Les leçons de la crise
Lénine
Iskra n°7 août 1901
Voilà près de deux ans que dure la crise commerciale et industrielle. Et, selon toute apparence, elle ne fait que croître ; elle atteint de nouvelles branches d’industrie, s’étend à de nouvelles régions, s’aggrave de nouvelles faillite de banques. Notre journal, depuis le mois de décembre dernier, a, dans chacun de ses numéros, noté, d’une façon ou de l’autre, les progrès (le la crise et ses funestes effets. Il est temps de poser le problème général des causes et de la signification de ce phénomène. Pour la Russie il est relativement nouveau, comme l’est tout notre capitalisme. Dans les vieux pays capitalistes, c’est-il dire là où la majorité des produits est destinée à la vente, où la majorité des ouvriers, n’ayant ni terre ni instruments de travail, vendent leur force de travail en se louant dans des entreprises étrangères à des propriétaires possédant des terres, des fabriques, des machines, etc., – dans les pays capitalistes la crise est un phénomène ancien se répétant de temps à autre, comme les accès d’une maladie chronique. On peut donc prévoir les crises, et quand en Russie le capitalisme a commencé à se développer d’une façon particulièrement rapide, la littérature social-démocrate a prévu la crise actuelle. Dans la brochure : Les tâches des social-démocrates russes, écrite fin 1897, il est dit « A l’heure actuelle, nous traversons visiblement une période du cycle capitaliste (circuit au cours duquel reviennent les mêmes événements, comme reviennent l’hiver et l’été) où l’industrie est « prospère » et le commerce très actif, où les usines travaillent à plein et où, tels les champignons après la pluie, pousse une multitude de nouvelles usines, entreprises, sociétés anonymes, chemins de fer, etc., etc. Point n’est besoin d’être prophète pour prédire la faillite inévitable (plus ou moins brusque) qui doit succéder à cette « prospérité » industrielle. Et cette faillite ruinera une foule de petits patrons, réduira au chômage une masse d’ouvriers. » La faillite est venue si brusque, comme la Russie n’en avait jamais connue de pareille. De quoi donc dépend cette terrible maladie chronique de la société capitaliste, maladie qui revient avec une régularité facile à prévoir ?
La production capitaliste ne peut se développer autrement que par à-coup, deux pas en avant et un pas (parfois même deux) en arrière. Comme nous l’avons déjà noté, la production capitaliste est une production destinée à la vente, la production de marchandises pour le marché. En disposent des capitalistes isolés, œuvrant chacun de son côté, nul ne peut savoir exactement la quantité et le genre de produits demandés sur le marché. On produit au jugé, on ne s’occupe que d’une chose : se gagner de vitesse les uns les autres. Il est donc tout naturel que la quantité produite puisse ne pas répondre aux besoins du marché. Et cette éventualité est particulièrement fréquente quand un marché déjà important s’élargit encore subitement, englobant des régions nouvelles, inexplorées et immenses. C’est ce qui s’est passé quand, il n’y a pas longtemps, a commencé chez nous « l’épanouissement » de l’industrie. Les capitalistes de l’Europe entière ont jeté leurs griffes vers une partie du monde habitée par des centaines de millions d’hommes, l’Asie, où jusqu’alors l’Inde seule, avec une mince portion de la périphérie, était étroitement liée au marché mondial. Le chemin de fer transcaspien a « ouvert» au capital l’Asie centrale. Le « grand transsibérien » (grand non seulement en raison de sa longueur, mais aussi en raison du détournement excessif des fonds publics, commis par les constructeurs, de l’exploitation excessive des ouvriers qui l’ont construit) a ouvert la Sibérie. Le Japon a commencé à se transformer en une nation industrielle et a essayé de percer une brèche dans la muraille de Chine, mettant ainsi à découvert un morceau friand qu’ont Immédiatement saisi à belles dents les capitalistes d’Angleterre, d’Allemagne, de France, de Russie et même d’Italie. La construction de voies ferrées gigantesques, l’extension du marché mondial et le développement du commerce, tout cela a provoqué une intensification inattendue de l’industrie, la multiplication des nouvelles entreprises, une course folle aux débouchés, la chasse au bénéfice, la fondation de nouvelles sociétés, l’afflux dans l’industrie d’une masse de nouveaux capitaux composés en partie des maigres économies des petits capitalistes. Rien d’étonnant si cette chasse mondiale effrénée à de nouveaux marchés inconnus a eu pour conséquence une faillite formidable.
