiques par Trotsky, publié sous la direction de l’Iskra), que ces derniers spéculent davantage sur l’ignorance où la jeunesse est aujourd’hui du passé encore récent de notre mouvement.
Avec la parution de l’Osvobojdénié s’ouvre la deuxième période de lutte de l’ancienne Iskra. L’entrée en lice des libéraux avec un organe à eux et un programme politique particulier modifia naturellement la tâche incombant au prolétariat d’influer sur la « société » : dès lors, la démocratie ouvrière ne pouvait plus se borner à « secouer » la démocratie libérale, à stimuler son esprit d’opposition ; elle devait mettre en tête la critique révolutionnaire des louvoiements qui apparaissaient nettement dans la position politique du libéralisme. Notre action sur les couches libérales revêtit la forme de rappels incessants qui signalaient l’inconséquence et l’insuffisance de la protestation politique de MM. les libéraux (il suffit d’invoquer la Zaria qui critiqua la préface de Strouvé au mémoire de Witte((Serge Witte (1849-1915), alors ministre des finances du tsar. )) et de nombreux articles de l’Iskra).
A l’époque du IIe Congrès du Parti, cette nouvelle posittion de la social-démocratie à l’égard du libéralisme s’affirmant au grand jour était déjà si nette et si bien arrêtée que personne ne se demandait plus s’il existait en Russie une démocratie bourgeoise et si le mouvement d’opposition devait trouver un appui (et quel appui) dans le prolétariat. Il ne s’agissait que de formuler l’opinion du Parti à ce sujet, et il me suffira de signaler ici que l’opinion de l’ancienne Iskra était infiniment mieux exposée dans la résolution de Plékhanov, qui soulignait le caractère antirévolutionnaire et antiprolétarien de l’Osvobojdénié libéral, que dans la résolution confuse de Starover((Alexandre Nikolaïevitch Potressov, alias Starover (1869-1934))) qui, d’une part, court (et très intempestivement) après un « accord » avec les libéraux et, d’autre part, pose pour cet accord des conditions fictives, à coup sûr, impossibles à remplir pour les libéraux.
I
Passons au plan de la nouvelle Iskra. La rédaction reconnaît que nous avons le devoir d’utiliser à fond tous les matériaux où se révèlent l’indécision et les flottements de la démocratie libérale, l’antagonisme des intérêts de la bourgeoisie libérale et du prolétariat ; de les utiliser « conformément à ce qu’exigent les principes de notre programme ». « Mais, poursuit la rédaction, mais dans le cadre de la lutte contre l’absolutisme, et précisément, dans la phase actuelle de cette lutte, notre attitude envers la bourgeoisie libérale est déterminée par la tâche qui nous incombe de l’enhardir et de l’inciter à se rallier aux revendications que formulera ( ? qu’a formulées ?) le prolétariat dirigé par la social-démocratie ». Nous avons souligné les expressions les plus singulières de cette singulière tirade. En effet, comment ne pas appeler singulière cette façon d’opposer la critique des flottements et l’analyse de l’antagonisme des intérêts, à la tâche d’enhardir et d’inciter à se rallier ? Comment pouvons-nous encourager la démocratie libérale, si ce n’est en soumettant à une analyse impitoyable et à une critique sans merci ses louvoiements en matière de démocratie ? Pour autant qu’elle a l’intention d’agir en tant que démocratie et qu’elle est contrainte d’agir en tant que démocratie, la démocratie bourgeoise (libérale) cherche nécessairement à s’appuyer sur les couches aussi larges que possible du peuple. D’où, infailliblement, la contradiction suivante : plus ces couches sont larges, et plus il s’y trouve de représentants des couches prolétariennes et semi-prolétariennes exigeant une démocratisation complète du régime politique et social, démocratisation si complète qu’elle menace d’ébranler de très importantes assises de toute domination bourgeoise (monarchie, armée permanente, bureaucratie). De par sa nature, la démocratie bourgeoise n’est pas en état de satisfaire ces revendications ; de par sa nature, elle est condamnée de ce fait à l’indécision et aux flottements. En critiquant ces flottements, les social-démocrates aiguillonnent sans cesse les libéraux, arrachent à la démocratie libérale un nombre toujours croissant de prolétaires, de semi-prolétaires et une partie des petits bourgeois qui passent à la démocratie ouvrière. Dès lors comment peut-on dire : nous devons critiquer les louvoiements de la bourgeoisie libérale, mais (mais !) notre attitude à son égard est déterminée par la tâche qui nous incombe de l’enhardir ? N’est-ce pas d’une incohérence évidente, qui atteste soit que ses auteurs marchent à reculons, c’est-à-dire reviennent aux temps où, en général, les libéraux ne s’affirmaient pas encore ouvertement, où il fallait, en général, les éveiller, les secouer, les inciter à ouvrir la bouche ; soit que ses auteurs sont enclins à penser que l’on pourrait « enhardir » les libéraux en diminuant la hardiesse des prolétaires.
Aussi monstrueuse que soit cette pensée, nous la voyons exprimée plus explicitement encore dès le passage suivant de la lettre de la rédaction : « Mais, dit celle-ci, continuant à accumuler les réserves, mais nous commettrions une erreur fatale si nous nous proposions d’obliger, dès à présent, par d’énergiques mesures d’intimidation, les zemstvos ou d’autres organes de l’opposition bourgeoise à prendre, sous l’influence de la panique, l’engagement formel de présenter nos revendications au gouvernement. Une semblable tactique compromettrait la social-démocratie car elle ferait de toute notre campagne politique un levier de la réaction » (souligné par la rédaction).
