L’économie et la politique à l’époque de la dictature du prolétariat
Lénine
30 octobre 1919
A l’occasion du deuxième anniversaire du pouvoir soviétiste, je m’étais proposé d’écrire une courte brochure consacrée à l’étude du problème formulé sous ce titre. Mais dans le tourbillon du travail quotidien, je n’ai pu réussir jusqu’à présent qu’à ébaucher la première esquisse de certains chapitres. Aussi me suis-je décidé à tenter un bref exposé schématique des idées, selon moi essentielles qui existent sur la question. San doute le caractère schématique de mon exposé entraine-t-il nombre d’inconvénients et de lacunes. Mais peut-être cependant atteindrai-je pour un article concis de revue le modeste but que je me propose et qui est de fournir les éléments nécessaires à la position de la question ainsi que le canevas destiné à servir à la discussion de cette dernière par les communistes des différents pays.
I
Théoriquement, il est hors de doute que le capitalisme et le communisme sont séparés par une certaine période de transition, qui ne peut pas ne pas combiner les traits caractéristiques ou les propriétés de ces deux formes de l’économie publique. Cette période de transition ne peut pas ne pas être une période de lutte entre le capitalisme mourant et le communisme naissant ou, en d’autres termes, entre le capitalisme vaincu, mais non détruit, et le communisme, déjà né, mais encore extrêmement faible. Non seulement pour un marxiste, mais encore pour tout homme instruit, tant soit peu familiarisé avec la théorie de l’évolution, la nécessité de tout une époque historique reconnaissable à ces caractères généraux d’une période de transition, doit être évidente en elle-même. Et cependant toutes les récriminations relatives au passage au socialisme que nous entendons de la bouche des représentants contemporains de la démocratie petite-bourgeoise (et en dépit de leur étiquette soi-disant socialiste, tous les représentants de la IIe Internationale, y compris des hommes comme MacDonald et Jean Longuet, Kautsky et Friedrich Adler sont les représentants de la démocratie petite-bourgeoise) sont caractérisées par une méconnaissance totale de cette vérité évidente en elle-même.
Le propre des démocrates petits-bourgeois est d’avoir le dégoût de la lutte de classe, de rêver au moyen de parvenir à éluder cette lutte, de chercher toujours à « arranger » et à concilier, à arrondir les angles. C’est pourquoi de pareils démocrates, ou bien se refusent à reconnaître toute la période historique englobant le passage du capitalisme au communisme, ou bien se donnent pour tâche de forger des plans de conciliation de deux forces aux prises l’une avec l’autre, ou bien de prendre la direction de la lutte dans un des deux camps.
II
En Russie, la dictature du prolétariat doit nécessairement présenter quelques particularités à elles propres, par rapport aux pays avancés, par suite de l’état très arriéré et de l’esprit petit-bourgeois de notre pays. Mais on trouve à la base en Russie les mêmes forces et les mêmes formes de l’économie politique que dans n’importe quel pays capitaliste, de sorte que ces particularités ne peuvent en aucun cas concerner les points essentiels ; les formes qui sont à la base de l’économie publique sont : le capitalisme, la petite production et le communisme. Les forces fondamentales sont la bourgeoisie, la petite bourgeoisie (surtout la classe paysanne) et le prolétariat.
L’économie de la Russie, à l’époque de la dictature du prolétariat consiste dans la lutte, à ses premiers pas, du travail unifié sur la base du communisme dans le cadre unitaire d’une production géante avec la petite production et le capitalisme qui s’est conservé et qui renaît aussi sur sa base.
Le travail est unifié en Russie sur la base du communisme dans la mesure où premièrement la propriété privée sur les moyens de production est abolie et où, deuxièmement, le pouvoir de l’état prolétarien organise à l’échelle nationale la grande production sur le sol de l’Etat, et dans les entreprises de l’Etat, distribue la force ouvrière entre les diverses branches fie l’économie et les entreprises, répartit la masse des stocks de produits de consommation appartenant à l’Etat entre les travailleurs.
