La question nationale dans notre programme
Lénine
Publié le 15 juillet 1903 dans le n° 44 de l’Iskra
Dans le projet de programme du parti, nous avons présenté la revendication d’une république dotée d’une constitution démocratique, garantissant, entre autres, la « reconnaissance du droit à l’autodétermination pour toutes les nations dont se compose l’Etat ». Cette revendication du programme a paru à beaucoup insuffisamment claire, et dans le n° 33 de l’Iskra, parlant du Manifeste des social-démocrates arméniens, nous avons expliqué la signification de ce point de la façon suivante. La social-démocratie luttera toujours contre toute tentative d’exercer de l’extérieur, par la violence ou par quelque injustice que ce soit, une influence sur la libre expression de la volonté nationale. Mais la reconnaissance inconditionnelle de la lutte pour la liberté d’autodétermination ne nous oblige pas du tout à soutenir n’importe quelle revendication d’autodétermination nationale. La social-démocratie, en tant que parti du prolétariat, se donne pour tâche positive et principale de coopérer à la libre détermination non pas des peuples et des nations, mais du prolétariat de chaque nationalité. Nous devons toujours et inconditionnellement tendre à l’union la plus étroite du prolétariat de toutes les nationalités, et c’est seulement dans des cas particuliers, exceptionnels, que nous pouvons exposer et soutenir activement des revendications tendant à la création d’un nouvel Etat de classe ou au remplacement de l’unité politique totale de l’Etat par une union fédérale plus lâche, etc.((Il s’agit de l’article « A propos du manifeste de l’« Union des social-démocrates arméniens» paru dans le n° 33 de l’Iskra (voir V. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 6, pp. 332-336))).
Cette explication de notre programme en ce qui concerne la question nationale a provoqué une protestation énergique de la part du Parti socialiste polonais (P.S.P.). Dans un article intitulé « L’attitude de la social-démocratie russe à l’égard de la question nationale » (Przedswit, mars 1903), le P.S.P. s’émeut de cette « étonnante » explication et du caractère « nébuleux » de notre « mystérieuse » autodétermination, il nous traite de doctrinaires et nous accuse d’avoir des vues « anarchistes » selon lesquelles « l’ouvrier n’a pas à s’occuper d’autre chose que de renverser complètement le capitalisme, puisque, voyez-vous, la langue, la nationalité, la culture et autres ne sont qu’inventions bourgeoises » etc. Il convient de s’arrêter de façon très détaillée sur cette argumentation, où l’on retrouve à peu près tous les malentendus si habituels et si répandus parmi les socialistes sur la question nationale.
Pourquoi notre explication est-elle si « étonnante » ? Pourquoi y voit-on une divergence avec le sens « littéral » ? Est-ce que la reconnaissance du droit à l’autodétermination des nations exige vraiment le soutien de n’importe quelle revendication d’autodétermination émanant de n’importe quelle nation? La reconnaissance du droit pour tous les citoyens d’organiser des associations libres ne nous oblige nullement, nous, social-démocrates, à soutenir la formation de n’importe quelle association nouvelle, elle ne nous empêche nullement de nous prononcer et de faire de la propagande contre l’idée de former telle ou telle nouvelle association, si l’idée en est inopportune et déraisonnable. Nous reconnaissons même aux jésuites le droit de faire librement de la propagande, mais nous luttons (non pas, cela va de soi, par des méthodes policières) contre toute union des jésuites et des prolétaires. C’est pourquoi, quand Przedswit déclare : « si cette revendication de la libre détermination doit être comprise littéralement (et c’est bien la signification que nous lui avons attribuée jusqu’à présent), dans ce cas, elle nous satisfait » il est tout à fait évident que c’est bien le P.S.P. qui s’écarte du sens littéral du programme. L’illogique de sa conclusion du point de vue formel est incontestable.