Voilà donc ce qu’il en est ! Le prolétariat révolutionnaire n’a pas encore porté un seul coup sérieux à l’autocratie tsariste à un moment où nous la voyons nettement chanceler, où il est particulièrement urgent, particulièrement utile de lui porter un coup sérieux qui peut être décisif, et il se trouve déjà des social-démocrates pour marmonner à propos de « levier de la réaction ». Ce n’est déjà plus seulement de la confusion, c’est tout bonnement de la platitude. Et la rédaction s’est laissée aller à énoncer cette platitude après s’être forgée, tout spécialement pour parler de levier de la réaction, un terrible épouvantail. Songez donc : on parle sérieusement, dans une lettre aux organisations du parti social-démocrate, d’une tactique d’intimidation à l’égard des membres des zemstvos pour leur arracher, sous l’influence de la panique, des engagements formels ! On trouverait difficilement, même parmi les dignitaires russes, même parmi nos Ougrioum-Bourtchéev((Ougrioum-Bourtchéev, type de haut dignitaire obtus et borné, décrit dans l’ouvrage de Saltykov-Chtchédrine Histoire d’une ville, Lénine appelle ainsi les représentants de la clique de Nicolas II.)), un homme d’Etat assez novice pour croire à cet épouvantail. Il est chez nous, parmi les révolutionnaires, des terroristes forcenés, des lanceurs de bombes exaltés, mais même le plus inepte des défenseurs ineptes des attentats à la bombe n’a encore, que je sache, proposé d’intimider… les membres des zemstvos, ni de semer la panique parmi… l’opposition. La rédaction ne voit-elle donc pas qu’en forgeant ces ridicules épouvantails, en débitant ces phrases banales, elle provoque inévitablement des malentendus et la perplexité ; qu’elle obscurcit la conscience et sème la confusion dans l’esprit des prolétaires en lutte ? Car ce n’est pas dans le vide que tombent ces propos sur le levier de la réaction, la tactique compromettante de l’intimidation ; ils tombent sur le terrain spécifiquement policier de la Russie, qui se prête on ne peut mieux à la croissance de l’ivraie. Effectivement, on nous parle maintenant à tous les carrefours de « levier de la réaction », mais ceux qui en parlent, ce sont les adeptes du Novoïé Vrémia((« Novoïé Vrémia » [Temps nouveaux], journal qui paraissait à Pétersbourg de 1868 à octobre 1917. Au début libéral modéré, il se transforma en 1876 en organe des milieux réactionnaires de la cour et des fonctionnaires bureaucrates. Le journal luttait contre le mouvement révolutionnaire et même le mouvement de la bourgeoisie libérale. A partir de 1905, il devint un organe d’extrême droite.)). Ceux qui nous ont effectivement rebattu les oreilles avec la tactique compromettante de l’intimidation ne sont autres que les leaders pusillanimes de l’opposition bourgeoise.
Prenez le professeur prince E. N. Troubetskoï(( Evgueny Nikolaïevitch Troubetskoï (1863-1920), alors professeur à l’université de Kiev.)). Un libéral assez « éclairé », semble-t-il, et assez « hardi », pour un homme politique russe qui vit légalement. Mais quelle platitude que ses raisonnements, dans le Pravo libéral (n° 39), sur le « péril intérieur », plus précisément, celui que présentent les partis extrémistes ! Voilà bien, en chair et en os, un spécimen de ceux qui sont réellement tout près de la panique ; voilà un exemple frappant qui vous fait voir ce qui intimide réellement les libéraux authentiques. Une chose est certaine : ce qu’ils craignent, ce n’est pas le plan qu’ont rêvé les rédacteurs de l’Iskra, d’arracher aux membres des zemstvos des engagements formels en faveur des révolutionnaires (M. Troubetskoï ne ferait que rire si on lui faisait part de ce plan) ; ils craignent les fins révolutionnaires et socialistes des partis « extrémistes » ; ils craignent les tracts de rue, ces premières hirondelles de l’initiative révolutionnaire du prolétariat qui ne s’arrêtera pas ni ne déposera les armes avant d’avoir renversé la domination de la bourgeoisie. Cette crainte n’est pas suscitée par de ridicules épouvantails, mais par le caractère véritable du mouvement ouvrier, et elle est ineffaçable du cœur de la bourgeoisie (personnalités et groupes isolés n’entrant pas, bien entendu, en ligne de compte). Et c’est pourquoi sonne si faux le raisonnement de la nouvelle Iskra sur la tactique compromettante qui consiste à intimider les membres des zemstvos et les représentants de l’opposition bourgeoise. MM. les libéraux qui s’effraient des tracts de rue, qui s’effraient de tout ce qui va au-delà d’une constitution censitaire, redouteront toujours le mot d’ordre « république démocratique », et l’appel à l’insurrection armée du peuple tout entier. Mais le prolétariat conscient écartera avec indignation l’idée même que nous puissions renoncer à ce mot d’ordre et à cet appel, que nous puissions nous laisser jamais guider dans notre activité par la panique et par les craintes de la bourgeoisie.
Prenez le Novoïé Vrémia. Les doux airs qu’il module sur le motif du levier de la réaction ! « La jeunesse et la réaction, lisons-nous dans Réflexions, n° 10285 (18 oct.) —… Ces deux mots ne s’harmonisent guère, et pourtant des actes peu réfléchis, des entraînements impulsifs, le désir de participer à tout prix et sans délai aux destinées de l’Etat, peuvent conduire la jeunesse dans cette désespérante impasse. Ces jours-ci, manifestation devant la prison de Vyborg, puis tentative de manifester, on ne sait trop pourquoi, au centre de la capitale, cette fois ; à Moscou, défilé de 200 étudiants, porteurs de drapeaux et protestant contre la guerre… On conçoit la réaction que cela provoque… Les troubles universitaires, les manifestations de la jeunesse, mais c’est tout bénéfice, c’est un atout, un atout inattendu, formidable, aux mains des réactionnaires. Précieux cadeau, en vérité, dont ils sauront tirer parti. Ce cadeau, il ne faut pas le leur faire, il ne faut pas briser des barreaux imaginaires (!!!), maintenant que les portes sont ouvertes (les portes des prisons, celles de Vyborg et les autres, sans doute ?), toutes grandes ouvertes ! ».