Nous parlons des « premiers pas » du communisme en Russie (pour employer l’expression dont se sert le programme de notre parti, adopté en mars 1919), vu que toutes ces conditions ne sont, réalisées chez nous que partiellement ou, en d’autres termes, vu que la réalisation de ces conditions n’en est chez nous qu’au stade primitif.
Instantanément, d’un seul élan révolutionnaire, on a fait ce qui, en somme, pouvait être fait d’emblée : par exemple, le premier jour de la dictature du prolétariat, le 26 octobre 1917 (8 novembre 1917), la propriété privée sur la terre a été annulée sans indemnisation des gros propriétaires, c’est-à-dire que les gros propriétaires terriens ont été expropriés. (En quelques mois ont été expropriés également sans indemnisation presque tous les gros capitalistes, propriétaires de fabriques, d’usines, de sociétés par actions, de banques, de chemins de fer, etc. L’organisation étatique de la grande production dans l’industrie et le passage au « contrôle ouvrier », à la « direction ouvrière » des fabriques, des usines, des chemins de fer. etc.. sont déjà réalisés, mais dans le domaine de l’agriculture ils ne sont encore que commencés (exploitations soviétistes, grandes exploitations agricoles organisées par l’État ouvrier sur la terre d’État). Pareillement, l’organisation des diverses formes d’association des petits agriculteurs, en tant que transition de la petite exploitation mercantile de la terre à l’exploitation communiste((Le nombre des exploitations soviétistes et des communes agricoles dans la Russie soviétiste s’élève à peu près à 3 536 et 1 961 ; le nombre des associations agricoles à 3 696. Notre direction centrale de la statistique procède actuellement à un recensement exact de toutes les exploitations soviétistes et communes : ces nouvelles données commenceront à lui parvenir en novembre 1919. (Note de Lénine).)) ne fait aussi que prendre corps. On peut en dire autant de l’organisation par l’Etat de la répartition des produits au lieu et place du commerce privé, c’est-à-dire de la préparation et du transport par l’Etat des céréales nécessaires à la ville et des produits manufacturés nécessaires à la campagne. On trouvera plus loin les données statistiques recueillies actuellement sur cette question.
La forme de l’économie rurale continue a demeurer la petite production mercantile.
Ici nous avons affaire à une base extrêmement vaste et très profondément enracinée du capitalisme. Sur cette base-là, le capitalisme se maintient et renaît, luttant avec la plus âpre énergie contre le communisme. Les formes de cette lutte sont la contrebande et la spéculation qui sont dirigées contre la préparation par l’État des stocks de céréales (et aussi des autres produits), et, d’une façon générale, contre la répartition des produits par l’État.
III
Pour illustrer ces assertions théoriques abstraites, prenons des données concrètes.
La préparation par l’État, en Russie, des céréales d’après les données du commissariat du ravitaillement, s’est chiffrée, du 1er août 1917 au 1er août 1918, par 30 millions de pouds. L’année suivante le chiffre s’est élevé à 110 millions de pouds. Pendant le premier trimestre de la campagne suivante (1919-1920) les stocks préparés atteignent, semble-t-il, environ 46 millions de pouds, au lieu de 37 millions pendant les mêmes mois (août-septembre) de 1918.
Ces chiffres attestent éloquemment la lente, mais constante amélioration de la situation, au point de vue de la victoire du communisme sur le capitalisme.
Et cette amélioration est obtenue en dépit des difficultés inconnues jusqu’à ce jour causées par la guerre civile organisée par les capitalistes russes et étrangers qui tendent toutes les forces des États les plus puissants du monde.
C’est pourquoi, malgré tous les mensonges, toutes les calomnies des bourgeois de tous les pays et de tous leurs agents directs et cachés (les « socialistes » de la IIe Internationale) il demeure indiscutable qu’au point de vue du problème économique fondamental, la victoire est assurée chez nous à la dictature du prolétariat, c’est-à-dire au communisme sur le capitalisme. Et si là bourgeoisie du monde entier est prise d’un pareil excès de rage contre le bolchevisme, organise des expéditions militaires, ourdit des complots contre le bolchevisme, c’est précisément parce qu’elle comprend à merveille l’inéluctabilité de notre victoire dans la reconstruction de l’économie publique si nous ne sommes pas écrasés par la force des armes, ce qu’elle ne réussit pas à faire.