Mais nous ne voulons pas nous limiter à la vérification formelle de notre explication. Posons franchement la question sur le fond : la social-démocratie doit-elle toujours, sans condition, revendiquer l’indépendance nationale, ou doit-elle ne le faire que dans des conditions déterminées, et dans quelles conditions précisément ? Le P.S.P. a toujours nettement répondu oui à cette question, et c’est pourquoi nous ne sommes nullement étonnés de sa tendresse à l’égard des socialistes-révolutionnaires russes((Socialistes-révolutionnaires (s.-r.), parti petit-bourgeois fondé en Russie fin 1901-début 1902 après la fusion de différents groupes et cercles populistes. Pendant la première guerre mondiale, la majorité des s.-r. adoptèrent des positions social-chauvines)), qui réclament un régime politique de type fédéral, se prononçant pour une reconnaissance totale et inconditionnelle du droit à l’autodétermination nationale (article intitulé « L’asservissement national et le socialisme révolutionnaire » dans le n° 18 de Révolutsionnaïa Rossia((Révolutsionnaia Rossia (Russie révolutionnaire), journal illégal des s.-r., publié à partir de la fin 1900 par l’« Union des socialistes- révolutionnaires» . De janvier 1902 à décembre 1905 a paru à Genève comme organe officiel du parti des s.-r. ))). Malheureusement, cela n’est rien de plus que l’une de ces phrases démocratiques bourgeoises, qui montrent pour la centième ou pour la millième fois la nature véritable du prétendu parti des soi-disant socialistes-révolutionnaires. Mordant à l’appât de ces phrases, se laissant séduire par ce battage, le P.S.P. à son tour montre par là combien, dans sa conscience théorique et dans son activité politique, sa liaison avec la lutte de classe du prolétariat est faible. C’est précisément aux intérêts de cette lutte que nous devons subordonner la revendication de la libre expression de la volonté nationale. Et c’est précisément dans cette condition que réside la différence entre notre façon de poser la question nationale et la façon d’un démocrate bourgeois. Celui-ci (ainsi que le socialiste opportuniste contemporain qui suit ses traces) s’imagine que la démocratie élimine la lutte de classe, et c’est pourquoi il pose toutes ses revendications politiques dans l’abstrait, en bloc, « inconditionnellement » , du point de vue des intérêts de « tout le peuple » ou même du point de vue d’un absolu moral éternel. Le social-démocrate dénonce impitoyablement ces illusions petites-bourgeoises, toujours et partout, qu’elles s’expriment dans une philosophie idéaliste abstraite ou dans la façon de poser inconditionnellement la revendication de l’indépendance nationale.
S’il est encore nécessaire de démontrer qu’un marxiste ne peut reconnaître la revendication de l’indépendance nationale autrement que sous condition, et précisément sous la condition indiquée plus haut, nous allons citer les paroles d’un auteur qui défendait d’un point de vue marxiste la revendication par le prolétariat polonais d’une Pologne indépendante. Dans un article intitulé « Finis Poloniae ? »((« La fin de la Pologne ?»)), Karl Kautsky écrivait en 1896 : « Dès le moment où le prolétariat polonais s’occupe de la question polonaise, il ne peut pas ne pas se prononcer pour l’indépendance de la Pologne, il ne peut pas, par conséquent, ne pas saluer chaque pas en avant qui peut être accompli dès à présent dans cette direction, dans la mesure où un tel pas est compatible en général avec les intérêts de classe du prolétariat international en lutte. »
« Cette réserve, continue Kautsky, doit être faite dans tous les cas. L’indépendance nationale n’est pas si indissolublement liée aux intérêts de classe du prolétariat en lutte qu’il faille s’efforcer de l’obtenir inconditionnellement, quelles que soient les circonstances((Souligné par nous. (Note de Lénine.))). Marx et Engels se prononçaient avec la plus grande résolution pour l’unité et la libération de l’Italie, mais cela ne les empêcha pas en 1859 de s’élever contre l’alliance de l’Italie avec Napoléon » (Neue Zeit XIV, 2, p. 520).