Ces réflexions se passent de commentaires. Il suffit de les citer pour voir à quel point c’est manquer de tact que de parler maintenant de levier de la réaction, alors qu’aucune des portes de cette prison qu’est la Russie tout entière, ne s’est encore entrouverte pour les ouvriers en lutte, que l’autocratie tsariste n’a encore fait au prolétariat aucune concession un peu tangible ; que toute l’attention et tous les efforts doivent être orientés à la préparation du véritable corps à corps, au corps à corps décisif avec l’ennemi du peuple russe. Certes, la seule pensée de ce corps à corps frappe de crainte et de panique MM. Troubetskoï et des milliers de messieurs libéraux moins « éclairés ». Mais nous serions bien sots d’agir en nous réglant sur leur panique. Nous devons agir en tenant compte de l’état de nos forces, de l’indignation et de l’effervescence populaires accrues en prévision du moment où l’attaque directe du prolétariat contre l’autocratie s’alliera à l’un de ces mouvements spontanés qui grandissent spontanément,
II
Parlant plus haut de l’épouvantail qu’a rêvé notre rédaction, nous avons omis de signaler dans son raisonnement un autre petit trait caractéristique. La rédaction s’en prend sans ménagement à la tactique compromettante qui tendrait à arracher aux membres des zemstvos « l’engagement formel de présenter nos revendications au gouvernement ». Outre les incohérences déjà relevées, l’idée même que « nos » revendications, les revendications de la démocratie ouvrière, puissent être présentées au gouvernement par la démocratie libérale est singulière. D’une part, la démocratie libérale, précisément parce qu’elle est une démocratie bourgeoise, ne sera jamais capable de s’assimiler « nos » revendications, de les défendre sincèrement, conséquemment, résolument. Si même les libéraux avaient, « volontairement », pris l’engagement formel de présenter nos revendications, ils ne l’auraient naturellement pas tenu, ils auraient trompé le prolétariat. Si, d’autre part, nous étions assez forts pour influencer sérieusement la démocratie bourgeoise en général, et MM. les membres des zemstvos en particulier, nous serions bien assez forts pour présenter nous-mêmes nos revendications au gouvernement.
Cette singulière idée de la rédaction ne résulte pas d’un lapsus ; elle découle nécessairement de l’attitude inconséquente qu’elle a adoptée dans cette question. Voyez plutôt : « Le foyer central, le fil conducteur… doit être la tâche pratique… d’influer sur l’opposition bourgeoise par une imposante action organisée » ; un « projet de déclaration ouvrière à un organe déterminé de l’opposition libérale » doit « expliquer pourquoi les ouvriers s’adressent non au gouvernement, mais à l’assemblée des représentants de cette opposition précisément ». Cette façon de poser le problème pèche par la base… Parti du prolétariat, nous devons, certes, « aller dans toutes les classes de la population » en défendant ouvertement et énergiquement devant le peuple entier notre programme et nos revendications immédiates ; nous devons chercher à affirmer ces revendications devant MM. les membres des zemstvos également, mais le foyer central, le fil conducteur doit être justement pour nous l’action à exercer non sur les membres des zemstvos, mais sur le gouvernement, la rédaction de l’Iskra a posé à rebours la question du foyer central. L’opposition bourgeoise n’est que bourgeoise et n’est qu’opposition parce qu’elle ne combat point elle-même, n’a pas de programme résolument affirmé ; qu’elle se trouve placée entre deux parties belligérantes (le gouvernement et le prolétariat révolutionnaire plus ses peu nombreux partisans parmi les intellectuels) ; qu’elle entend profiter du résultat de la lutte. Aussi plus la lutte devient chaude, plus approche le moment de la bataille décisive, et plus nous devons fixer notre attention, reporter notre action sur notre ennemi véritable, et non sur un allié notoirement conditionnel, problématique, peu sûr, équivoque. Il serait déraisonnable de méconnaître cet allié ; il serait inepte de se proposer de l’intimider et de l’effrayer ; c’est à ce point évident qu’il est même étrange d’en parler. Mais le foyer central, le fil conducteur de notre agitation doit être, je le répète, non une action exercée sur cet allié, mais la préparation de la bataille décisive contre l’ennemi. Tout en faisant des avances aux zemstvos et en leur accordant des concessions insignifiantes, le gouvernement, en fait, n’a encore absolument rien concédé au peuple ; le gouvernement peut très bien retourner à la réaction (ou plutôt, persévérer dans la voie de la réaction), comme il est arrivé en Russie des dizaines et des centaines de fois après les passagères velléités libérales de tel ou tel autocrate. C’est bien au moment où l’on pateline de la sorte avec les zemstvos, où l’on veut donner le change au peuple, l’endormir par de vains propos, qu’il faut se méfier de la queue du renard, rappeler avec insistance que l’ennemi n’est pas encore brisé, convier avec énergie à continuer et à décupler la lutte contre lui, au lieu de reporter le centre de gravité de l’« adresse » au gouvernement à l’adresse aux zemstvos. Et seuls, à l’heure actuelle, de fieffés profiteurs, traîtres à la liberté, peuvent s’évertuer à placer les zemstvos au centre de l’attention publique et populaire, et créer une atmosphère de confiance autour des zemstvos qui, à la vérité, ne méritent nullement la confiance de la vraie démocratie. Prenez le Novoïé Vrémia, vous y lirez, dans l’article déjà cité, les réflexions suivantes : « Il est clair pour chacun qu’avec la possibilité de parler hardiment et véridiquement de tous nos défauts et de toutes nos lacunes ; avec la possibilité pour chacun de déployer librement son activité, il sera bientôt remédié aux insuffisances, et la Russie pourra s’engager sans crainte dans la voie du progrès et des perfectionnements qui lui sont si nécessaires. Point n’est besoin d’imaginer l’organisation qui sera l’instrument de ce progrès : elle existe sous la forme des zemstvos auxquels il faut seulement (!!) laisser la liberté de croître ; ces derniers sont le gage d’un perfectionnement vraiment original et non pas d’emprunt. » Les propos de ce genre ne se bornent pas à « dissimuler l’aspiration vers une monarchie tempérée et une constitution censitaire » (comme le déclare la rédaction dans un autre passage de sa lettre) ; ils préparent directement le terrain pour que tout se borne à des sourires à l’adresse des zemstvos sans même aucune limitation de la monarchie !
