Première partie

Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ?

Lénine

Première Partie

   Sur quoi toutes les tendances sont-elles d’accord, de la Retch à la Novaïa Jizn((La «Novaïa Jizn» [La Vie nouvelle], quotidien d’orientation menchévique, qui parut à Pétrograd d’avril 1917 à juillet 1918, organe du groupe des social-démocrates dits «internationalistes », qui rassemblait les menchéviks partisans de Martov et certains intellectuels proches des menchéviks. )) inclusivement, des cadets partisans de Kornilov aux semi-bolchéviks, toutes à l’exception des bolchéviks ?

   Sur le point que : ou bien les bolchéviks seuls ne se décideront jamais à prendre en mains tout le pouvoir, ou bien, s’ils s’y décident et s’en emparent, ils ne pourront le garder même pendant un laps de temps très court.

   Si l’on nous fait remarquer que la prise de tout le pouvoir par les seuls bolchéviks est une question politique tout à fait chimérique, que seule la pire présomption de quelque «fanatique» peut la considérer comme fondée, nous réfuterons cette remarque en citant les déclarations précises des partis et des tendances politiques de toutes «couleurs», les plus responsables et les plus influents.

   Mais, tout d’abord, deux mots sur la première question ci-dessus, à savoir : les bolchéviks se décideront-ils à prendre seuls le pouvoir ? J’ai déjà eu l’occasion, au Congrès des Soviets de Russie, de répondre à cette question par une affirmation catégorique dans une remarque que j’ai été amené à lancer de ma place, pendant un des discours ministériels de Tsérétéli((Il s’agit d’un épisode qui eut lieu à une séance du 1er Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, le 4 (17) juin 1917. Le ministre du Gouvernement provisoire, le menchévik Tsérétéli déclara qu’il n’existait pas en Russie de parti politique capable d’assumer seul le pouvoir. Lénine au nom du Parti bolchévik lui répliqua de sa place . « Si, ce parti existe ! » Ayant obtenu la parole, Lénine déclara que le Parti bolchévik « est prêt, à tout instant, à assumer la plénitude du pouvoir » )). Et je n’ai jamais rencontré de déclarations imprimées ou orales de la part des bolchéviks disant que nous ne devrions pas prendre seuls le pouvoir. Je continue à être d’avis qu’un parti politique en général – et le parti de la classe d’avant-garde en particulier – n’aurait pas le droit d’exister, ne serait pas digne d’être considéré comme un parti, ne serait qu’un pauvre zéro dans tous les sens du mot, s’il renonçait au pouvoir, alors qu’il y a possibilité de l’obtenir.

   Citons maintenant les déclarations des cadets, des socialistes-révolutionnaires et des semi-bolchéviks (des quarts de bolchéviks, dirais-je plus volontiers) sur la question qui nous intéresse.

   Editorial de la Retch du 16 septembre :

   «…Les divergences de vues, les désaccords régnaient dans la salle du théâtre Alexandra, et la presse socialiste reflète la même situation. Seul le point de vue des bolchéviks se distingue par sa netteté et sa rectitude. C’est, à la Conférence, le point de vue de la minorité. C’est, dans les Soviets, un courant qui ne cesse de grandir. Mais, malgré toute la fougue de leurs propos, malgré leurs rodomontades, leurs manifestations d’assurance, les bolchéviks, à l’exception de quelques fanatiques, ne sont braves qu’en paroles. Ils ne tenteraient pas de prendre «tout le pouvoir» de leur propre chef. Désorganisateurs et destructeurs par excellence((En français dans le texte)), ce sont au fond des poltrons qui reconnaissent parfaitement, dans leur for intérieur, leur ignorance crasse et le caractère éphémère de leurs succès actuels. Aussi bien que nous tous, ils comprennent que le premier jour de leur triomphe final serait le premier jour de leur chute vertigineuse. Irresponsables par leur nature même, anarchistes par leurs méthodes et par leurs procédés, ils ne peuvent se concevoir que comme une des tendances de la pensée politique, ou, pour mieux dire, comme une de ses aberrations. Le meilleur moyen de se libérer pour de longues années du bolchévisme, de le rejeter, serait de confier à ses chefs les destinées du pays. Et n’était la conscience que de semblables expériences seraient impossibles et funestes, on pourrait en désespoir de cause recourir à un moyen aussi héroïque. Heureusement, nous le répétons, ces tristes héros du jour n’aspirent nullement en fait à s’emparer de la totalité du pouvoir. Quelles que soient les conditions, nul travail créateur ne leur est accessible. Ainsi, toute leur détermination, toute leur rectitude se bornent à la tribune politique, à la rhétorique des meetings. Pratiquement, on ne peut d’aucun point de vue tenir aucun compte de leur position. Par ailleurs, elle a pourtant à un seul égard une conséquence réelle : elle réunit toutes les autres nuances de la «pensée socialiste » contre elle. »

   Ainsi raisonnent les cadets. Et voici le point de vue du plus grand parti «qui règne et qui dirige » en Russie, le parti des «socialistes-révolutionnaires », exprimé dans un éditorial également non signé, c’est-à-dire émanant de la rédaction de leur organe officiel, le Diélo Naroda du 21 septembre :

   Si la bourgeoisie ne veut pas travailler avec la démocratie jusqu’à l’Assemblée constituante sur la plate-forme approuvée par la Conférence, une coalition doit se former au sein de la Conférence elle-même. C’est un sacrifice pénible de la part des partisans de la coalition, mais les promoteurs de la «pureté de ligne » du pouvoir doivent y venir. Mais nous craignons que l’accord ne se fasse peut-être pas à ce sujet. Il restera alors une troisième et dernière combinaison : la moitié de la Conférence qui a défendu en principe l’idée d’un pouvoir homogène est tenue de l’organiser.

   Parlons nettement : les bolchéviks seront tenus de former le cabinet. Avec la plus grande énergie, ils ont inculqué à la démocratie révolutionnaire la haine de la coalition, ils ont promis tous les bonheurs imaginables après la suppression de la «politique d’entente» par laquelle ils ont expliqué tous les maux dont souffre le pays.

   S’ils se sont rendu compte de leur propre agitation, s’ils n’ont pas trompé les masses, ils sont obligés d’acquitter les traites qu’ils ont données à droite et à gauche.

   La question se pose nettement.

   Et qu’ils ne fassent pas d’efforts inutiles pour se retrancher derrière des théories hâtivement conçues sur l’impossibilité où ils sont de prendre le pouvoir.

   Ces théories, la démocratie ne les acceptera pas.

   Cependant, les partisans de la coalition doivent leur garantir un soutien sans réserve. Telles sont les trois combinaisons, les trois voies qui s’ouvrent à nous, – il n’y en a pas d’autres ! » (Les italiques sont dus au Diélo Naroda lui-même.)