Les données statistiques suivantes fournies par la Direction générale de la Statistique, et qui viennent seulement d’être mises au point afin d’être livrées à la publicité, relatives à la production et à la consommation des céréales, non pas dans toute la Russie soviétiste, mais seulement dans 26 de ses gouvernements, prouvent jusqu’à quel point nous avons déjà vaincu le capitalisme dans le court laps de temps que nous avons eu à notre disposition et malgré les difficultés, sans précédent dans le monde, au milieu desquelles il nous a fallu travailler.
Voici ces données :
26 gouvernements de la Russie soviétiste | Population (en millions) |
Production de céréales (sans les semences et en millions de pouds) |
Céréales fournies (millions de pouds) |
Quantité totale des céréales dont dispose la population (en millions de pouds) |
Consommation par tête (en pouds) |
|
Par le Commissariat du Ravitaillement | En contrebande | |||||
Gouvernements producteurs | ||||||
Villes | 4,4 | — | 20,9 | 20,6 | 41,5 | 9,5 |
Campagne | 28,6 | 625,4 | — | — | 481,8 | 16,9 |
Gouvernements consommateurs | ||||||
Villes | 5,9 | — | 20,0 | 20,0 | 40,0 | 6,8 |
Campagne | 13,8 | 114,0 | 12,1 | 27,8 | 151,4 | 11,0 |
Total (26 gouvernements) | 52,7 | 739,4 | 53,0 | 68,4 | 714,7 | 13,6 |
Ainsi la moitié à peu près des céréales est fournie aux villes par le commissariat du ravitaillement, et l’autre moitié par la contrebande. Une enquête exacte sur l’alimentation des ouvriers des villes en 1918 a établi précisément cette proportion. Et le pain fourni par l’État revient à l’ouvrier dix fois meilleur marché que le pain fourni par les spéculateurs. Le prix du pain établi par ces derniers est dix fois supérieur au prix fixé par l’État. Voilà ce qui ressort d’une étude approfondie des budgets ouvriers.
IV
Les données que nous venons de reproduire, si on les médite comme il convient, fournissent un tableau exact qui met en relief tous les traits essentiels de l’économie actuelle de la Russie.
Les travailleurs sont affranchis de leurs exploiteurs et de leurs oppresseurs séculaires, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.
Ce pas en avant dans la voie de la véritable liberté et de la véritable égalité qui, par son ampleur, son étendue et sa rapidité est sans précédent dans l’histoire, n’est pas pris en considération par les partisans de la bourgeoisie (y compris les démocrates petits-bourgeois) qui entendent la liberté et l’égalité dans le sens de la démocratie parlementaire bourgeoise qu’ils appellent avec grandiloquence la « démocratie » en général ou « la démocratie pure » (Kautsky). Mais les travailleurs ont en vue précisément la véritable égalité, la véritable liberté (l’affranchissement du joug des grands propriétaires fonciers et des capitalistes) ; et c’est (pourquoi ils se prononcent si fermement pour le pouvoir soviétiste.
Dans un pays agricole, ce sont les paysans qui ont gagné en premier lieu, qui ont gagné plus que quiconque et d’emblée à la dictature du prolétariat.
Le paysan souffrait de la faim en Russie, sous le régime des grands propriétaires fonciers et des capitalistes. Le paysan n’avait jamais eu encore, au cours de longs siècles de notre histoire, la possibilité de travailler pour lui-même ; il crevait de faim, fournissant des centaines de millions de pouds de céréales aux capitalistes, dans les villes et à l’étranger. Pour la première fois sous le régime de la dictature du prolétariat, le paysan peut travailler pour lui-même et se nourrir mieux que l’habitant des villes. Pour la première fois, le paysan a lait, en pratique, connaissance avec la liberté : la liberté de manger son pain, la libération de la famine. L’égalité dans la répartition de la terre atteignit, comme on sait, son degré maximum ; dans l’énorme majorité des cas, en effet, les paysans partagent la terre également entre « consommateurs ».