Faire de l’action sur les zemstvos et non sur le gouvernement le foyer central, conduit naturellement à la malencontreuse idée qui était à la base de la résolution de Starover, et qui est de chercher sur-le-champ et sans retard une base « d’accords » avec les libéraux. « A l’égard des zemstvos actuels, dit dans sa lettre la rédaction, — notre tâche se ramène (!!) à leur présenter les revendications politiques du prolétariat révolutionnaire qu’ils sont tenus d’appuyer pour avoir au moins un certain droit de parler au nom du peuple et de compter sur le soutien énergique des masses ouvrières. » Belle définition des tâches d’un parti ouvrier, en vérité ! A un moment où se dessinent à nos yeux avec une parfaite netteté la possibilité et la probabilité d’une alliance des membres des zemstvos modérés et du gouvernement pour combattre le prolétariat révolutionnaire (la rédaction admet elle-même la possibilité de cette alliance), notre tâche se « ramènerait » non à décupler l’énergie de la lutte contre le gouvernement mais à élaborer les conditions casuistiques d’un accord avec les libéraux en vue d’un soutien réciproque. Si je soumets à quelqu’un des revendications qu’il doit s’engager à appuyer pour mériter mon appui, c’est bien un accord que je conclus. Or, nous demandons à tous et à chacun : où donc se sont volatilisées ces « conditions » d’accords avec les libéraux, confectionnées par Starover dans sa résolution(( Rappelons au lecteur que la résolution de Starover adoptée par le congrès (contre l’avis de Plékhanov et le mien) pose trois conditions aux accords temporaires avec les libéraux : 1. Les libéraux « déclareront nettement et sans équivoque se ranger résolument, dans leur lutte contre le gouvernement autocratique, au côté de la social-démocratie » ; 2. « Ils s’abstiendront de formuler dans leur programme des revendications contraires aux intérêts de la classe ouvrière ainsi que de la démocratie en général, ou susceptibles d’obscurcir la conscience du prolétariat »; 3. « Ils adopteront, pour mot d’ordre de lutte, le suffrage universel, égal et direct, au scrutin secret ». (Note de Lénine))) (également signée d’Axelrod et de Martov) et dont nos publications avaient déjà prédit le caractère irréalisable ? De ces conditions, la rédaction ne dit mot dans sa lettre. Elle a fait passer la résolution au congrès pour la mettre ensuite au panier. A la première tentative d’application pratique, il est apparu que, présentées à MM. les membres des zemstvos libéraux, les « conditions » de Starover n’auraient suscité chez eux qu’un rire homérique.
Poursuivons. Peut-on reconnaître qu’il soit juste en fait de principes d’assigner à un parti ouvrier la tâche de soumettre à la démocratie libérale ou aux membres des zemstvos des revendications politiques « qu’ils sont tenus d’appuyer pour avoir au moins un certain droit de parler au nom du peuple » ? Non, cette façon de poser le problème est fausse en son principe et ne peut aboutir qu’à un obscurcissement de la conscience de classe du prolétariat, à une casuistique des plus stériles. Parler au nom du peuple, c’est parler en qualité de démocrate. Tout démocrate (démocrate bourgeois y compris) a le droit de parler au nom du peuple, mais ce droit, il ne l’a que dans la mesure où il applique conséquemment, résolument et jusqu’au bout le démocratisme. Tout démocrate bourgeois a donc « au moins un certain droit de parler au nom du peuple » (car tout démocrate bourgeois défend, tant qu’il est démocrate, telle ou telle revendication démocratique) ; mais en même temps, aucun démocrate bourgeois n’a le droit de prétendre parler sur toute la ligne au nom du peuple (car aucun démocrate bourgeois n’est, de nos jours, capable de faire aboutir résolument et jusqu’au bout le démocratisme). M. Strouvé a le droit de parler au nom du peuple pour autant que l’Osvobojdénié combat l’autocratie. M. Strouvé n’a aucun droit de parler au nom du peuple lorsque l’Osvobojdénié biaise et se dérobe, se contente d’une constitution censitaire, considère l’opposition des zemstvos comme une lutte, élude tout programme démocratique net et conséquent. Les nationaux-libéraux allemands avaient le droit de parler au nom du peuple quand ils luttaient pour la liberté de déplacement. Ils n’avaient nul droit de parler au nom du peuple lorsqu’ils appuyaient la politique réactionnaire de Bismarck.
Par conséquent, assigner au parti ouvrier la tâche de présenter à MM. les bourgeois libéraux des revendications qu’ils sont tenus d’appuyer pour avoir au moins un certain droit de parler au nom du peuple, c’est imaginer une tâche absurde et inepte. Nous n’avons pas à imaginer des revendications démocratiques spéciales, autres que celles qui figurent dans notre programme. Ce programme nous oblige à appuyer tout démocrate (même bourgeois) pour autant qu’il s’inspire du démocratisme, et à dénoncer sans merci tout démocrate (même socialiste-révolutionnaire) lorsqu’il déroge au démocratisme (même s’il ne s’agit par exemple que du droit, pour le paysan, de se retirer librement de la communauté et de vendre librement sa terre). Quant à vouloir déterminer par anticipation, en quelque sorte, la mesure de la bassesse permise ; quant à vouloir établir, par anticipation, les dérogations au démocratisme que peut se permettre un démocrate, pour conserver au moins un certain droit de se dire tel, c’est un problème si intelligent que l’on se demande involontairement si notre rédaction ne s’est pas fait aider pour le confectionner par le camarade Martynov ou par le camarade Dan.