Vous le voyez : Kautsky repousse catégoriquement la revendication inconditionnelle de l’indépendance des nations, il exige catégoriquement que la question soit posée non seulement sur un terrain historique général, mais précisément sur un terrain de classe. Et si nous examinons comment Marx et Engels posaient la question polonaise, nous verrons que c’est précisément ainsi qu’ils la posaient dès le début. La Nouvelle Gazette Rhénane réserva beaucoup de place à la question polonaise, et elle réclama énergiquement non seulement l’indépendance de la Pologne, mais même la guerre de l’Allemagne contre la Russie pour la liberté de la Pologne. Dans le même temps, cependant, Marx s’en prenait à Ruge qui, s’affirmant pour la liberté de la Pologne au Parlement de Francfort, résolut la question polonaise à l’aide des seules phrases démocratiques bourgeoises sur cette « honteuse injustice », sans faire la moindre analyse historique. Marx n’appartenait pas au nombre de ces pédants et de ces philistins de la révolution qui craignent plus que tout la « polémique » dans les moments historiques révolutionnaires. Marx couvrait de sarcasmes impitoyables l’« humanité » du citoyen Ruge, lui montrant, d’après l’exemple de l’oppression du Sud de la France par le Nord, que toute oppression nationale n’entraîne pas toujours, du point de vue de la démocratie et du prolétariat, une aspiration légitime à l’indépendance. Marx s’appuyait sur les conditions sociales particulières à la suite desquelles « la Pologne était devenue une partie révolutionnaire de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse… Même la noblesse polonaise, qui se tenait encore en partie sur des assises féodales, se joignit avec une abnégation exemplaire à la révolution démocratique agraire. La Pologne était déjà un foyer de la démocratie européenne alors que l’Allemagne végétait encore dans l’idéologie constitutionnelle la plus plate et aux allures philosophiques les plus grandiloquentes… Tant que nous (Allemands) aidons à opprimer la Pologne, tant que nous gardons une partie de la Pologne enchaînée à l’Allemagne, nous restons nous-mêmes enchaînés à la Russie et à la politique russe, nous ne pouvons nous libérer radicalement chez nous de l’absolutisme patriarcal et féodal. La création d’une Pologne démocratique est la première condition de la création d’une Allemagne démocratique ».
Si nous avons cité ces déclarations de façon aussi détaillée, c’est parce qu’elles montrent clairement dans quelles conditions historiques s’est formée la position de la social- démocratie internationale sur la question polonaise, position qui s’est maintenue pendant presque toute la seconde moitié du XIXe siècle. Ne pas prêter attention aux conditions qui ont changé depuis lors, et défendre les vieilles solutions du marxisme, c’est être fidèle à la lettre et non à l’esprit de la doctrine, c’est répéter de mémoire les anciennes conclusions, sans savoir utiliser les méthodes de la recherche marxiste pour l’analyse d’une nouvelle situation politique. L’époque d’alors, époque des derniers mouvement révolutionnaires bourgeois, et celle d’aujourd’hui, époque de réaction acharnée, d’extrême tension de toutes les forces à la veille de la révolution prolétarienne, ces deux époques diffèrent l’une de l’autre de la façon la plus manifeste. Alors c’était la Pologne tout entière, c’est-à-dire non seulement la paysannerie, mais aussi la masse de la noblesse, qui était révolutionnaire. Les traditions de la lutte pour la libération nationale étaient alors si puissantes et si profondes qu’après avoir été vaincus dans leur pays, les meilleurs fils de la Pologne allèrent soutenir partout et en tous lieux les classes révolutionnaires ; le souvenir de Dombrowski et de Wroblewski est indissolublement lié aux plus grands mouvements révolutionnaires du XIXe siècle, à la dernière – et, nous l’espérons, à la dernière malheureuse – insurrection des ouvriers parisiens. Alors la victoire totale de la démocratie en Europe était effectivement