   Ainsi raisonnent les socialistes-révolutionnaires. Voici enfin la « position », si l’on peut appeler position l’effort tenté pour s’asseoir entre deux chaises, des «quarts de bolchéviks » de la Novaïa Jizn, prise dans leur éditorial du 23 septembre :

   «…Si la coalition est rétablie avec Konovalov et avec Kichkine, cela ne signifiera rien de plus qu’une nouvelle capitulation de la démocratie et l’annulation de la résolution de la Conférence sur la responsabilité du pouvoir fondée sur la plate-forme du 14 août…

   …Un ministère homogène de menchéviks et de socialistes-révolutionnaires ne pourra pas se sentir plus comptable de son action que les ministres socialistes ne l’avaient fait dans le ministère de coalition… Non seulement un tel gouvernement ne pourrait rallier autour de lui les « forces vives » de la révolution, mais encore il ne pourrait pas compter sur un soutien quelconque de son avant-garde, le prolétariat.

   Cependant, ce ne serait pas une meilleure issue, ce serait une issue pire et, à vrai dire, non pas une issue, mais un échec pur et simple, que la formation d’un cabinet homogène d’un autre type, d’un gouvernement «du prolétariat et de la paysannerie pauvre ». Ce mot d’ordre, à vrai dire, n’est formulé par personne, si ce n’est dans quelques remarques accidentelles et timides du Rabotchi Pout, systématiquement « éclaircies par la suite ».

   (Cette contre-vérité criante est « hardiment » exprimée par des publicistes responsables qui vont jusqu’à oublier l’éditorial du 21 septembre du Diélo Naroda...)

   « Le mot d’ordre : tout le pouvoir aux Soviets, est ressuscité aujourd’hui formellement par les bolchéviks. Il fut supprimé, après les journées de juillet, lorsque les Soviets, représentés par le Comité exécutif central, s’engagèrent résolument sur la voie d’une politique antibolchévique active. Mais aujourd’hui, non seulement on peut estimer que la «ligne du Soviet» a été redressée, mais encore que toutes les raisons existent pour que le Congrès des Soviets qu’on se propose de réunir donne une majorité bolchévique. Dès lors, le mot d’ordre ressuscité par les bolchéviks : « Tout le pouvoir aux Soviets » représente la «ligne tactique» qui vise précisément à la dictature du prolétariat et de la «paysannerie pauvre ». Il est vrai que sous le nom de Soviets on entend aussi les Soviets de députés paysans et que, par suite, le mot d’ordre bolchévik implique un pouvoir qui s’appuie sur une partie considérable de toute la démocratie russe. Mais, dans ce cas, le mot d’ordre «tout le pouvoir aux Soviets » n’a plus de signification propre, car il fait des Soviets, par leur composition, à peu près l’équivalent du «préparlement» créé par la Conférence »… (Cette affirmation de la Novaïa Jizn est un mensonge éhonté qui revient à dire que la falsification et le truquage de la démocratie sont «à peu près équivalents» à la démocratie : le préparlement est une falsification qui donne la volonté de la minorité du peuple, en particulier de Kouskova, de Berkenheim, des Tchaïkovski et consorts, comme la volonté de la majorité. Voilà un premier point. Deuxièmement, les Soviets de paysans, même truqués par les Avksentiev et les Tchaïkovski, ont fourni à la Conférence une proportion si élevée d’adversaires de la coalition que leur union avec les Soviets de députés ouvriers et soldats aboutirait à coup sûr à l’échec de la coalition. Troisièmement, le mot d’ordre «le pouvoir aux Soviets » signifie que le pouvoir des Soviets de paysans s’étendrait avant tout à la campagne, et dans les villages la prépondérance des paysans pauvres est assurée)… « S’il en est bien ainsi, il faut sans tarder retirer le mot d’ordre bolchévik de l’ordre du jour. Mais si « le pouvoir aux Soviets » ne sert qu’à masquer la dictature du prolétariat, alors ce pouvoir signifie précisément l’échec et l’effondrement de la révolution.

   Est-il besoin de démontrer que le prolétariat, isolé non seulement des autres classes du pays, mais encore des véritables forces vives de la démocratie, ne pourra ni assimiler la technique de l’appareil d ‘Etat et le faire fonctionner dans une situation exceptionnellement compliquée, ni résister politiquement à toute la poussée des forces ennemies qui balaiera non seulement la dictature du prolétariat, mais, par surcroît, toute la révolution ?

   Le seul pouvoir qui réponde aux exigences de l’heure est aujourd’hui une coalition vraiment honnête à l’intérieur de la démocratie. »


   Nous nous excusons auprès des lecteurs de ces longues citations, mais elles étaient absolument indispensables. Il était indispensable de présenter avec précision la position des différents partis hostiles aux bolchéviks. Il était indispensable d’établir avec précision cette circonstance extrêmement importante, que tous ces partis ont reconnu que la question de la prise du pouvoir dans sa totalité par les seuls bolchéviks est non seulement une question tout à fait fondée, mais encore une question d’une actualité pressante.

   Passons maintenant à l’analyse des arguments selon lesquels « tous », des cadets à la Novaïa Jizn, sont convaincus que les bolcheviks ne pourront pas garder le pouvoir.

   La grave Retch n’avance pas le moindre argument. Elle se contente de déverser sur les bolchéviks des flots d’injures choisies et virulentes. L’extrait, que nous avons cité montre, entre autres, quelle erreur profonde ce serait de penser que la Retch prétende «inciter » les bolchéviks à prendre le pouvoir et que pour cette raison «il faut être prudents, camarades, car ce que l’ennemi conseille ne peut qu’être mauvais !». Si, au lieu de faire état pratiquement des raisons à la fois d’ordre général et d’ordre concret, nous nous laissons «convaincre» que la bourgeoisie nous «incite» à nous saisir du pouvoir, nous nous trouverons mystifiés par la bourgeoisie, car, à coup sûr, elle prophétisera toujours malignement que des millions de maux suivront la prise du pouvoir par les bolchéviks, elle criera toujours malignement « il vaudrait mieux nous débarrasser des bolchéviks d’un seul coup et « pour longtemps », en les laissant accéder au pouvoir pour ensuite les battre à plate couture ». Ces cris sont aussi des «provocations», si vous le voulez, mais des provocations à rebours. Les cadets et les bourgeois ne nous « conseillent » nullement, ils ne nous ont jamais « conseillé » de prendre le pouvoir, ils s’efforcent seulement de nous intimider en nous montrant les problèmes, prétendument insolubles, du pouvoir.

