Le cartel du mensonge
Lénine
Rédigé le 13 (26) avril 1917. Paru le 14 avril 1917 dans le n° 32 de la « Pravda »
Le procédé suivant de la presse bourgeoise est toujours et dans tous les pays le plus courant et le plus « sûrement » efficace : mentez, criez, hurlez, répétez le mensonge, « il en restera toujours quelque chose ».
« Lénine, écrit la Retch, mène grand tapage au palais de la Krzesinska. » « Lénine, écrivent divers journaux, a parlé du haut d’un toit au meeting du Moderne. »
Or, tout cela est faux. Lénine n’a pas assisté au meeting du Moderne. Il n’a fait aucun tapage, s’étant borné à présenter un seul rapport devant des bolchéviks et des menchéviks((Il s’agit du rapport que Lénine fit à l’assemblée commune des délégués bolchéviks et menchéviks à la Conférence des Soviets de Russie, le 4 (17) avril 1917)) et à publier un certain nombre de courts articles dans un petit journal, la Pravda.
Ceux qui « mènent grand tapage », ce sont les capitalistes et leur presse ; ils s’efforcent de couvrir la voix de la vérité, d’empêcher qu’elle soit entendue, de tout submerger sous un flot d’injures et de vociférations, de mettre obstacle à une explication concrète.
Tel est le fond des tentatives auxquelles se livrent en ce moment les capitalistes, et aussi les pseudo-socialistes qui, tel M. Plékhanov, se sont entièrement ralliés aux capitalistes.
Dans son éditorial d’aujourd’hui la Retch, plus « gouvernementale » que jamais, vitupère de nouveau « la propagande de l’anarchie », et ce faisant elle s’enferre, comme cela est évident pour quiconque réfléchit à ce qu’il lit et entend.
« …La grande révolution a balayé toute l’ancienne organisation du pouvoir… » C’est faux. Il s’en faut encore de beaucoup. « Celui-ci ne peut être restauré que par une transformation radicale dans la psychologie du peuple (au sens large du mot) ou, pour mieux dire, par une psychologie nouvelle qui reconnaisse la nécessité d’un pouvoir et l’obligation de s’y soumettre. »
Voilà, dans toute son évidence, le mensonge flagrant, le cartel manifeste du mensonge unissant les capitalistes et MM. les Plékhanov, les Tchérévanine et autres, qui crient à l’anarchie.
Dans la science aussi bien que dans le langage usuel, il est établi, sans la moindre contestation, que l’anarchisme est la négation de l’Etat pour la période de transition du capitalisme au socialisme.
Le socialisme conduit au « dépérissement » de l’Etat, enseigne le marxisme ; et les Milioukov, les Plékhanov, les Tchérévanine et autres unis dans le mensonge, ne peuvent l’ignorer.
Les partisans de la Pravda ou Lénine nient-ils la nécessité de l’Etat à l’heure actuelle, la nécessité d’un « pouvoir organisé », l’« obligation de s’y soumettre » ?
Tout homme averti, en dehors de ce cartel de menteurs, sait parfaitement que non.
La Pravda et Lénine ont dit et répété on ne peut plus clairement que nous reconnaissons tous, sans réserve, la nécessité de l’Etat et d’un pouvoir organisé, non seulement à l’heure actuelle, mais aussi dans la phase historique ultérieure, celle de la transition du capitalisme au socialisme.
Seul le cartel du mensonge peut le nier ou ne pas le voir.
Toute la question est de savoir quel est le « pouvoir organisé » que nous proposons au peuple.
Ce que nous proposons, ce n’est pas l’ancienne organisation du pouvoir, la police, le corps des fonctionnaires, l’armée permanente, mais une organisation nouvelle, celle des Soviets de députés ouvriers, soldats, paysans, etc.
Ces Soviets existent déjà. Ils sont déjà nés de la révolution, déjà reconnus par tous, même par le gouvernement capitaliste, comme un demi-pouvoir.