impossible sans le rétablissement de la Pologne. Alors la Pologne était effectivement le rempart de la civilisation contre le tsarisme, le détachement avancé de la démocratie. Mais maintenant, les classes dirigeantes de Pologne, la noblesse polonaise en Allemagne et en Autriche, les gros industriels et les gros financiers en Russie agissent en qualité d’alliés des classes dirigeantes dans les pays qui oppriment la Pologne, tandis qu’à côté du prolétariat polonais, qui a repris héroïquement les grandes traditions de la vieille Pologne révolutionnaire, le prolétariat allemand et le prolétariat russe luttent pour leur propre libération. Maintenant, les représentants avancés du marxisme dans le pays voisin, tout en observant attentivement l’évolution politique de l’Europe et en sympathisant pleinement avec la lutte héroïque des Polonais, reconnaissent néanmoins franchement : « Pétersbourg est devenu à l’heure actuelle un centre révolutionnaire beaucoup plus important que Varsovie, le mouvement révolutionnaire russe a maintenant une portée internationale plus grande que le mouvement révolutionnaire polonais. » Telle est la réponse que donnait déjà Kautsky en 1896, quand il défendait la légitimité de l’introduction dans le programme des social-démocrates polonais de la revendication du rétablissement de la Pologne. Mais en 1902, Mehring, étudiant l’évolution de la question polonaise de 1848 à nos jours, arrivait à la conclusion suivante : « Si le prolétariat polonais voulait prôner la restauration d’un Etat de classe polonais, dont même les classes dominantes ne veulent pas entendre parler, il jouerait un carnaval historique : ce genre de mésaventure peut arriver aux classes possédantes (comme par exemple à la noblesse polonaise en 1791), mais la classe ouvrière ne doit pas s’abaisser jusque-là. Si cette utopie réactionnaire est ressortie dans le but d’inciter les couches de l’intelligentsia et de la petite bourgeoisie parmi lesquelles l’agitation nationale trouve encore un certain écho à rejoindre l’agitation prolétarienne, cette utopie mérite alors doublement d’être condamnée, comme manifestation de cet opportunisme indigne qui sacrifie à des succès faciles et sans importance les intérêts profonds de la classe ouvrière.
« Ces intérêts commandent catégoriquement que les ouvriers polonais, dans les trois Etats qui se partagent la Pologne, luttent au coude à coude avec leurs camarades de classe, sans aucune arrière-pensée. Le temps est passé où la révolution bourgeoise pouvait créer une Pologne libre; à l’heure actuelle la renaissance de la Pologne n’est possible que par la révolution sociale, lorsque le prolétariat contemporain aura brisé ses chaînes. »
Nous souscrivons entièrement à ces conclusions de Mehring. Remarquons seulement que cette conclusion reste d’une justesse irréprochable, même si, dans l’argumentation, nous n’allons pas aussi loin que Mehring. Il est incontestable que la situation actuelle de la question polonaise diffère de façon radicale de ce qu’elle était il y a cinquante ans. Mais cette situation actuelle ne peut pas être considérée comme éternelle. Il est incontestable que l’antagonisme de classe a rejeté maintenant très loin à l’arrière-plan les questions nationales, mais on ne peut pas affirmer catégoriquement, sans risquer de tomber dans le dogmatisme, que l’apparition provisoire au premier plan du drame politique de telle ou telle question nationale est impossible. Il est incontestable que la restauration de la Pologne avant la chute du capitalisme est extrêmement improbable, mais on ne peut pas dire qu’elle est absolument impossible, que la bourgeoisie polonaise ne peut pas, à l’occasion de certaines combinaisons, prendre parti pour l’indépendance, etc. Et la social-démocratie russe ne se lie pas du tout les mains. Elle tient compte de toutes les combinaisons possibles, et même de toutes les combinaisons pensables, quand elle inscrit dans son programme la reconnaissance du droit des nations à l’autodétermination. Ce programme