   Non. Nous ne devons pas nous laisser intimider par les cris des bourgeois apeurés. Nous devons bien nous rappeler que nous ne nous sommes jamais proposé de problèmes sociaux « insolubles », mais que les problèmes parfaitement solubles concernant les pas à faire immédiatement vers le socialisme, seule issue à une situation très difficile, ne peuvent être résolus que par la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. La victoire, une victoire solide, est plus que jamais, plus qu’en aucun endroit; assurée aujourd’hui au prolétariat en Russie, s’il prend le pouvoir.

   Examinons de façon essentiellement pratique les circonstances concrètes qui rendent défavorable tel ou tel moment pris à part, mais ne nous laissons pas un seul instant effrayer par les clameurs sauvages de la bourgeoisie et n’oublions pas que la prise de tout le pouvoir par les bolchéviks devient en vérité une question d’actualité immédiate. Aujourd’hui, un danger infiniment plus grand menace notre parti au cas où nous l’oublierions qu’au cas où nous considérerions la prise du pouvoir comme « prématurée ». Sur ce point, il ne peut y avoir aujourd’hui d’action « prématurée » : toutes les chances, sauf peut-être une ou deux sur un million, sont de ce côté.

   A propos des injures haineuses de la Retch, on peut et on doit répéter :

   Nous entendons des approbations non pas dans le doux murmure de la louange, mais dans les cris sauvages de la fureur !((Lénine cite la poésie de Nekrassov, grand poète russe, Heureux est le poète au cœur plein de bonté. ))

   La haine sauvage que nous porte la bourgeoisie illustre de la façon la plus concrète cette vérité que nous montrons correctement au peuple les voies et moyens qui permettront de mettre fin à la domination de la bourgeoisie.


   Le Diélo Naroda, cette fois – une fois n’est pas coutume, – n’a pas daigné nous honorer de ses injures, mais n’a pas davantage avancé l’ombre d’un argument. C’est seulement, de biais, par allusion, qu’il cherche à nous intimider par cette perspective : «les bolchéviks seront obligés de former le cabinet». J’admets sans réserve que les socialistes-révolutionnaires, au moment où ils cherchent à nous effrayer, éprouvent eux-mêmes une véritable frayeur, une épouvante mortelle, celle du libéral épouvanté par un spectre. De même, j’admets que dans certaines institutions particulièrement élevées et particulièrement pourries, dans le genre du Comité exécutif central et dans les commissions «de liaison» qui lui ressemblent (c’est-à-dire dans les commissions qui touchent aux cadets, ou, pour mieux dire, qui s’acoquinent avec les cadets), les socialistes-révolutionnaires réussiront à intimider un certain nombre de bolchéviks, car d’abord dans tous ces Comités exécutifs centraux, au « préparlement », etc., l’atmosphère est complètement viciée, elle sent le remugle à vous donner la nausée, la respirer longtemps est pernicieux pour qui que ce soit, ensuite, la sincérité est contagieuse et un philistin sincèrement épouvanté est capable de transformer pour un temps même un révolutionnaire en philistin.

   Mais, quelque compréhensible que soit, si l’on juge «à l’échelle humaine», cette frayeur sincère chez un socialiste-révolutionnaire qui a eu le malheur d’appartenir au ministère avec les cadets ou d’être ministrable pour eux, se laisser effrayer, c’est commettre une faute politique qui peut trop facilement confiner à la trahison envers le prolétariat. Vos arguments pratiques, messieurs ! N’espérez pas que nous nous laisserons intimider par vos frayeurs !


   Des arguments pratiques, nous n’en trouvons cette fois que dans la Novaïa Jizn. Elle se manifeste cette fois dans le rôle d’avocat de la bourgeoisie, rôle qui lui sied mieux que celui de défenseur des bolchéviks qui « choque » évidemment cette dame bien((La dame bien, personnage des Ames mortes de Gogol, écrivain russe.  ))

   L’avocat a avancé six arguments :

   1° le prolétariat est «isolé des autres classes du pays » ;

   2° il est «isolé des véritables forces vives de la démocratie » ;

   3° il « ne pourra pas assimiler la technique de l’appareil d’Etat » ;

   4° il «ne pourra pas faire fonctionner» cet appareil ;

   5° « la situation est exceptionnellement compliquée » ;

   6° il «ne pourra pas résister à la poussée des forces ennemies qui balaiera non seulement la dictature du prolétariat, mais, par surcroît, la révolution».

   Le premier argument est exposé par la Novaïa Jizn avec une maladresse qui frise le ridicule, car dans la société capitaliste ou semi-capitaliste, nous ne connaissons que trois classes : la bourgeoisie, la petite bourgeoisie (représentée surtout par la paysannerie) et le prolétariat. A quoi sert de dire que le prolétariat est isolé des autres classes, quand il s’agit de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie ? de la révolution contre la bourgeoisie ?

   La Novaïa Jizn voulait probablement dire que le prolétariat est isolé de la paysannerie, car il ne peut pas, en effet, être ici question des propriétaires fonciers. Mais dire nettement, clairement, qu’à l’heure actuelle le prolétariat est isolé de la paysannerie était chose impossible, car la fausseté criante de cette affirmation saute aux yeux.

   Il est difficile de se représenter un pays capitaliste où le prolétariat soit aussi peu isolé de la petite bourgeoise – et remarquez-le, dans une révolution contre la bourgeoisie – que le prolétariat l’est aujourd’hui en Russie. Au nombre des données objectives et indiscutables, nous avons les chiffres tout à fait récents du vote pour ou contre la coalition avec la bourgeoisie, dans les « curies » de la « Douma Boulyguine » de Tsérétéli, c’est-à-dire de la fameuse Conférence « démocratique ». Prenons les curies des Soviets. Voici ce que nous obtenons :

Pour la coalition contre
Soviets de députés ouvriers et soldats 83 192
Soviets de députés paysans 102 70
Total des Soviets 185 262

   Ainsi, la majorité dans son ensemble se prononce pour le mot d’ordre prolétarien : contre la coalition avec la bourgeoisie. Et nous avons vu plus haut que les cadets eux-mêmes sont obligés de reconnaître le renforcement de l’influence des bolchéviks dans les Soviets. Or nous avons ici une Conférence convoquée par les maîtres d’hier dans les Soviets, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks qui ont une majorité assurée dans les institutions centrales ! Il est évident, que la prépondérance réelle des bolchéviks dans les Soviets se trouve ici minimisée.