III
Après avoir formulé dans sa lettre les considérations politiques dont elle s’inspire, la rédaction passe à l’exposé détaillé de son grand dessein.
Les assemblées provinciales des zemstvos sollicitent une constitution. Dans les villes N, X, Y, le comité, auquel se joignent les ouvriers éclairés, arrête le plan d’une campagne politique « selon Axelrod ». Le principal objet de l’agitation se ramène à influencer l’opposition bourgeoise. On élit un groupe d’organisation. Celui-ci élit une commission executive. Cette dernière désigne un orateur. On s’efforce « de mettre les masses directement en contact avec les assemblées de zemstvos, de concentrer la manifestation devant l’édifice où siègent les membres du zemstvo. Une partie des manifestants pénètre dans la salle des séances pour, au moment opportun, par l’intermédiaire de l’orateur mandaté à cet effet, demander à l’assemblée ( ? au maréchal de la noblesse qui préside l’assemblée ?) l’autorisation de donner lecture d’une déclaration des ouvriers. En cas de refus, l’orateur proteste hautement contre ce refus d’une assemblée qui parle au nom du peuple, d’entendre la voix des représentants authentiques de ce même peuple ».
Tel est le nouveau plan de la nouvelle Iskra. Nous verrons tout de suite avec quelle modestie la rédaction en apprécie elle-même l’importance, mais reproduisons d’abord les éclaircissements, d’une si haute tenue doctrinale, que donne la rédaction au sujet des fonctions de la commission exécutive :
« …Il appartiendra à la commission exécutive de prendre à l’avance des mesures pour que l’apparition de plusieurs milliers d’ouvriers devant l’édifice où siègent les membres du zemstvo, et de plusieurs dizaines ou centaines d’ouvriers dans l’édifice même, n’inspire pas aux membres des zemstvos une terreur panique (!!) qui pourrait les inciter à se jeter (!) sous la déshonorante protection des policiers et des cosaques, transformant ainsi une paisible manifestation en une bagarre scandaleuse, en un massacre barbare, et en en faussant ainsi le sens… » (La rédaction semble elle-même ajouter foi à l’épouvantail qu’elle a rêvé. A ne prendre la phrase que dans son sens grammatical, littéral, les membres des zemstvos transforment, au dire de la rédaction, la manifestation en un massacre, et en altèrent le sens. Nous n’avons pas une très haute opinion des membres des zemstvos libéraux, mais la terreur panique de la rédaction touchant l’appel des libéraux du zemstvo à la police et aux cosaques nous semble pourtant tout à fait saugrenue. Quiconque a assisté, ne fût-ce qu’une fois, à une assemblée du zemstvo sait très bien que la police ne manquerait pas d’être appelée, au cas où l’« ordre serait troublé », soit par le maréchal de la noblesse qui préside, soit par le policier présent officieusement dans la pièce voisine. Mais peut-être les membres de la commission exécutive expliqueront-ils, à cette occasion, à l’agent de police, qu’il n’entre nullement dans le « plan » de la rédaction de la nouvelle Iskra de transformer une paisible manifestation en un massacre barbare ?)
…« Pour éviter semblable surprise, la commission exécutive doit informer en temps utile les membres libéraux du zemstvo… (afin qu’ils prennent « l’engagement formel » de ne pas faire appel aux cosaques ?) « de la manifestation qui se prépare et de ses fins véritables… (elle les informera, en d’autres termes, que notre fin véritable n’est nullement de nous faire sauvagement assommer, ce qui fausserait le sens du plan d’Axelrod)… Elle devra chercher en outre, à passer un accord (tenez-vous bien !) avec les représentants de l’aile gauche de l’opposition bourgeoise et à s’assurer sinon de leur appui actif, du moins de leur sympathie pour notre action politique. Elle doit naturellement négocier avec eux au nom du Parti, sur mandat de réunions et cercles ouvriers où l’on ne se bornera pas à discuter le plan d’ensemble de la campagne politique, mais où l’on rendra aussi compte de la façon dont elle se déroule, en observant, bien entendu, strictement les exigences de la clandestinité. »
Oh oui, nous voyons de nos yeux la grande idée de Starover sur un accord avec les libéraux à des conditions nettement déterminées, s’épanouir et se consolider non de jour en jour, mais d’heure en heure. Toutes ces conditions bien déterminées sont, il est vrai, « provisoirement » mises au rancart (car enfin, nous ne sommes pas des formalistes !), mais l’accord, par contre, est pratiquement, immédiatement réalisé, savoir : un accord en vue de ne point provoquer de terreur panique.