n’exclut pas du tout que le prolétariat polonais adopte comme mot d’ordre une république polonaise libre et indépendante quand bien même la probabilité de sa réalisation avant l’avènement du socialisme serait tout à fait infime. Ce programme exige seulement qu’un parti réellement socialiste ne pervertisse pas la conscience prolétarienne, n’estompe pas la lutte de classe, ne flatte pas la classe ouvrière avec des phrases démocratiques bourgeoises, ne détruise pas l’unité de la lutte politique actuelle du prolétariat. Cette condition, sans laquelle il n’est pas question pour nous de reconnaître l’autodétermination, est fondamentale. C’est en vain que le P.S.P. s’efforce de présenter les choses comme si la différence entre lui et les social-démocrates russes ou allemands résidait dans le fait que ceux-ci nient le droit à l’autodétermination, le droit à la revendication d’une république libre et indépendante. Ce n’est pas cela, mais c’est l’oubli du point de vue de classe, l’obscurcissement de ce point de vue par le chauvinisme, la destruction de l’unité de la lutte politique présente, voilà ce qui ne nous permet pas de voir dans le P.S.P. un parti véritablement ouvrier social-démocrate. Voici, par exemple, comment le P.S.P. pose habituellement la question : « …nous pouvons seulement affaiblir le tsarisme en lui arrachant la Pologne, mais c’est aux camarades russes qu’il appartient de le renverser ». Ou encore : « … après le renversement de l’autocratie, nous déterminerions notre destin de manière à nous détacher de la Russie ». Voyez à quelles monstrueuses conclusions conduit cette logique monstrueuse, même du point de vue d’un programme réclamant la restauration de la Pologne. Puisque l’une des conséquences possibles (mais dont la probabilité, sous la domination de la bourgeoisie, n’est absolument pas garantie) de l’évolution démocratique est la restauration de la Pologne, par conséquent, le prolétariat polonais ne doit pas lutter en commun avec le prolétariat russe pour le renversement du tsarisme, mais « seulement » pour l’affaiblissement de celui-ci grâce à la sécession de la Pologne. Puisque le tsarisme conclut avec la bourgeoisie et les gouvernements allemands, autrichiens, etc., des alliances de plus en plus étroites, par conséquent, le prolétariat polonais doit affaiblir son alliance avec les prolétariats russe, allemand et autres, avec lesquels il lutte actuellement contre un seul et même joug. Cela ne signifie pas autre chose que le sacrifice des intérêts primordiaux du prolétariat à la conception démocratique bourgeoise de l’indépendance nationale. Le morcellement de la Russie, auquel veut aboutir le Parti socialiste polonais, à la différence de notre but qui est le renversement de l’autocratie, reste et restera une phrase creuse, tant que l’évolution économique tendra à unir plus étroitement les différentes parties d’un même ensemble politique, tant que la bourgeoisie de tous les pays s’unira de plus en plus solidement contre son ennemi commun, le prolétariat, et pour son allié commun, le tsar. Mais en revanche, le morcellement des forces du prolétariat qui souffre actuellement sous le joug de cette autocratie est la triste réalité, le résultat direct de l’erreur du P.S.P., le résultat immédiat de son engouement pour les formules démocratiques bourgeoises. Pour pouvoir fermer les yeux sur ce morcellement du prolétariat, le Parti socialiste polonais est obligé de s’abaisser jusqu’au chauvinisme et d’exposer par exemple le point de vue des social-démocrates russes de la façon suivante : « nous (les Polonais) devons attendre la révolution sociale, et jusque-là supporter patiemment le joug national ». C’est tout simplement une contrevérité. Non seulement les social-démocrates russes n’ont jamais conseillé quoi que ce soit de ce genre, mais, bien au contraire, ils luttent eux-mêmes, et ils appellent tout le prolétariat russe à lutter contre tout joug national en Russie, ils inscrivent dans leur programme non seulement la pleine égalité des