   Sur la question de la coalition avec la bourgeoisie, aussi bien que sur la question de la remise immédiate des propriétés foncières aux comités paysans, les bolchéviks ont dès aujourd’hui la majorité dans les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, la majorité du peuple, la majorité de la petite bourgeoisie. Le Rabotchi Pout du 24 septembre, n° 19, donne, d’après le n° 25 du Znamia Trouda((Le « Znamia Trouda » [Le Drapeau du travail], quotidien, organe du Comité de Pétrograd du parti socialiste-révolutionnaire ; commença à paraître le 23 août (5 septembre) 1917. A partir du n° 59 (le 1er (14) novembre 1917) parut comme organe du Comité de Pétrograd du parti des socialistes-révolutionnaires et de la fraction des s.-r. de gauche du Comité exécutif central du IIe Congrès des Soviets de Russie. A partir du 28 décembre 1917 (10 janvier 1918) (le n° 105), devint organe central du parti des socialistes-révolutionnaires de gauche. Interdit en juillet 1918 pendant l’émeute des s.-r. de gauche. )) organe des socialistes-révolutionnaires, des informations sur la conférence des Soviets locaux des députés paysans qui s’est tenue le 18 septembre, à Pétrograd. A cette conférence, les comités exécutifs de quatre Soviets paysans (provinces de Kostroma, de Moscou, de Samara et, de Tauride) se sont prononcés pour la coalition sans réservé. Pour la coalition sans les cadets se sont prononcés les comités exécutifs de trois provinces et de deux armées (provinces de Vladimir, de Riazan et de la mer Noire). Contre la coalition se sont prononcés les comités exécutifs de vingt-trois provinces et de quatre armées.

   Donc, la majorité des paysans est contre la coalition !

   Le voilà, votre «isolement du prolétariat».

   D’ailleurs, il faut remarquer que se sont prononcées pour la coalition trois provinces des confins, celles de Samara, de Tauride et de la nier Noire, où il y a relativement beaucoup de paysans riches, de gros propriétaires fonciers qui emploient une main-d’œuvre salariée et aussi quatre provinces industrielles (Vladimir, Riazan, Kostroma et, Moscou) où la bourgeoisie paysanne est également plus forte que dans la majorité des provinces de la Russie. Il serait intéressant de rassembler des données plus détaillées sur cette question et d’examiner si l’on n’a pas de renseignements précisément sur les paysans pauvres dans les gouvernements où la proportion des paysans « riches » est la plus considérable.

   Il est, en outre, intéressant, de voir que les «groupes nationaux» ont donné une majorité très importante aux adversaires de la coalition, à savoir : 40 voix contre 15. La politique annexionniste, d’oppression brutale du bonapartiste Kérenski et de ses amis concernant les nations opprimées de Russie, a porté ses fruits. Dans sa masse, la population de ces nations, c’est-à-dire la masse de la petite bourgeoisie qu’elle contient, fait plus confiance au prolétariat de Russie qu’à la bourgeoisie, car l’histoire a porté à l’ordre du jour la lutte des nations opprimées pour leur libération contre leurs oppresseurs. La bourgeoisie a bassement trahi la cause de la liberté des nations opprimées ; le prolétariat est fidèle à la cause de la liberté.

   La question nationale et la question agraire sont à l’heure actuelle les questions fondamentales pour les masses petites-bourgeoises de la population de Russie. C’est incontestable. Et sur ces deux questions le prolétariat est aussi loin que possible d’être «isolé». I1 a pour lui la majorité du peuple. Il est seul capable de mener dans ces deux questions la politique résolue et vraiment «démocratique révolutionnaire» qui assurerait d’emblé au pouvoir prolétarien non seulement le soutien de la majorité de la population, mais encore une véritable explosion d’enthousiasme révolutionnaire dans les masses, car pour la première fois les masses rencontreraient de la part du gouvernement, non pas l’oppression impitoyable des paysans par les propriétaires fonciers, des Ukrainiens par les Grands-Russes, comme sous le tsarisme, non pas la tentative, en pleine république, de continuer sous le couvert de phrases ronflantes la même politique, non pas des chicanes, des vexations, des tracasseries, des atermoiements, des crocs-en-jambe, des faux-fuyants (tout ce dont Kérenski gratifie les paysans et les nations opprimées), mais une sympathie ardente, attestée par des actes, des mesures révolutionnaires immédiates coutre les propriétaires fonciers, la restitution immédiate d’une entière liberté à la Finlande, à l’Ukraine, à la Biélorussie, aux Musulmans, etc.

   MM. les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks le savent très bien, et c’est pourquoi ils cherchent à amener les semi-cadets que sont les dirigeants des coopératives à leur donner un coup d’épaule dans leur politique démocratique réactionnaire contre les masses. C’est pourquoi ils ne se décideront jamais à consulter les masses, à instituer un référendum ou simplement un vote dans tous les Soviets locaux, dans toutes les organisations locales sur des points déterminés de politique pratique, comme par exemple sur la question de savoir s’il faut remettre immédiatement aux comités paysans toutes les terres des propriétaires fonciers, s’il faut faire droit à telle ou telle revendication des Finlandais ou des Ukrainiens, etc.

   Passons à la question de la paix, question décisive de l’heure. Le prolétariat est « isolé des autres classes»… En réalité le prolétariat intervient ici comme le représentant de la nation entière, de tout ce qu’il y a de vivant et d’honnête dans toutes les classes, de l’immense majorité de la petite bourgeoisie, car seul le prolétariat, une fois au pouvoir, proposera sur-le-champ une paix juste à tous les peuples en guerre, seul le prolétariat prendra des mesures vraiment révolutionnaires (publication des traités secrets, etc.), afin d’obtenir au plus vite une paix aussi juste que possible.

   Non. Ces messieurs de la Novaïa Jizn qui prétendent que le prolétariat est isolé ne font qu’exprimer leur propre peur de la bourgeoisie. La situation objective en Russie est à n’en pas douter telle que justement aujourd’hui le prolétariat n’est pas «isolé» de la majorité de la petite bourgeoisie. Justement aujourd’hui, après la lamentable expérience de la «coalition», le prolétariat a la sympathie de la majorité du peuple. Cette condition nécessaire aux bolchéviks pour garder le pouvoir existe bel et bien.


   Le deuxième argument consiste à dire que le prolétariat serait «isolé des véritables forces vives de la démocratie». Il est impossible de comprendre ce que cela signifie. C’est du grec, comme disent les Français.

   Les écrivains de la Novaïa Jizn sont ministrables. Ils feraient même de parfaits ministres avec les cadets. Car, ce qu’on demande à de tels ministres, c’est de savoir tourner des phrases spécieuses, bien léchées, mais parfaitement dénuées de sens, capables de couvrir toutes sortes de saletés et assurées pour cette raison de recueillir les applaudissements des impérialistes et des social-impérialistes. Les applaudissements des cadets, de Brechkovskaïa, de Plékhanov et Cie sont assurés aux hommes de la Novaïa Jizn, parce qu’ils affirment que le prolétariat est isolé des véritables forces vives de la démocratie, car ils disent sous une forme voilée, – en tout cas c’est ainsi qu’on le comprend, comme s’ils l’avaient dit – que les cadets, Brechkovskaïa , Plékhanov, Kérenski et Cie sont, eux, les «forces vives de la démocratie».