Vous aurez beau tourner et retourner la lettre de la rédaction, vous ne trouverez au fameux « accord » avec les libéraux aucune autre teneur que celle indiquée par nous : ou bien c’est un accord touchant les conditions auxquelles les libéraux ont le droit de parler au nom du peuple (et alors l’idée même d’un pareil accord compromet très sérieusement les social-démocrates qui l’émettent) ; ou bien c’est un accord en vue de ne point provoquer de terreur panique, un accord en vue d’assurer un accueil sympathique à une manifestation pacifique, — et alors ce ne sont là que balivernes dont il est difficile de parler sérieusement. L’idée inepte d’attribuer une importance cardinale à l’action sur l’opposition bourgeoise et non sur le gouvernement ne pouvait mener qu’à l’absurde. Si nous pouvons organiser une imposante manifestation ouvrière de masse dans la salle de l’assemblée des zemstvos, nous n’y manquerons naturellement pas (bien qu’au cas où nous disposerions de forces pour une manifestation de masse, il vaille beaucoup mieux les « concentrer » non « devant l’édifice » où siège le zemstvo, mais devant les locaux de la police, de la gendarmerie ou de la censure). Mais rien n’est plus comique ni plus déraisonnable que de se laisser guider à ce propos par des considérations sur la terreur panique des membres des zemstvos, de mener des pourparlers à ce sujet. Le contenu même du discours prononcé par un social-démocrate conséquent ne manquera jamais de provoquer une terreur panique chez une partie considérable, chez la majorité sans doute des membres des zemstvos russes. Les entretenir à l’avance du caractère indésirable de cette terreur panique, c’est se mettre dans la situation la plus fausse et la plus indigne. Un massacre sauvage ou sa perspective ne manqueront pas non plus de susciter une terreur panique d’une autre sorte. Il est fort peu intelligent de négocier avec les membres des zemstvos au sujet de cette terreur panique, car nul libéral, si modéré soit-il, n’ira jamais ni susciter un massacre, ni le considérer avec sympathie, mais la chose ne dépendra nullement de lui. Ce qu’il faut ici ce ne sont pas des « pourparlers », mais une préparation effective des forces ; non pas une action sur les membres des zemstvos, mais précisément une action sur le gouvernement et ses agents. Si les forces font défaut, mieux vaut ne point discourir sur de grands plans ; si l’on a des forces, il faut précisément les opposer aux cosaques et à la police, s’attacher à grouper une foule assez nombreuse à un endroit où elle puisse repousser ou du moins contenir les cosaques et la police. Et si nous sommes en mesure d’exercer en fait, et non point en paroles, une « imposante action organisée sur l’opposition bourgeoise », ce n’est point assurément par des « pourparlers » bébêtes en vue de ne point provoquer de terreur panique, mais uniquement par la force, par la force de la riposte des masses aux cosaques et à la police du tsar, par la force d’une poussée des masses susceptible de se transformer en insurrection populaire.
La rédaction de la nouvelle Iskra voit les choses d’un autre œil. Elle est si satisfaite de son plan d’accord et de pourparlers qu’elle ne saurait trop l’admirer ni trop s’en louer.
…Les manifestants actifs doivent « se pénétrer de l’idée qu’il existe une différence radicale entre une manifestation ordinaire contre la police ou le gouvernement en général, et une manifestation dont la fin immédiate est la lutte contre l’absolutisme grâce à l’influence directe du prolétariat révolutionnaire sur la tactique politique (oh ! oh !) des éléments libéraux à l’heure actuelle (souligné par la rédaction)… Pour organiser des manifestations du type habituel, largement démocratique (!!) pour ainsi dire, n’ayant pas pour fin immédiate de placer face à face, concrètement, le prolétariat révolutionnaire et la bourgeoisie libérale d’opposition, en tant que deux forces politiques indépendantes, il suffit qu’au sein des masses populaires se manifeste une vive effervescence politique »… « Notre Parti est tenu de mettre à profit cet état d’esprit des masses pour procéder (tenez-vous bien !) à une mobilisation de ces masses contre l’absolutisme, fût-elle de type inférieur, si l’on peut s’exprimer ainsi »… « Nous faisons les premiers (!) pas dans une nouvelle (!) voie d’activité politique, dans la voie de l’organisation d’une intervention méthodique des masses ouvrières (NB) dans la vie sociale, intervention dont le but immédiat est de les placer face à face avec l’opposition bourgeoise, comme force indépendante, contraire à cette dernière en vertu de ses intérêts de classe, et qui, en même temps, lui propose des conditions (lesquelles ?) pour mener résolument ensemble la lutte contre l’ennemi commun. »
Il n’est pas donné à chacun de saisir toute la profondeur de ces remarquables raisonnements. La manifestation de Rostov((La manifestation de Rostov commença par une grève économique le 2 (15) novembre 1902. Elle se transforma rapidement en manifestation politique à laquelle participèrent près de 30 000 personnes. Elle était dirigée par le Comité iskriste du Don du P.O.S.D.R. Lénine lui consacra l’article « Nouveaux événements et vieilles questions. » (Voir Œuvres, t. 6. pp. 281 – 287).)) où l’on explique devant des milliers et des milliers d’ouvriers les fins du socialisme et les revendications de la démocratie ouvrière, constituerait un « type inférieur de mobilisation », un type habituel, largement démocratique, qui ne place pas concrètement face à face le prolétariat révolutionnaire et l’opposition bourgeoise. Mais quand un orateur mandaté à cet effet par une commission exécutive élue par un groupe d’organisation formé par les membres des comités et les ouvriers actifs ; quand cet orateur après des négociations préliminaires avec les membres des zemstvos proteste bruyamment devant l’assemblée du zemstvo à laquelle il reproche de ne pas vouloir l’entendre, ce seraient alors deux forces politiques indépendantes qui s’affrontent « concrètement » et « directement » ; ce serait alors influer « directement » sur la tactique des libéraux, ce serait alors « un premier pas dans une nouvelle voie ». Un peu de pudeur, Messieurs ! Martynov lui-même, aux pires temps du Rabotchéié Diélo, ne s’abaissa sans doute jamais à de telles platitudes !
Les réunions ouvrières de masse dans les rues des villes du Midi, les dizaines d’orateurs ouvriers, les collisions déclarées avec la force réelle de l’autocratie tsariste, c’est un « type inférieur de mobilisation ». Un accord avec les zemtsy portant sur un discours pacifique de notre orateur qui s’engage à ne point provoquer la panique parmi MM. les libéraux, c’est une « voie nouvelle ». Les voilà, les nouvelles tâches tactiques, les nouvelles conceptions tactiques de la nouvelle Iskra, si solennellement annoncées à l’univers par le Balalaïkine(( Balalaïkine, personnage de l’ouvrage de M. Saltykov-Chtchédrine : Une idylle moderne. Libéral hâbleur, aventurier et menteur.)) de la rédaction. Sur un point, cependant, ce Balalaïkine a, par mégarde, laissé échapper la vérité : un abîme sépare effectivement l’ancienne et la nouvelle Iskra. L’ancienne Iskra n’avait que mépris et dérision pour des gens capables de s’extasier sur une entente entre les classes avec pompeuse mise en scène, entente dans laquelle ils découvraient une « nouvelle voie ». Il y a beau temps que nous la connaissons, cette voie nouvelle, par l’exemple des « hommes d’Etat » du socialisme, en France et en Allemagne, qui estiment, eux aussi, que l’ancienne tactique révolutionnaire est d’un « type inférieur », et qui ne sauraient trop se louer de « l’intervention méthodique et directe dans la vie sociale », sous forme d’accords touchant de paisibles et modestes allocutions d’orateurs ouvriers après négociations avec l’aile gauche de l’opposition bourgeoise.