langues, des nationalités, etc., mais aussi la reconnaissance du droit pour chaque nation de déterminer elle-même son destin. Si, tout en reconnaissant ce droit, nous subordonnons notre soutien des revendications d’indépendance nationale aux intérêts de la lutte du prolétariat, seul un chauvin peut expliquer notre position par la méfiance du Russe envers l’étranger, car en réalité, cette position doit nécessairement découler de la méfiance du prolétariat conscient envers la bourgeoisie. Le P.S.P. voit les choses comme si la question nationale était épuisée par l’opposition suivante : « nous » (les Polonais) et « eux » (les Allemands, les Russes, etc.). Les social-démocrates mettent au premier plan, quant à eux, l’opposition suivante : « nous », les prolétaires, et « eux », la bourgeoisie. « Nous » les prolétaires, nous avons vu des dizaines de fois comment la bourgeoisie trahit les intérêts de la liberté, de la patrie, de la langue et de la nation, quand le prolétariat révolutionnaire se dresse devant elle. Nous avons vu comment la bourgeoisie française, au moment du plus grand abaissement et du plus grand asservissement de la nation française, s’est livrée aux Prussiens, comment le gouvernement de défense nationale s’est transformé en gouvernement de trahison nationale, comment la bourgeoisie d’une nation opprimée a appelé à son aide les soldats de la nation opprimante pour écraser ses compatriotes prolétaires qui avaient eu l’audace de tendre la main vers le pouvoir. Et voilà pourquoi, sans nous laisser troubler en quoi que ce soit par les extravagances chauvines et opportunistes, nous dirons toujours aux ouvriers polonais : seule l’union la plus totale et la plus étroite avec le prolétariat russe est capable de satisfaire les exigences de la lutte en cours, de la lutte présente contre l’autocratie, seule une telle union pourra donner la garantie d’une complète libération économique et politique.
Ce que nous avons dit de la question polonaise est entièrement applicable à toute autre question nationale. L’histoire maudite de l’autocratie nous a laissé en héritage un isolement fortement marqué des classes ouvrières des différentes nationalités opprimées par cette autocratie. Cet isolement est le plus grand mal, la plus grande entrave dans la lutte contre l’autocratie, et nous ne devons pas légitimer ce mal, nous ne devons consacrer ce scandale par aucun « principe » de particularisme de parti, ou de « fédération » de parti. Il est plus simple et plus facile, bien sûr, de suivre la ligne de moindre résistance et de s’organiser chacun dans son coin selon le principe : « le reste ne me regarde pas », comme veut le faire actuellement le Bund((Bund, union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie organisée en 1897, qui groupait essentiellement les artisans juifs des régions occidentales de la Russie. )). Plus nous sommes conscients de la nécessité de l’unité, plus nous sommes fermement convaincus de l’impossibilité d’un assaut général contre l’autocratie sans une union complète, plus fortement se fait sentir la nécessité d’une organisation centralisée de lutte dans notre régime politique, moins nous sommes enclins à nous satisfaire d’une solution de la question « simple » mais purement apparente et en réalité profondément fausse. Si l’on n’a pas conscience du mal causé par le cloisonnement, si l’on n’a pas la volonté d’en finir radicalement et quoi qu’il en coûte avec ce cloisonnement dans le camp du parti prolétarien, alors point n’est besoin des feuilles de vigne de la « fédération », alors rien ne sert d’entreprendre de résoudre une question que l’une des « parties » ne veut pas résoudre au fond, alors mieux vaut laisser aux leçons de l’expérience vivante et du mouvement réel le soin de convaincre chacun de la nécessité du centralisme pour le succès de la lutte des prolétaires de toutes les nationalités opprimées par l’autocratie contre cette autocratie, et contre la bourgeoisie internationale dont l’union se fait de plus en plus étroite.