   C’est faux. Ce sont, des forces mortes. C’est ce qu’a prouvé l’histoire de la coalition.

   Effrayés par la bourgeoisie et par le milieu intellectuel bourgeois, les hommes de la Novaïa Jizn reconnaissent comme « vivante » l’aile droite des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, que rien d’essentiel ne distingue des cadets, et qui se manifeste sous la forme de la Volia Naroda((La «Volia Naroda» [La Volonté du peuple], quotidien, organe de l’aile droite du parti socialiste-révolutionnaire, parut à Pétrograd à partir du 29 avril 1917 ; interdit en novembre 1917 ; reparut plus tard sous différents titres ; interdit définitivement en février 1918.)), de l’Edinstvo, etc. Quant à nous, nous considérons comme vivants seulement ceux qui sont liés aux masses et non pas aux koulaks, ceux que les leçons de la coalition ont détachés d’elle. «Les forces vives agissantes» de la démocratie petite-bourgeoise sont, représentées par l’aile gauche des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. Le renforcement de cette aile gauche, en particulier après la contre-révolution de juillet, est l’un des indices objectifs les plus sûrs que le prolétariat n’est pas isolé.

   C’est ce que montrent de façon plus concrète encore, ces tout derniers temps, les oscillations vers la gauche des socialistes-révolutionnaires centristes, mouvement prouvé par la déclaration que fit Tchernov le 24 septembre, selon laquelle son groupe ne peut soutenir la nouvelle coalition avec Kichkine et Cie. Ces oscillations vers la gauche du centre socialiste-révolutionnaire qui donnait jusqu’à présent l’immense majorité aux représentants du parti socialiste-révolutionnaire, parti dominant et dirigeant par le nombre des voix qu’il a recueillies à la ville et surtout à la campagne, ces oscillations prouvent que les déclarations citées plus haut du Diélo Naroda sur la nécessité pour la démocratie de «garantir», dans des conditions données, un «appui sans réserve» à un gouvernement purement bolchévik, ne sont pas en tout cas de simples phrases.

   Des faits tels que le refus du centre socialiste-révolutionnaire de soutenir la nouvelle coalition avec Kichkine, ou tels que la prépondérance des adversaires de la coalition parmi les menchéviks-jusqu’auboutistes de province (Jordania au Caucase, etc.) sont la preuve objective qu’une partie des masses qui jusqu’ici suivait les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, soutiendra un gouvernement purement bolchévik.

   C’est précisément de ces forces vives de la démocratie que le prolétariat russe n’est pas isolé aujourd’hui.


   Troisième argument : le prolétariat «ne pourra pas assimiler la technique de l’appareil d’Etat ». C’est peut-être l’argument le plus ordinaire, le plus courant. Par là même il mérite le plus d’attention ; mais aussi parce qu’il soulève un des problèmes les plus sérieux, les plus ardus qui s’offriront au prolétariat victorieux. Il ne fait pas de doute que ces problèmes sont très ardus, mais si nous, qui nous disons socialistes, nous ne soulignions cette difficulté que pour nous dérober à l’accomplissement de ces tâches, la différence qui nous distingue des serviteurs de la bourgeoisie serait en fait réduite à zéro. La difficulté des problèmes qui se posent à la révolution prolétarienne doit inciter les partisans du prolétariat à étudier avec encore plus d’attention et de façon plus concrète les moyens de les résoudre.

   Par appareil d’Etat, on entend avant tout l’armée permanente, la police et le corps des fonctionnaires. En disant que le prolétariat ne pourra pas s’assimiler la technique de cet appareil, les écrivains de la Novaïa Jizn révèlent leur ignorance extrême et leur répugnance à tenir compte des faits réels, des réflexions exposées depuis longtemps dans les écrits des bolchéviks.

   Les écrivains de la Novaïa Jizn se considèrent tous sinon comme des marxistes, du moins comme des socialistes cultivés qui connaissent le marxisme. Or Marx enseigne, en s’appuyant sur l’expérience de la Commune de Paris, que le prolétariat ne peut pas s’emparer tout simplement de la machine d’Etat toute prête et la mettre en marche pour atteindre ses buts mais que le prolétariat doit briser cette machine et la remplacer par une nouvelle (je traite cette question avec plus de détails dans une brochure dont la première partie est terminée et qui paraîtra bientôt sous le titre : « l’Etat et la révolution. L’enseignement du marxisme sur l’Etat et les tâches du prolétariat dans la révolution »). Cette nouvelle machine d’Etat a été créée par la Commune de Paris et en Russie les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans constituent un «appareil d’Etat » du même genre. Je l’ai maintes fois répété, depuis le 4 avril 1917 ; il en est question et dans les résolutions des conférences bolchéviques et dans les écrits des bolchéviks. La Novaïa Jizn aurait naturellement pu déclarer son désaccord total avec Marx et avec les bolchéviks, mais éluder tout à fait la question, c’est, de la part d’un journal qui fait si souvent et avec tant de hauteur la leçon aux bolchéviks pour la prétendue légèreté avec laquelle ils traitent les questions difficiles, se donner un brevet d’impuissance.

   Le prolétariat ne peut pas «s’emparer» de l’«appareil d’Etat » et «le faire fonctionner». Mais il peut briser tout ce qu’il y a d’oppresseur, de routinier, d’irrémédiablement bourgeois dans l’ancien appareil d’Etat et le remplacer par un nouvel appareil, le sien. Cet appareil, ce sont les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans.

   On est contraint de qualifier de proprement monstrueux le fait que la Novaïa Jizn ait complètement oublié l’existence de cet «appareil d’Etat». Se comportant ainsi dans leurs raisonnements théoriques, les hommes de la Novaïa Jizn font en réalité dans la théorie politique ce que font les cadets dans la pratique politique. Car, si effectivement le prolétariat et la démocratie révolutionnaire n’ont nullement besoin d’un nouvel appareil d’Etat, alors les Soviets perdent leur raison d’être((En français dans le texte)) et perdent le droit d’exister ; alors les cadets korniloviens ont raison de faire tous leurs efforts pour réduire les Soviets à néant !