Le socialisme est la suppression des classes.
Pour supprimer les classes il faut d’abord renverser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. Nous avons accompli cette partie de la tâche et même ce n’est pas la partie la plus difficile. Pour supprimer les classes, il faut en deuxième lieu, faire disparaître la différence qui existe entre l’ouvrier et le paysan, faire de tous des travailleurs. On ne peut y parvenir d’emblée. C’est là, en effet une tâche incontestablement plus difficile et nécessairement de longue haleine. C’est un problème qu’il est impossible de résoudre par le renversement d’une classe, quelle qu’elle soit.
C’est un problème qui ne peut être résolu que par la reconstruction organisée de l’économie publique, par le passage de la petite exploitation mercantile, privée, morcelée, à la grande exploitation commune. Un pareil passage est de toute nécessité de fort longue haleine et on ne saurait que le retarder et lui créer des obstacles en recourant à des mesures administratives et législatives hâtives et insuffisamment réfléchies. On ne peut le précipiter qu’en apportant au paysan une aide telle qu’elle lui donne la possibilité d’améliorer, dans d’énormes proportions, toute la technique agricole, de transformer radicalement cette dernière.
Pour résoudre la deuxième partie, qui est la plus difficile du problème, le prolétariat, après avoir vaincu la bourgeoisie, doit suivre rapidement la ligne de conduite politique suivante vis-à-vis de la classe paysanne : il doit établir la séparation, la distinction entre le paysan travaillant et le paysan propriétaire, le paysan ouvrier et le paysan commerçant, le paysan laborieux et le paysan spéculateur.
C’est cette différence qui constitue toute l’essence du socialisme.
Et il n’est pas étonnant que les socialistes en paroles, qui ne sont en fait que des démocrates petits-bourgeois (les Martov et les Tchernov, les Kautsky et Cie) ne comprennent pas cette essence du socialisme.
Cette distinction est d’ailleurs très difficile, car dans la pratique, toutes les propriétés particulières à la vie du paysan, malgré leurs différences, leurs oppositions sont confondues cependant en un tout unique. Toutefois la distinction est possible et elle n’est pas seulement possible, mais elle découle inéluctablement des conditions de l’économie rurale et de la vie paysanne. Le paysan travailleur a été pendant des siècles opprimé par les grands propriétaires fonciers, les capitalistes, les trafiquants, les spéculateurs et leurs États, y compris les républiques bourgeoises les plus démocratiques. Le paysan travailleur a appris en lui-même, au cours des siècles, à haïr et à combattre ces oppresseurs et ces exploiteurs, et cette « éducation » que lui a donné la vie l’oblige à rechercher l’alliance avec l’ouvrier contre le capitaliste, contre le spéculateur, contre le trafiquant.
Mais en même temps, les conditions économiques de l’économie mercantile font infailliblement du paysan (pas toujours, mais dans l’immense majorité des cas) un trafiquant et un spéculateur.
Les données statistiques reproduites pair nous plus haut montrent nettement la différence qui existe entre le paysan travailleur et le paysan spéculateur.
Ce paysan qui en 1918-1919 a donné aux ouvriers affamés des villes 40 millions de pouds de céréales, aux prix fixé par l’État, par l’entremise des organes de l’État, malgré toutes les lacunes que présentaient ces organes, lacunes dont se rend parfaitement compte le gouvernement ouvrier, mais qui ne peuvent pas être évitées pendant la première phase du passage au socialisme — ce paysan-là c’est le paysan travailleur, le camarade égal en droit de l’ouvrier socialiste, le meilleur allié de ce dernier, son vrai frère dans la lutte contre le joug du capital. Et le paysan qui a vendu en contrebande 40 millions de pouds de céréales à un prix dix fois plus élevé que celui fixé par l’État, tirant parti du besoin et de la famine avec lesquels l’ouvrier des villes se trouvait aux prises, frustrant l’État, augmentant et engendrant partout le mensonge, le vol, les filouteries, ces paysan-là est le spéculateur, l’allié du capitaliste, l’ennemi de classe de l’ouvrier, l’exploiteur. Il possède, en effet, un surplus de céréales qu’il a récolté de la terre commune à l’aide d’instruments dont la fabrication a exigé le travail, non seulement du paysan, mais encore de l’ouvrier et il ressort donc, clairement que posséder un surplus de céréales et en tirer parti pour se livrer à la spéculation c’est se faire l’exploiteur de l’ouvrier affamé.