Et nous avons dit on ne peut plus clairement que ces Soviets sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire.
Quoi de moins équivoque ?
Et s’ils sont la « seule » forme « possible » de gouvernement révolutionnaire, il faut procéder uniquement par voie d’explications aussi longtemps que personne n’aura recouru à la violence contre les masses.
Tous les partisans de la Pravda conviennent de « la nécessité d’un pouvoir et de l’obligation de s’y soumettre », et ils s’attachent à le démontrer au peuple.
Les Milioukov, les Plékhanov, les Tchérévanine et consorts mentent pour cacher la vérité au peuple, ils mentent pour taire l’essentiel : le caractère de classe de telle ou telle organisation du pouvoir.
Tout est là.
Le capitaliste appelle « anarchie » les Soviets des députés ouvriers, etc., car cette organisation du pouvoir, loin d’assujettir par avance et définitivement le peuple au joug des capitalistes, assure la liberté et l’ordre en même temps que la possibilité d’une transition pacifique et graduelle au socialisme.
C’est cela, et uniquement cela, qui mécontente, indigne, aigrit les capitalistes. De là ce cartel du mensonge. De là ces flots de calomnies et ces hurlements de rage.
De là, dans l’éditorial de la Retch, une agitation hypocrite, qui procède par allusions, incite à la violence, appelle à la « résistance », convie à secouer l’« indifférence », la « passivité », etc.
Si la majorité du peuple est avec vous, Messieurs, si votre alliance avec les Soviets (où nous n’avons pas la majorité en ce moment, nous l’avons dit nettement) est solide, que craignez-vous donc, Messieurs, pourquoi mentez-vous ?
Nous ne voulons qu’expliquer aux ouvriers et aux paysans pauvres les erreurs de leur tactique. Nous considérons les Soviets comme le seul pouvoir possible. Nous affirmons dans notre propagande la nécessité d’un pouvoir et l’obligation de s’y soumettre.
Que craignez-vous donc ? Pourquoi mentez-vous ?
Vous craignez précisément la vérité. Vous mentez pour faire disparaître par un climat de pogrom, par la calomnie, la violence et l’ordure, toute possibilité d’expliquer la vérité.
Certains de nos adversaires eux-mêmes le voient déjà. Lisez aujourd’hui le Diélo Naroda((« Diélo Naroda » [la Cause du Peuple], quotidien des éléments centristes du parti des socialistes-révolutionnaires ; parut à Pétrograd de mars 1917 à juillet 1918 (après la Révolution d’Octobre fut interdit à plusieurs reprises et changea de nom). A partir de juin 1917 fut l’organe du C. C. du Parti socialiste-révolutionnaire. Le journal adopta une position jusqu’auboutiste et conciliatrice, soutint le Gouvernement provisoire bourgeois. Il )), organe du parti socialiste-révolutionnaire, auquel collabore le ministre Kérenski .
Cet organe écrit à propos de Plékhanov, devenu le plus fidèle allié de la Rousskaïa Volia et de la Retch : « Nous sommes accoutumés à voir ces paroles, ces méthodes de lutte, dans les colonnes de la Rousskaïa Volia. Et il nous est pénible et douloureux, disons-le en toute conscience, de les retrouver dans des articles de socialistes… »
Voilà ce qu’écrivent nos adversaires eux-mêmes. Voilà ce qu’écrivent des démocrates en qui s’est éveillée une conscience de démocrate.
On ne saurait espérer faire rougir les Milioukov, les Plékhanov, les Tchérévanine ; mais si même un journal auquel collabore le ministre Kérenski se détourne avec un haut-le-cœur des procédés de Plékhanov, inspirés d’un chauvinisme forcené, bassement calomniateur et où percent des appels à la violence, alors nous pouvons dire :
Ceux qui recourent à de pareils procédés sont des hommes finis.