Pour bien se rendre compte de cette chasse, il faut tenir compte des colosses qui y ont pris part. Quand on dit : « des entreprises séparées », « des capitalistes isolés », on oublie souvent que ces expressions, à proprement parler, sont inexactes. Au fond, c’est seulement l’appropriation du profit qui reste séparé, isolé, la production elle-même est sociale. Ces gigantesques faillites n’ont été rendues possibles et inévitables que parce qu’une bande de richards, ne cherchant que le lucre se sont trouvés disposer de puissantes forces productives sociales. Illustrons cette idée par un exemple de l’industrie russe. Ces derniers temps, la crise a touché aussi la production pétrolière. Or cette industrie compte des entreprises comme la Société des pétroles des frères Nobel. En 1899, cette société a vendu 163 millions de pounds de produits pétroliers pour une somme de 53 millions et demi de roubles et, en 1900, déjà 192 millions de ponds pour 72 millions de roubles. En une année l’augmentation, d’une seule entreprise, est de 18 millions et demi ! Une seule entreprise de ce genre repose sur le travail commun de dizaines et de centaines de milliers d’ouvriers occupés à l’extraction du pétrole, à son traitement, à son transport dans les pipes-lines, sur les chemins de fer, par mer et par rivières, occupés à la fabrication des machines, entrepôts, matériaux, chalands, bateaux à vapeur, etc., nécessaires pour cela. Ces dizaines de milliers d’ouvriers travaillent pour toute la société, et pourtant leur travail est la propriété d’une poignée de millionnaires qui s’adjugent tous les bénéfices réalisés par ce travail organisé des masses. (La société Nobel a réalisé en 1899 un bénéfice net de 4 millions, et en 1900, de 6 millions ; sur cette somme les actionnaires ont touché 1 300 roubles par action de 5 000 roubles, et les 5 membres de la direction ont touché on guise de gratification 528 000 roubles !) Si quelques entreprises semblables se lancent dans une chasse folle pour s’emparer d’une place sur un marché jusqu’alors inconnu, qu’y a-t-il d’étonnant qu’une crise survienne ?
Mieux encore. Pour que l’entreprise donne des bénéfices, il faut vendre les marchandises, trouver des acheteurs. Or ces acheteurs, c’est toute la masse de la population, car les énormes entreprises fabriquent des montagnes de produits. Or, dans tous les pays capitalistes, les neuf dixièmes de la population sont composés de pauvres : ouvriers recevant un salaire misérable, paysans vivant d’ordinaire plus mal que les ouvriers. Donc lorsque la grande industrie, pendant les périodes de prospérité, s’ingénie à produire le plus possible, elle jette sur le marché une telle quantité de produits que le gros du peuple, indigent, n’est pas en état de les acheter. Le nombre des machines, outils, entrepôts, voies ferrées, etc., va toujours croissant, mais cet accroissement, de temps à autre, s’arrête court parce que la masse du peuple, à qui en fin de compte sont destinés tous ces procédés perfectionnés de production, demeure dons une pauvreté voisine de la misère. La crise prouve que la société actuelle pourrait sortir infiniment plus de produits destinés à améliorer les conditions de vie des travailleurs, si la terre, les fabriques, les machines et le reste n’avaient pas été accaparés par une bande de propriétaires privés qui tirent des millions de la misère du peuple. La crise prouve que les ouvriers ne peuvent se borner à lutter pour obtenir des capitalistes telles ou telles concessions : pendant la période d’épanouissement de l’industrie, on peut conquérir ces concessions (et l’ouvrier russe, par sa lutte énergique, a, plus d’une fois, entre 1814 et 1898, conquis des concessions de ce genre), mais la faillite survient et les capitalistes non seulement reprennent les concessions qu’ils avaient faites, mais profitent encore de l’impuissance des ouvriers pour diminuer davantage les salaires. Et il en sera fatalement ainsi jusqu’au jour où les armées du prolétariat socialiste renverseront la domination du capital et de la propriété privée.