   Cette erreur théorique monstrueuse et cette cécité politique de la Novaïa Jizn sont d’autant plus monstrueuses que même les menchéviks-internationalistes (avec qui la Novaïa Jizn a fait bloc aux dernières élections de la Douma municipale de Pétrograd) ont manifesté sur ce point un certain rapprochement avec les bolchéviks. Ainsi, dans la déclaration de la majorité des Soviets que le camarade Martov a lue à la Conférence démocratique, nous lisons :

   « …Créés aux premiers jours de la révolution par le puissant élan de forces créatrices authentiquement populaires, les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans ont constitué la nouvelle trame de l’Etat révolutionnaire qui a remplacé la trame vétuste de l’Etat de l’ancien régime … »

   Cela est dit en termes un peu trop beaux : la recherche de l’expression couvre ici le manque de clarté de la pensée politique. Les Soviets n’ont pas encore remplacé la «trame » ancienne, et celle-ci n’est pas l’Etat de l’ancien régime, mais l’Etat aussi bien du tsarisme que de la République bourgeoise. Mais, en tout cas, Martov est ici de cent coudées au-dessus des hommes de la Novaïa Jizn.

   Les Soviets constituent un nouvel appareil d’Etat qui représente, en premier lieu, la force armée des ouvriers et des paysans, force qui n’est pas détachée du peuple comme celle de l’ancienne armée permanente, mais qui est étroitement liée à lui ; du point de vue militaire, cette force est infiniment plus puissante qu’auparavant ; du point de vue révolutionnaire, elle est irremplaçable. Deuxièmement, cet appareil assure avec les masses, avec la majorité du peuple, un lien si étroit, si indissoluble, si facilement contrôlable et renouvelable que rien de semblable n’a existé dans l’ancien appareil d’État. Troisièmement, cet appareil, en raison de son caractère électif et de la possibilité de modifier sa composition au gré du peuple, sans formalités bureaucratiques, est beaucoup plus démocratique que les précédents. Quatrièmement, il assure un lien solide avec les professions les plus diverses, en facilitant ainsi les réformes les plus diverses et les plus profondes, sans bureaucratie. Cinquièmement, il assure une forme d’organisation de l’avant-garde, c’est-à-dire de la partie la plus consciente, la plus énergique, la plus avancée des classes opprimées, paysans et ouvriers ; c’est donc un appareil au moyen duquel l’avant-garde des classes opprimées peut élever, éduquer, instruire et entraîner derrière soi toute la masse énorme de ces classes, qui a été jusqu’à présent complètement en de hors de la vie politique, de l’histoire. Sixièmement, il permet d’allier les avantages du parlementarisme et ceux de la démocratie immédiate et directe, c’est-à-dire d’allier dans la personne des représentants élus du peuple à la fois la fonction législative et l’exécution des lois. C’est, par rapport au parlementarisme bourgeois, un pas en avant dans le développement de la démocratie qui a une portée universelle.

   En 1905, nos Soviets n’ont eu pour ainsi dire qu’une existence embryonnaire puisqu’ils n’ont duré que quelques semaines. Il est clair, il ne pouvait pas être question, dans les conditions d’alors, d’un développement harmonieux et complet. Et dans la révolution de 1917, il ne peut pas encore en être question, un délai de quelques mois étant extrêmement court, et surtout : les dirigeants socialistes-révolutionnaires et menchéviks ont prostitué les Soviets, les ont réduits au rôle de parlotes, au rôle d’appendices à une politique d’entente entre dirigeants. Les Soviets se sont décomposés et putréfiés vivants sous la conduite des Liber, des Dan, des Tsérétéli, des Tchernov. Les Soviets ne peuvent se développer véritablement, ne peuvent pleinement accomplir leurs tâches et déployer leurs possibilités que s’ils prennent tout le pouvoir d’Etat, autrement ils n’ont rien à faire, autrement ils ne sont que des embryons (et il n’est, pas possible d’être longtemps un embryon), ou des jouets. La «dualité des pouvoirs» est la paralysie des Soviets.

   Si le génie créateur des classes révolutionnaires n’avait pas formé les Soviets, la révolution prolétarienne serait sans espoir en Russie, car, avec l’ancien appareil d’Etat, le prolétariat, sans aucun doute, n’aurait pas pu garder le pouvoir, et on ne peut d’un coup créer un nouvel appareil. La triste histoire de la prostitution des Soviets par Tsérétéli et Tchernov, l’histoire de la «coalition» est en même temps l’histoire de l’affranchissement des Soviets à l’égard des illusions petites-bourgeoises, de leur passage par le «purgatoire» de l’étude pratique qu’ils ont faite de toutes les turpitudes et saletés qu’entraînent, toutes les coalitions bourgeoises quelles qu’elles soient. Espérons que ce «purgatoire» n’a pas débilité les Soviets, mais les a trempés.


   La principale difficulté pour la révolution prolétarienne est de réaliser à l’échelle nationale l’inventaire et le contrôle le plus précis et le plus scrupuleux, le contrôle ouvrier, de la production et de la répartition des produits.

   Quand les gens de la Novaïa Jizn nous ont objecté que nous tombions dans le syndicalisme en avançant le mot d’ordre de «contrôle ouvrier», cette objection est un exemple de l’application scolaire et assez sotte d’un «marxisme» qui n’a pas été médité, mais appris par cœur à la Strouvé. Ou bien le syndicalisme rejette la dictature révolutionnaire du prolétariat, ou bien il la relègue, comme le pouvoir politique en général, à la toute dernière place. Nous lui accordons la première place. A dire simplement dans l’esprit des hommes de la Novaïa Jizn, non pas contrôle ouvrier, mais contrôle de l’Etat ; on aboutit à une phrase réformiste-bourgeoise, on aboutit en fait à une formule purement dans le sens des cadets, car les cadets n’ont rien centre la participation des ouvriers au contrôle «de l’Etat». Les cadets-korniloviens Savent fort bien que cette participation est le meilleur moyen pour la bourgeoisie de tromper les ouvriers, le moyen le plus raffiné pour soudoyer politiquement tous les Gvozdev, les Nikitine, les Prokopovitch, les Tsérétéli et toute leur bande.

   Quand nous disons : «contrôle ouvrier», ce mot d’ordre étant toujours accompagné de celui de la dictature du prolétariat, le suivant toujours, nous expliquons par là de quel Etat il s’agit. L’Etat est l’organe de domination d’une classe. De quelle classe ? Si c’est de la bourgeoisie, c’est bien l’Etat cadet-Kornilov-«Kérenski», par lequel le peuple est «kornilovisé et kérenskisé » en Russie voici déjà plus de six mois. Si c’est, la domination du prolétariat, s’il s’agit de l’Etat prolétarien, c’est-à-dire de la dictature du  prolétariat, le contrôle ouvrier peut devenir le recensement national, général, universel, le plus minutieux et le plus scrupuleux de la production et de la répartition des produits.

   Là est la principale difficulté, la tâche principale de la révolution prolétarienne, c’est-à-dire socialiste. Sans les Soviets cette tâche, du moins pour la Russie, serait insoluble. Les Soviets décident du travail d’organisation qui permettra au prolétariat de réaliser cette tâche de portée universelle.