Devant la terreur panique des membres des zemstvos libéraux, la rédaction est, de son côté, saisie d’une terreur panique telle qu’elle recommande instamment aux exécutants du « nouveau » plan qu’elle a confectionné « la plus grande prudence ». « L’extrême limite de la prudence à observer extérieurement dans l’accomplissement de cet acte — lisons-nous dans la lettre — nous semble être d’envoyer par la poste au domicile des membres du zemstvo la déclaration des ouvriers et de la répandre à un grand nombre d’exemplaires dans la salle des séances. Ceci ne pourrait gêner que ceux qui se placent au point de vue du révolutionnarisme bourgeois (sic) pour qui l’effet extérieur est tout, le processus du développement systématique de la conscience de classe et de l’initiative du prolétariat n’étant rien. »
L’envoi et la diffusion de tracts ne sont pas pour nous gêner ; mais la phraséologie creuse et enflée nous gênera toujours. Parier sérieusement, à propos de l’envoi et de la diffusion de tracts, du processus du développement systématique de la conscience de classe et de l’initiative du prolétariat, ne peut être que le fait d’une présomptueuse platitude. Cette façon d’annoncer sur les toits de nouveaux objectifs tactiques et de tout ramener à l’envoi et à la diffusion de tracts est admirable en vérité ; elle caractérise on ne peut mieux les représentants de la gent intellectuelle dans notre Parti, lesquels, après le fiasco de leurs nouveaux propos sur l’organisation, se démènent hystériquement en quête de nouveaux propos sur la tactique. Et ils parlent encore, avec la modestie qui leur est propre, de la vanité d’un effet purement extérieur ! Mais ne voyez-vous donc pas, Messieurs, que dans la meilleure des hypothèses, celle du succès complet de votre prétendu nouveau plan, vous n’obtiendriez précisément qu’un effet extérieur de l’intervention d’un ouvrier devant MM. les membres des zemstvos et qu’on ne peut parler que par plaisanterie d’une influence « imposante » réelle de cette intervention sur la « tactique des éléments libéraux » ? N’est-ce pas, au contraire, ces manifestations ouvrières de masse, qui vous semblent à vous des manifestations de « type ordinaire, largement démocratique, inférieur », qui ont exercé une réelle influence imposante sur la tactique des éléments libéraux ? Et s’il est donné une fois encore au prolétariat russe d’influer sur la tactique des libéraux, croyez bien que ce sera par une pression des masses sur le gouvernement, et non par un accord avec les membres des zemstvos.
IV
La campagne des zemstvos, ouverte avec la gracieuse autorisation de la police ; les discours doucereux de Sviatopolk-Mirski(( Sviatopolk-Mirski, ministre de l’Intérieur dans la deuxième moitié de 1904. Son ministère est marqué par un « printemps libéral » de courte durée, et qui s’est traduit par quelques concessions peu importantes faites par l’autocratie à la bourgeoisie libérale.)) et des organes officieux du gouvernement ; l’élévation du ton de la presse libérale ; l’animation qui règne dans ce que l’on appelle la société cultivée, — tout cela assigne au parti ouvrier les tâches les plus sérieuses. Mais ces tâches sont formulées de la façon la plus inexacte dans la lettre de la rédaction de l’Iskra. A l’heure actuelle, précisément, l’organisation d’une action imposante sur le gouvernement et non sur l’opposition libérale doit devenir le pivot de l’activité politique du prolétariat. Aujourd’hui, précisément, rien n’est plus intempestif que des accords entre ouvriers et membres des zemstvos en vue de manifestations pacifiques, — accords qui ne manqueraient pas de dégénérer en une recherche d’effets purement vaudevillesques, — et rien n’est plus nécessaire que le groupement des éléments avancés, révolutionnaires, du prolétariat afin de préparer la lutte décisive pour la liberté. Aujourd’hui, précisément, quand le mouvement constitutionnel, chez nous, commence à manifester avec éclat les tares inhérentes à tout libéralisme bourgeois et au libéralisme russe en particulier : excès de phraséologie, abus de mots qui jurent avec les actes, confiance purement philistine à l’égard du gouvernement et de tout héros d’une politique retorse, — c’est manquer tout particulièrement de tact de dire qu’il serait indésirable d’intimider MM. les membres des zemstvos et de semer la panique parmi eux ; de parler de levier de la réaction, etc., etc. Aujourd’hui, précisément, l’essentiel est d’affermir le prolétariat révolutionnaire dans la profonde conviction que l’actuel « mouvement d’émancipation dans la société », immanquablement et inévitablement, ne sera, lui aussi, qu’une bulle de savon, comme ceux qui l’ont précédé, à moins que n’intervienne la force des masses ouvrières, aptes et prêtes à l’insurrection.
