La débâcle économique et la façon prolétarienne de la combattre
Lénine
La « Pravda » n° 73, 17 (4) juin 1917
Nous publions dans ce numéro une résolution adoptée par la Conférence des comités d’usine((Les Comités d’usine et de fabrique, organisations de classe prolétariennes fondées en mars 1917, tout de suite après la victoire de la révolution de Février. Ils succédèrent aux anciens conseils de syndicats de fabrique et autres organismes élus et créés sur la base des comités de grève aux moments d’essor révolutionnaire.)) sur les mesures à prendre contre la débâcle économique.
L’idée maîtresse de cette résolution est d’opposer à la phrase bourgeoise, bureaucratique et petite-bourgeoise, sur le contrôle, les conditions d’un contrôle effectif sur les capitalistes et la production. Les bourgeois mentent en faisant passer pour le « contrôle » des mesures de réglementation par l’Etat assurant aux capitalistes des bénéfices triplés, sinon décuplés. A la fois naïfs et cupides, les petits bourgeois se fient aux capitalistes et à l’Etat capitaliste, se contentant, pour le contrôle, des projets bureaucratiques les plus creux. La résolution adoptée par les ouvriers fait ressortir l’essentiel : comment faire en sorte : 1° de ne point « sauvegarder » en réalité les bénéfices des capitalistes ; 2° d’arracher les voiles du secret commercial ; 3° de donner aux ouvriers la majorité dans les organismes de contrôle ; 4° de confier l’organisation (du contrôle et de la direction) aux Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, et non aux capitalistes, étant donné qu’elle est conçue « à l’échelle de l’Etat tout entier ».
Sans cela, toutes les conversations sur le contrôle et la réglementation ne sont que mots en l’air ou même tromperie pure et simple du peuple.
Et c’est contre cette vérité, immédiatement saisie par tout ouvrier conscient et réfléchi, que se sont dressés les chefs de notre petite bourgeoisie, les populistes et les menchéviks (Izvestia, Rabotchaïa Gazéta). Les écrivains de la Novaïa Jizn qui avaient cette fois hésité à maintes reprises entre eux et nous, sont malheureusement tombés au niveau des populistes et des menchéviks.
Les camarades Avilov et Bazarov justifient à l’aide d’arguments d’apparence marxiste leur « chute » dans le bourbier de la confiance petite-bourgeoise, de l’esprit de conciliation et de la ponte des projets bureaucratiques. Voyons ces arguments.
Militants de la Pravda défendant la résolution du Bureau d’organisation (adoptée par la conférence), nous rétrograderions du marxisme au syndicalisme ! ! Rougissez, camarades Avilov et Bazarov, d’une telle inattention (ou d’une telle entorse à la vérité), digne seulement de la Retch((La « Retch » [la Parole], quotidien, organe central du parti cadet, parut à Pétersbourg à partir de février 1906 ; interdit par le Comité militaire révolutionnaire auprès du Soviet de Pétrograd le 26 octobre (8 novembre) 1917 ; parut sous d’autres titres jusqu’en août 1918. )) ou de l’Edinstvo((« Edinstvo » [l’Unité] organe du groupe de droite des menchéviks jusqu’auboutistes dirigés par Plékhanov ; paraissait à Pétrograd. Quatre numéros sortirent de mai à juin 1914 ; quotidien de mars à novembre 1917. De décembre 1917 à janvier 1918 parut sous le titre Naché Edinstvo (Notre Unité]. Soutenant le Gouvernement provisoire, partisan d’une coalition avec la bourgeoisie, d’un «pouvoir fort», l’Unité luttait contre les bolchéviks en recourant souvent aux procédés employés par la presse à scandale. Manifesta son hostilité envers la Révolution d’octobre et l’instauration du pouvoir soviétique.)) ! Nous ne préconisons pas le moins du monde le passage humoristique des chemins de fer aux mains des cheminots et des tanneries aux mains des tanneurs. Mais nous affirmons le principe du contrôle des ouvriers, contrôle appelé à se transformer en une réglementation complète de la production et de la répartition par les ouvriers, en une « organisation à l’échelle de l’Etat » de l’échange de blé contre les produits manufacturés, etc. (les coopératives urbaines et rurales devant y participer largement) ; et nous exigeons « le passage de la totalité du pouvoir d’Etat aux Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans ».