— Vous voulez la liberté, l’égalité, la démocratie, nous crie-t-on de tous les côtés et vous faites ressortir l’inégalité entre l’ouvrier et le paysan consacrée par votre Constitution, la dispersion de la Constituante, la réquisition par la violence des surplus des céréales, etc.
Nous répondrons : Il n’y a pas eu au monde d’État qui ait fait autant pour abolir l’inégalité de fait, l’absence réelle de liberté dont le paysan travailleur a souffert pendant des siècles.
Mais nous n’admettrons jamais l’égalité pour le paysan spéculateur, de même que nous n’admettons pas l’ « égalité » de l’exploiteur et de l’exploité, de celui qui est rassasié et de celui qui a faim, ou la « liberté » pour le premier de piller le second. Et nous nous comporterons avec les gens érudits qui ne veulent pas comprendre cette différence comme avec des gardes-blancs, même si ces gens se qualifient démocrates, socialistes, internationalistes (Kautsky, Tchernov, Martov).
V
Le socialisme est l’abolition des classes. La dictature du prolétariat a fait pour arriver à cette abolition tout ce qu’elle a pu.
Mais il est impossible d’abolir les classes d’emblée.
Et ces classes se sont conservées et se conserveront pendant l’époque de la dictature prolétarienne, la dictature ne sera plus utile quand les classes disparaîtront. Elles ne disparaîtront pas sans la dictature du prolétariat.
Les classes se sont conservées : mais chacune d’elles a changé d’aspect pendant l’époque de la dictature du prolétariat, les relations mutuelles des classes entre elles se sont également modifiées. La lutte de classe ne disparaît pas avec la dictature du prolétariat ; elle ne fait que prendre de nouvelles formes.
Le prolétariat était, sous le capitalisme, la classe opprimée, la classe privée de toute propriété de moyens de production, la classe qui seule était immédiatement et entièrement l’antithèse de la bourgeoisie et c’est pourquoi, seule aussi, elle fut capable d’être révolutionnaire jusqu’au bout.
Le prolétariat est devenu, après avoir renversé la bourgeoisie et conquis le pouvoir politique, la classe dominante ; il détient le pouvoir de l’État ; il dispose des moyens de production déjà socialisés ; il dirige les éléments et les classes hésitantes et intermédiaires ; il écrase l’énergie de résistance recrudescente des exploiteurs. Ce sont là des problèmes particuliers de la lutte de classe que le prolétariat ne se posait pas et ne pouvait pas se poser antérieurement.
La classe des exploiteurs, des gros propriétaires fonciers et des capitalistes n’a pas disparu et elle ne peut pas disparaître d’emblée avec la dictature du prolétariat. Les exploiteurs sont vaincus, mais non anéantis. Il leur est resté une base internationale, de capital international dont ils sont une succursale. Il leur est resté en partie quelques moyens de production ; il leur est resté de l’argent ; il leur est resté de considérables attaches sociales. Leur énergie de résistance s’est accrue, précisément eu raison de leur défaite, cent et mille fois.
Leur « habileté » dans le domaine de l’administration de l’État, de l’armée, de l’économie politique leur donne un avantage fort considérable en sorte que leur importance est incomparablement plus grande que la place qu’ils occupent dans l’ensemble de la population. La lutte de classe menée par les exploiteurs renversés contre l’avant-garde victorieuse des exploités, c’est-à-dire contre le prolétariat est devenue infiniment plus acharnée. Et il ne peut pas en être autrement si l’on parle vraiment de révolution et si l’on ne comprend pas sous ce terme (comme font tous les héros de la IIe Internationale) des illusions réformistes.