L’effervescence politique dans les couches les plus diverses de la population — condition indispensable de la possibilité d’une insurrection et gage de succès pour cette dernière, gage d’un appui à l’initiative du prolétariat — ne cesse de s’élargir, de grandir et de s’exaspérer. Aussi serait-il fort déraisonnable que l’on s’avisât aujourd’hui une fois encore de proclamer l’assaut immédiat, d’exhorter à former sans retard des colonnes d’assaut((Lénine fait allusion aux appels aventuristes des « économistes » du Rabotchéié Diélo, au printemps 1904, à l’assaut immédiat de la « forteresse du despotisme ».)), etc. Tout le cours des événements nous est garant que le gouvernement du tsar s’empêtrera encore davantage, que la colère qui gronde contre lui se fera encore plus menaçante. Le gouvernement s’empêtrera fatalement aussi en poursuivant le jeu au constitutionnalisme avec les zemstvos. Qu’il accorde quelques concessions dérisoires ou qu’il n’en accorde aucune, le mécontentement et l’irritation s’étendront infailliblement. Le gouvernement s’empêtrera fatalement, d’autre part, dans la honteuse et criminelle aventure de Mandchourie, grosse d’une crise politique, au cas d’une défaite militaire décisive comme au cas de la prolongation d’une guerre sans espoir pour la Russie.
La classe ouvrière a pour tâche d’étendre et d’affermir son organisation, de décupler l’agitation au sein des masses en mettant à profit tout flottement du gouvernement, en propageant l’idée de l’insurrection, en démontrant sa nécessité par l’exemple de toutes ces « mesures » bâtardes et vouées à l’avance à un échec dont on fait actuellement si grand bruit. Inutile de dire que les ouvriers doivent faire écho aux requêtes des zemstvos en convoquant des réunions, en diffusant des tracts, en organisant partout où les forces sont suffisantes des manifestations pour affirmer toutes les revendications social-démocrates, sans tenir compte de la « panique » des MM. Troubetskoï, ni prêter l’oreille aux clameurs des philistins à propos de « levier de la réaction ». Et si nous nous hasardions de parler à l’avance, et encore de l’étranger, du type supérieur possible et désirable de manifestations de masses (car les autres n’ont plus désormais aucune importance), si nous soulevions la question de la concentration des forces des manifestants devant tel ou tel édifice, nous signalerions alors les édifices où sont décidées les mesures policières contre le mouvement ouvrier, nous signalerions les locaux de la direction de la police, de la gendarmerie, de la censure, les lieux de détention des « criminels » politiques. Ce n’est pas en concluant un accord sur les conditions auxquelles les membres des zemstvos pourraient parler au nom du peuple, c’est en portant un coup aux ennemis du peuple que les ouvriers doivent apporter un sérieux appui aux requêtes des zemstvos. Et l’on ne saurait guère douter que l’idée d’une manifestation de ce genre ne soit favorablement accueillie par le prolétariat. De toutes parts, les ouvriers n’entendent maintenant que phrases grandiloquentes et promesses ronflantes ; ils sont les témoins d’une extension réelle — infime sans doute, mais réelle — des libertés pour la « société » (relâchement de la tutelle exercée sur les zemstvos, retour des membres des zemstvos disgraciés, atténuation des mesures vexatoires contre la presse libérale), mais ils ne voient rien, absolument rien qui accroisse leur liberté de lutte politique. Sous la pression révolutionnaire du prolétariat, le gouvernement a autorisé les libéraux à parler de liberté ! L’arbitraire et l’humiliation que subissent les esclaves du capital apparaissent désormais plus clairement encore au prolétariat. Les ouvriers n’ont pas, à l’échelle nationale, d’organisations où ils puissent débattre dans une liberté relative (pour la Russie) les questions politiques ; les ouvriers n’ont point de locaux pour tenir leurs réunions ; les ouvriers n’ont pas de journaux à eux ; leurs camarades emprisonnés et déportés ne leur sont pas rendus. Les ouvriers voient maintenant MM. les bourgeois libéraux commencer à se partager la peau de l’ours que les ouvriers n’ont pas encore tué, mais que eux seuls ont grièvement blessé. A peine entamé le partage de la future peau, les ouvriers voient MM. les bourgeois libéraux rugir et montrer les dents à l’adresse des « partis extrémistes», à l’adresse des « ennemis intérieurs », qui sont les ennemis implacables de la domination et de la tranquillité bourgeoises. Et les ouvriers se lèveront plus hardiment encore, en masses encore plus compactes, pour achever l’ours et conquérir pour eux, de haute lutte, ce qu’on promet à MM. les bourgeois libéraux comme une aumône : la liberté de réunion, la liberté de la presse ouvrière, la liberté politique complète afin de mener largement et au grand jour la lutte pour la victoire totale du socialisme.
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La présente brochure paraît avec l’indication « Réservé aux membres du Parti », la « lettre » de la rédaction de l’Iskra ayant été publiée avec cette même indication. A la vérité, il est tout simplement ridicule de tenir « secret » un plan de cette sorte, destiné à être communiqué dans des dizaines de villes, discuté dans des centaines de cercles ouvriers, commenté dans les tracts d’agitation et dans les appels. C’est là un des exemples de ce secret bureaucratique que le camarade Galerka((Galerka, alias Mikhaïl Alexandrov (1863-1933), connu également sous le pseudonyme d’Olminski, membre de « la Volonté du peuple », puis SD (bolchévik), éditeur de Lénine, de Plékhanov)) (Sur une voie nouvelle) a déjà relevé dans la pratique de la rédaction de l’Iskra et du Conseil. On ne saurait justifier que d’un seul point de vue le refus de communiquer cette lettre au grand public, notamment aux libéraux : elle compromet vraiment trop notre Parti…
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La limitation du cercle de lecteurs de cette brochure n’a plus de raison d’être du fait que notre soi-disant rédaction du Parti a publié une réponse, paraît-il pour les membres du Parti, mais, en fait, elle ne la communique qu’aux assemblées de la minorité et non aux membres du Parti notoirement ralliés à la majorité.
Si l’Iskra décide de ne pas nous considérer comme des membres du Parti (tout en craignant de le dire ouvertement), alors il ne nous reste plus qu’à nous résigner à notre triste sort et à tirer les conclusions indispensables d’une telle décision.