   Nous en venons ici à un autre aspect de la question de l’appareil d’Etat. Outre l’appareil «oppresseur» par excellence que représentent l’armée permanente, la police, les fonctionnaires, il existe dans l’Etat contemporain un appareil très intimement lié aux banques et aux cartels, un appareil qui accomplit un vaste travail de statistique et d’enregistrement, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Cet appareil ne peut ni ne doit être brisé. Il faut l’arracher à sa soumission aux capitalistes, il faut le couper, le trancher, le scinder des capitalistes et de tous leurs moyens d’action, il faut le soumettre aux Soviets prolétariens, il faut l’élargir, l’étendre à tous les domaines, à toute la nation. Et l’on peut faire cela, si on s’appuie sur les conquêtes déjà réalisées par le grand capitalisme (car c’est seulement en s’appuyant sur ces conquêtes que la révolution prolétarienne en général sera capable d’atteindre son but).

   Le capitalisme a créé des appareils de contrôle sous forme de banques, de cartels, service postal, coopératives de consommation, associations d’employés. Sans les grandes banques, le socialisme serait irréalisable.

   Les grandes banques constituent l’«appareil d’Etat » dont nous avons besoin pour réaliser le socialisme et que nous prenons tout prêt au capitalisme ; notre seule tâche est alors de retrancher de cet excellent appareil d’Etat ce qui en fait un monstre capitaliste, de le renforcer encore, de le rendre plus démocratique, plus universel. La quantité se changera en qualité. Une banque d’Etat, unique, vaste parmi les plus vastes, qui aurait des succursales dans chaque canton, auprès de chaque usine, voilà déjà les neuf dixièmes de l’appareil socialiste. Voilà la comptabilité à l’échelle nationale, le contrôle à l’échelle nationale de la production et de la  répartition des produits, quelque chose, pourrions-nous dire, comme la charpente de la société socialiste.

   Cet «appareil d’Etat» (qui n’est pas complètement un appareil d’Etat en régime capitaliste, mais qui le sera complètement chez nous, en régime socialiste), nous pouvons nous «en emparer» et le «faire fonctionner» en frappant un seul coup, par un seul décret, car le travail effectif de comptabilité, de contrôle, d’enregistrement, de statistique et calcul est accompli dans ce cas par des employés qui sont en majorité des prolétaires ou des semi-prolétaires.

   Par un seul décret, le gouvernement prolétarien peut et doit transformer ces employés en fonctionnaires de l’Etat, tout comme les chiens de garde du capitalisme, les Briand et autres ministres bourgeois, assimilent par un seul décret les cheminots en grève aux agents de l’Etat. De ces fonctionnaires, il nous en faudra beaucoup plus et nous pouvons en avoir plus, car le capitalisme a simplifié les fonctions de l’enregistrement et du contrôle et les a ramenées à des opérations peu compliquées et accessibles à tout homme qui sait lire et écrire.

   « L’étatisation » de la masse des employés des banques, des cartels, du commerce, etc., etc., est une chose parfaitement réalisable et du point de vue technique (grâce au travail préliminaire accompli à notre profit par le capitalisme et par le capitalisme financier), et du point de vue politique, si le contrôle et la surveillance par les Soviets sont réalisés.

   Quant aux cadres supérieurs qui sont très peu nombreux, mais qui penchent vers le capitalisme, force sera de les traiter « avec rigueur », tout comme les capitalistes. Tout comme les capitalistes, ils résisteront. Il faudra briser cette résistance ; et si Péchékhonov, cet éternel naïf, balbutiait déjà en juin 1917, comme un véritable « apprenti en politique » : «la résistance des capitalistes est brisée», cette affirmation puérile, cette vantardise enfantine, cette boutade de petit garçon, le prolétariat la réalisera pour de bon.

   Nous pouvons bien le faire, puisqu’il s’agit de briser la résistance d’une minorité infime de la population, littéralement d’une poignée d’hommes, dont chacun sera de la part des associations d’employés, des syndicats, des coopératives de consommation, des Soviets l’objet d’une surveillance telle que le premier Tit Titytch venu sera cerné comme les Français à Sedan. Nous savons les noms de ces Tit Titytch : il suffit de prendre les listes des directeurs, des membres des conseils d’administration, des gros actionnaires, etc. Ils sont quelques centaines, tout au plus quelques milliers dans toute la Russie ; auprès de chacun d’eux, l’Etat prolétarien, disposant de l’appareil des Soviets, des associations d’employés, etc., peut préposer une dizaine, une centaine de contrôleurs, si bien même que, au lieu d’avoir à « briser leur résistance », on réussira peut-être, grâce au contrôle ouvrier (sur les capitalistes) à rendre toute résistance impossible.

   Ce n’est pas dans la confiscation des biens des capitalistes que sera en effet le «noeud» de l’affaire, mais ce sera précisément dans le contrôle national, universel, exercé par les ouvriers sur les capitalistes et sur leurs partisans éventuels. La seule confiscation ne servira à rien, car elle ne comporte aucun élément d’organisation, rien qui contrôle la justesse de la répartition. Nous remplacerons facilement la confiscation par la levée d’un impôt équitable (ne serait-ce qu’aux taux de «Chingarev»), mais à la condition d’exclure toute possibilité de se dérober au contrôle, de cacher la vérité, de tourner la loi. Or, cette possibilité, seul le contrôle ouvrier de l’Etat ouvrier peut l’écarter.

   La cartellisation obligatoire, c’est-à-dire l’association obligatoire en unions placées sous le contrôle de l’Etat, voilà ce que le capitalisme a préparé, ce que l’Etat des hobereaux a réalisé en Allemagne, voilà ce que pourront parfaitement réaliser en Russie les Soviets et la dictature du prolétariat., voilà ce qui nous donnera «un appareil d’Etat» à la fois universel, tout à fait moderne et sans bureaucratie((Pour plus de détails sur l’importance du groupement syndical obligatoire, Voir ma brochure La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer.)).

   Quatrième argument des avocats de la bourgeoisie : le prolétariat ne pourra pas «faire fonctionner» l’appareil d’Etat. Cet argument n’offre rien de nouveau par rapport au précédent. Naturellement, nous ne pourrions ni assimiler techniquement l’ancien appareil, ni le faire fonctionner. Le nouvel appareil, les Soviets, est déjà mis en mouvement par le «puissant essor créateur des forces populaires ». Il suffit de dégager cet appareil des entraves qui lui ont été imposées par la domination des chefs socialistes-révolutionnaires et menchéviks. Cet appareil fonctionne déjà ; il suffit de rejeter ce monstrueux attirail petit-bourgeois qui l’empêche d’avancer toujours à pleine vitesse.