Enfin la classe paysanne, comme toute !a petite bourgeoisie en général, occupe également sous la dictature du prolétariat une position moyenne, intermédiaire : d’une part, c’est la masse assez considérable (et dans la Russie arriérée, énorme) des travailleurs unie par l’intérêt commun aux travailleurs de s’affranchir du gros propriétaire foncier et du capitaliste ; de l’autre, ce sont les petits agriculteurs, les propriétaires et les commerçants. Une telle situation économique provoque inévitablement un mouvement d’oscillation entre le prolétariat et la bourgeoisie. Et dans la lutte intensifiée entre ces deux classes, dans le renversement extraordinairement brutal de tous les rapports sociaux, vu la force des habitudes de l’ancien état de classes, la routine qui est particulièrement remarquable précisément chez le paysan et chez le petit bourgeois, en général, il est naturel que nous assistions inéluctablement parmi ces derniers à des passages d’un camp à l’autre, à des hésitations, à des revirements, à de l’incertitude etc.
Vis-à-vis de cette classe — ou vis-à-vis de ces éléments sociaux — la tâche du prolétariat consiste à les diriger et à lutter pour avoir sur eux la prédominance. Rallier derrière lui les hésitants et les incertains — tel doit être le rôle du prolétariat.
Si nous comparons toutes les forces ou classes fondamentales et les changements d’aspect apportés par la dictature, du prolétariat dans leurs rapports mutuels, nous verrons quelle incommensurable ineptie théorique, quel chef-d’œuvre de stupidité constitue la conception petite bourgeoise courante du passage au socialisme « par la démocratie » en général, conception que nous trouvons chez tous ces représentants de la IIe Internationale. Le préjugé, hérité de la bourgeoisie, du contenu absolu, en marge des classes, de la notion de « démocratie » — telle est la base de cette erreur. En réalité la démocratie aussi entre dans une phase tout à fait nouvelle avec la dictature du prolétariat et de la lutte de classes, monte à un échelon plus élevé, subordonnant à elle-même toutes les formes quelles qu’elles soient.
Les phrases générales sur la liberté, l’égalité, la démocratie, équivalent en réalité à la répétition aveugle de notions qui apparaissent comme moulées sur les rapports établis par la production capitaliste.((Note du traducteur. Nous avons employé pour simplifier les expressions les termes : petite production capitaliste, petite agriculture capitaliste, rapports établis par la production capitaliste, au lieu de l’expression russe empruntée à la terminologie marxiste : « produits destinés à la vente ». Cette dernière particularité caractérisant, en effet, le régime économique capitaliste et l’opposant plus directement au régime communiste qui a pour but la production de valeurs destinées à satisfaire les besoins communs et non de produits destinés au commerce.)) Résoudre au moyen de ces phrases générales les tâches concrètes de la dictature du prolétariat signifie se placer complètement sur le terrain théorique principal de la bourgeoisie. Du point de vue du prolétariat, la question se pose seulement ainsi : libération de l’oppression par quelle classe ? Égalité de quelle classe avec quelle autre ? Démocratie sur la base de la propriété privée ou sur la base de la lutte pour la suppression de la propriété privée ? Etc.
Engels a expliqué il v a longtemps dans l’Anti-Dühring que la notion d’égalité qui est moulée sur les rapports établis par la production capitaliste, se transforme en préjugé, si on ne comprend pas égalité dans le sens de suppression des classes. C’est cette vérité élémentaire de la destruction de la compréhension démocratico-bourgeoise et de la compréhension socialiste de la notion d’égalité qu’on oublie constamment.
Mais si on ne l’oublie pas, il devient évident que le prolétariat, après avoir renversé la bourgeoisie, accomplit par là-même un pas décisif dans la voie de la suppression des classes et que pour mener à bien cette tâche le prolétariat doit continuer sa lutte de classe en utilisant l’appareil du pouvoir de l’État et en faisant pression à la fois sur la bourgeoisie renversée et sur la petite bourgeoisie hésitante.
(A suivre)(( L’article est resté inachevé. (Note des éditions du Progrès)))
N. LENINE.