Cette crise prouve combien avaient la vue courte les socialistes (qui s’intitulent « critiques », sans doute parce qu’ils copient, sans critique aucune, la doctrine des économistes bourgeois) qui, il y a deux ans, déclaraient à grand fracas que les faillites deviennent moins probables.
Les leçons de cette crise, qui démasque toute l’absurdité de la soumission de la production sociale à la propriété privée, sont si édifiantes que maintenant la presse bourgeoise elle-même demande de renforcer le contrôle, sur les banques par exemple. Mais aucun contrôle n’empêchera les capitalistes de fonder, pendant les périodes prospères, des entreprises qui sont vouées ensuite à la banqueroute. AIlohovski, ex-fondateur des banques foncières et commerciales qui ont fait faillite à Kharkov, amassait par tous les moyens, licites et illicites, des millions de roubles pour la construction ou le soutien d’entreprises minières qui promettaient des montagnes d’or. La crise industrielle a ruiné ces banques et ces entreprises minières (Société du Donetz-louriev). Mais que signifie cette « catastrophe » de quelques entreprises dans une société capitaliste ? C’est dire que les capitalistes plus faibles, les capitalistes « de deuxième grandeur », sont éliminés par des millionnaires plus solides. Altchevski, le millionnaire de Kharkov, est évincé par Itiabouchinski, le millionnaire moscovite, qui, disposant de plus de capitaux, pèsera davantage sur l’ouvrier. Remplacement de riches de second ordre par des riches de premier ordre, accroissement des forces du capital, ruine de la masse des petits propriétaires (par exemple, les petits déposants qui, dans le krach des banques, perdent toute leur fortune), misère effroyable des ouvriers, voilà ce que la crise apporte avec elle. Rappelons encore les cas, cités par l’Iskra, où les capitalistes allongent la journée de travail et s’efforcent, lorsqu’ils débauchent, de remplacer les ouvriers conscients par de pauvres hères plus dociles.
En Russie, en général, la portée de la crise est infiniment plus grande que dans n’importe quel autre pays. Chez nous, au marasme de l’industrie se joint la famine parmi les paysans. Les ouvriers chômeurs sont expulsés des villes vers les campagnes, mais où envoyer les paysans sans travail ? En expulsant les ouvriers, on veut débarrasser les villes d’un élément de trouble, mais peut-être ces expulsés parviendront-ils à tirer une partie au moins des paysans de leur soumission séculaire pour les amener à ne pas seulement demander, mais aussi revendiquer ? Ouvriers et paysans sont aujourd’hui rapprochés non seulement par le chômage et la famine, mais aussi par le joug policier qui enlève aux ouvriers les possibilités d’union et de défense, aux paysans les secours mêmes envoyés par des donateurs bénévoles. La lourde poigne de la police se fait cent fois plus lourde pour des millions de gens qui ont perdu tout moyen d’existence. Les gendarmes et la police dans les villes, les zemskié natchalniki et les ouriadniki (brigadiers de la police rurale) dans les campagnes voient monter la haine contre eux et commencent à avoir peur non seulement des cantines populaires, mais aussi des annonces de collectes imprimées dans les journaux. Pour des collectes ! C’est crier au voleur quand on vole ! Lorsqu’un voleur voit l’homme qu’il a dépouillé recevoir l’aumône d’un passant, il s’imagine qu’ils se donnent l’un l’autre la main pour, dans un effort commun, faire justice de lui.