   Deux circonstances sont ici à considérer pour compléter ce que nous avons dit plus haut : d’abord, les nouveaux moyens de contrôle, créés non pas par nous, mais par le capitalisme dans sa phase de guerre impérialiste ; ensuite, l’importance de la pénétration des principes démocratiques dans l’administration de l’Etat de type prolétarien.

   Le monopole des céréales, la carte de pain n’ont pas été créés par nous, mais par l’Etat capitaliste en guerre. C’est lui qui a d’ores et déjà créé l’obligation générale du travail dans le cadre du capitalisme, – ce qui est un bagne militaire pour les ouvriers. Mais ici encore, comme dans toute son œuvre historique, le prolétariat emprunte ses armes au capitalisme, il ne les « imagine » pas, il ne les « tire pas du néant ».

   Le monopole des céréales, la carte de pain, l’obligation générale du travail sont dans les mains de l’Etat prolétarien, dans les mains des Soviets investis de la plénitude du pouvoir, le moyen le plus puissant de comptabilité et de contrôle, un moyen tel que s’il est étendu aux capitalistes et aux riches en général, s’il leur est appliqué par les ouvriers, il «fera fonctionner » l’appareil d’Etat avec une force inconnue jusqu’ici dans l’histoire et permettra de triompher de la résistance des capitalistes et de les soumettre à l’Etat prolétarien. Ce moyen de contrôle, cette obligation du travail sont autrement puissants que les lois de la Convention et que sa guillotine. La guillotine n’était qu’un épouvantail qui brisait la résistance active. Cela ne nous suffit pas.

   Cela ne nous suffit pas. Nous ne devons pas seulement «épouvanter» les capitalistes, c’est-à-dire leur faire sentir la toute-puissance de l’Etat prolétarien et leur faire oublier l’idée d’une résistance active contre lui. Nous devons briser aussi leur résistance passive, incontestablement plus dangereuse et plus nuisible encore. Nous ne devons pas seulement briser toute résistance, quelle qu’elle soit. Nous devons encore obliger les gens à travailler dans le cadre de la nouvelle organisation de l’Etat. Il ne suffit pas de « flanquer à la porte » les capitalistes, il faut (après avoir flanqué à la porte les «récalcitrants» bons à rien et incurables) les mettre au service du nouvel Etat. Ceci concerne autant que les capitalistes une certaine couche des dirigeants intellectuels bourgeois, des employés, etc.

   Et nous avons les moyens de le faire. L’Etat capitaliste en guerre nous a lui-même mis entre les mains les moyens et les armes pour cela. Ces moyens, ce sont le monopole des céréales, la carte de pain, l’obligation générale du travail. «Qui ne travaille pas ne mange pas», telle est la règle fondamentale, la règle première, essentielle que peuvent appliquer et qu’appliqueront les Soviets de députés ouvriers, quand ils accéderont au pouvoir.

   Chaque ouvrier a un livret de travail. Ce document ne le dégrade pas, encore qu’aujourd’hui ce soit, sans aucun doute, la preuve de l’esclavage salarié capitaliste, l’attestation que le travailleur appartient à tel ou tel parasite.

   Les Soviets institueront le livret de travail pour les riches, et ensuite progressivement pour toute la population (dans un pays agricole, il est vraisemblable que pendant longtemps le livret de travail ne sera pas nécessaire pour l’immense majorité des paysans). Le livret de travail cessera d’être le signe qu’on fait partie de la «plèbe», il cessera d’être l’attribut des classes « inférieures », la preuve de l’esclavage salarié. Il deviendra la preuve que dans la nouvelle société il n’y a plus d’«ouvriers», mais que par contre il n’y a plus personne qui ne soit un travailleur.

   Les riches devront recevoir un livret de travail du syndicat des ouvriers ou des employés, le plus proche de leur activité ; ils devront recevoir toutes les semaines, ou à tout autre intervalle fixé, de ce syndicat l’attestation qu’ils accomplissent consciencieusement leur travail ; faute de quoi, ils ne pourront pas recevoir leur carte de pain et de produits alimentaires en général. Nous aurons besoin de bons organisateurs du système bancaire, de gens capables de grouper les entreprises (dans ce domaine, les capitalistes ont plus d’expérience et avec des gens expérimentés, le travail marche mieux) ; il nous faut en nombre toujours plus grand que par le passé des ingénieurs, des agronomes, des techniciens, des spécialistes de tout genre, instruits et cultivés, dira l’Etat prolétarien. A tous ces travailleurs nous donnerons un travail approprié à leurs forces et à leurs habitudes ; nous n’instituerons vraisemblablement que peu à peu l’égalité des salaires dans toute la mesure du possible, laissant pendant la période transitoire un salaire plus élevé aux spécialistes, mais nous les soumettrons au contrôle total des ouvriers, nous obtiendrons la mise en application complète et sans réserve de la règle : « qui ne travaille pas ne mange pas ». Et nous n’inventons pas une forme d’organisation du travail, nous l’empruntons toute faite au capitalisme : banques, cartels, usines modèles, stations expérimentales, académies, etc. ; il nous suffira d’emprunter les meilleurs types d’organisation à l’expérience des pays avancés.

   Et, naturellement, nous ne tomberons pas le moins du monde dans l’utopie, nous n’abandonnerons pas le terrain du calcul le plus sensé et le plus pratique, si nous disons : la classe capitaliste dans son ensemble opposera la résistance la plus acharnée, mais l’organisation de la population tout entière dans les Soviets brisera cette résistance, et il faudra, cela va de soi, punir par la confiscation de tous leurs biens et par la prison les capitalistes particulièrement obstinés et récalcitrants ; mais en revanche la victoire du prolétariat augmentera le nombre des exemples pareils à celui que je lis aujourd’hui dans les Izvestia :

   « Le 26 septembre, deux ingénieurs se sont présentés au Conseil central des comités d’usine et ont déclaré qu’un groupe d’ingénieurs a décidé de former une association d’ingénieurs socialistes. Considérant que le moment présent marque en fait le début de la révolution sociale, l’association se met la disposition des masses ouvrières et, désireuse de soutenir les intérêts des ouvriers, entend agir en complète union avec les organisations ouvrières. Les représentants du Conseil central des comités d’usine ont répondu que le Conseil formera volontiers au sein de son organisation une section d’ingénieurs qui fera entrer dans son programme les thèses fondamentales de la 1re Conférence des comités d’usine relatives au contrôle ouvrier de la production. Dans les jours prochains, se tiendra une séance commune des délégués du Conseil central des comités d’usine et du groupe d’initiative des ingénieurs socialistes ». (Izvestia du Comité exécutif central, 27 septembre 1917.)

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