Des gens qui n’auraient pas achevé de lire notre résolution ou ne sauraient pas lire pourraient seuls y voir de bonne foi du syndicalisme.
Et seuls des pédants comprenant le marxisme comme le « comprenaient » Strouvé et tous les fonctionnaires libéraux peuvent dire : « Il est utopique de prétendre brûler l’étape du capitalisme d’Etat » ; « le type de réglementation doit lui-même garder, chez nous aussi, le caractère du capitalisme d’Etat ».
Prenez le syndicat patronal de l’industrie sucrière, ou les chemins de fer de l’Etat russe, ou les rois du pétrole, etc. Qu’est-ce donc sinon du capitalisme d’Etat ? Peut on « foncer » en brûlant l’étape de ce qui existe déjà ?
Tout est justement là : des gens qui ont fait du marxisme une sorte d’enseignement «bourgeois ossifié» se dérobent, à l’aide de raisonnements à prétention scientifique, mais en réalité assez oiseux sur la «révolution permanente» et «l’instauration» du socialisme et autres balivernes, aux tâches concrètes assignées par la vie elle-même, qui a réuni dans la pratique, en Russie, les syndicats patronaux d’industrie et la petite économie paysanne des campagnes.
Au fait ! au fait ! Un peu moins d’échappatoires, un peu plus de souci de la pratique ! Faut-il, oui ou non, laisser intacts les profits réalisés sur les fournitures de guerre, des profits de 500%, etc. ? Faut-il, oui ou non, maintenir inviolable le secret commercial ? Faut-il, oui ou non, donner aux ouvriers la possibilité d’exercer le contrôle ?
A ces questions pratiques, les camarades Avilov et Bazarov ne donnent pas de réponse ; émettant « à la manière de Strouvé »((Strouvisme, déformation libéralo-bourgeoise du marxisme, d’après le nom de P. Strouvé, principal représentant du «marxisme légal » en Russie. )) des réflexions d’une allure « pseudo-marxiste », ils s’abaissent, sans s’en rendre compte eux-mêmes, au rôle d’auxiliaires de la bourgeoisie. Le bourgeois ne demande pas mieux que de répondre aux réclamations du peuple sur les bénéfices scandaleux des fournisseurs de guerre et sur la ruine par de « savants » raisonnements sur le caractère « utopique » du socialisme.
Ces raisonnements sont d’une sottise qui confine au ridicule, car l’impossibilité objective du socialisme est liée à la petite production que – loin de songer à l’exproprier – nous ne prétendons absolument pas réglementer ou même contrôler.
La « réglementation par l’État », à propos de laquelle les menchéviks, les populistes et tous les fonctionnaires (entraînant avec eux les camarades Avilov et Bazarov) parlent afin de s’échapper par la tangente, échafaudent mille projets pour sauvegarder les profits des capitalistes, discourent d’abondance afin de maintenir inviolable le secret commercial, cette réglementation par l’Etat, nous aspirons précisément à n’en point faire une duperie. Voilà de quoi il s’agit, chers pseudo-marxistes, et ce n’est pas de l’ «instauration » du socialisme !
Il s’agit non pas d’une réglementation et d’un contrôle exercés par la classe des capitalistes sur les ouvriers, mais de l’inverse. La lutte contre la débâcle économique ne doit pas aboutir à la confiance en l’«Etat », chose digne des Louis Blanc ; elle doit aboutir à la revendication d’un Etat dirigé par les prolétaires et les semi-prolétaires. Toute autre solution n’est que phrase et tromperie.