Lettre à Sylvia Pankhurst
Lénine
A la camarade Sylvia Pankhurst à Londres
28 août 1919
Chère Camarade ! Je n’ai reçu qu’hier votre lettre du 16 Juillet dernier. Je vous suis infiniment reconnaissant pour les renseignements que vous me donnez concernant l’Angleterre et je vais tacher de satisfaire votre désir en répondant à votre question.
Je ne doute pas que, parmi les représentants du prolétariat, un grand nombre d’ouvriers, les meilleurs, les plus honnêtes, les plus sincèrement révolutionnaires soient ennemis du parlementarisme et adversaires de toute action au parlement. Plus la culture capitaliste et la démocratie bourgeoise sont anciennes dans un pays donné, et plus c’est là un phénomène compréhensible, car la bourgeoisie, dans les vieux pays parlementaires, a remarquablement appris le jeu de l’hypocrisie et connaît mille tours pour tromper le peuple, en présentant le parlementarisme bourgeois comme la « démocratie en général » ou la « démocratie pure », etc., en dissimulant avec habileté lés innombrables liens du parlement avec la bourse et les capitalistes, en tirant parti d’une presse vénale, en se servant de toutes les façons de l’argent, puissance du capital.
On ne peut en douter : l’Internationale Communiste et les partis communistes des divers pays commettraient une faute irréparable en repoussant les ouvriers, partisans du pouvoir des Soviets, mais qui ne consentent pas à prendre part à la lutte parlementaire. Si on pose la question d’une façon générale, théoriquement, c’est précisément ce programme, celui de la lutte pour le pouvoir des Soviets, pour la république des Soviets, qui peut et doit unir maintenant, sans conteste, tous les révolutionnaires honnêtes et sincères des milieux ouvriers. Beaucoup d’ouvriers anarchistes deviennent maintenant de sincères partisans du pouvoir des Soviets, ce qui nous prouve qu’ils sont nos meilleurs camarades et amis, qu’ils sont parmi les meilleurs révolutionnaires et ne furent adversaires du marxisme que par malentendu ou, plus exactement, non par malentendu, mais parce que le socialisme officiel, dominant à l’époque de la seconde Internationale (1889-1914) trahit le marxisme, mutila l’enseignement révolutionnaire de Marx en général et son enseignement sur l’expérience de la Commune de Paris (1871) en particulier. Je l’ai exposé dans mon livre L’Etat et la Révolution ; je ne m’arrêterai donc plus sur cette question.
Que faire donc si, dans un pays, des communistes convaincus et disposés à se consacrer à l’œuvre révolutionnaire, — des partisans sincères du pouvoir des Soviets (du « système des Soviets », comme on dit quelquefois hors de Russie) — ne parviennent pas à s’unir par suite de leur désaccord sur la question de l’action parlementaire ?
Je considérerais volontiers ce désaccord comme n’ayant pas d’importance essentielle en ce moment, la lutte pour le pouvoir des Soviets étant la lutte politique du prolétariat dans sa forme la plus haute, la plus consciente, la plus révolutionnaire. Mieux vaut être avec les ouvriers révolutionnaire quand ils se trompent sur une question de détail ou d’importance secondaire, qu’avec les socialistes officiels ou avec les social-démocrates s’ils ne sont pas des révolutionnaires fermes et sincères, s’ils ne savent pas, s’ils ne veulent pas faire dans les masses ouvrières un travail révolutionnaire, mais professent pourtant sur la question donnée des opinions conformes à la bonne tactique.
Or la question parlementaire est maintenant une question de détail, secondaire. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient raison, à mon avis, quand ils défendaient, à la Conférence de janvier 1919 à Berlin contre la majorité la participation des spartakistes aux élections pour le parlement bourgeois allemand, à l’Assemblée Nationale Constituante.((Il est question du Congrès constitutif du Parti communiste d’Allemagne, qui se tint à Berlin du 30 décembre 1918 au 1er janvier 1919. Malgré l’intervention de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, qui proposaient de participer aux élections de l’Assemblée nationale, le Congrès prit à la majorité des voix (62 contre 23) la décision erronée de ne pas prendre part à la campagne électorale. (Note des Editions du Progrès))) Mais il va de soi qu’ils eurent raison davantage encore en demeurant avec le Parti Communiste qui commettait une faute secondaire, plutôt que de suivre les représentants droitiers du socialisme, tels que Scheidemann et son parti, ou les âmes serviles, les doctrinaires, les poltrons, les serviteurs muets de la bourgeoisie, les réformistes en fait, tels que Kautsky, Haase, Daumig et tout ce parti des « indépendants » allemands.
Je suis personnellement convaincu, que le refus de participer aux élections parlementaires est, chez les ouvriers révolutionnaires anglais, une faute, mais il vaut certes mieux commettre cette faute que de retarder la formation, par tous les éléments sympathisant avec le bolchevisme et sincèrement partisans de la république des Soviets que vous énumérez, d’un puissant parti ouvrier communiste anglais. Si par exemple, il y avait dans le B. S. P.(( Parti socialiste britannique [British Socialist Party], fut fondé en 1911 à Manchester, à la suite de la fusion du Parti social démocrate avec d’autres groupes socialistes. Le B.S.P. faisait sa propagande dans un esprit marxiste et était un parti « non opportuniste, réellement indépendant des libéraux » (Lénine, Œuvres, Paris Moscou, t. 19, p. 288). Le petit nombre de ses adhérents et son manque de liaison avec les masses lui conféraient cependant un certain caractère sectaire. Pendant la première guerre mondiale, au sein du parti se déroula une lutte aiguë entre la tendance internationaliste (W. Gallacher, A. Inkpin, D. MacLean, F. Rothstein, etc.) et la tendance social chauvine avec Hyndman à sa tête. La tendance internationaliste comptait des éléments hésitants qui adoptèrent une position centriste, sur un certain nombre de questions. En février 1916, un groupe du B.S.P. fonda le journal The Call, qui devait contribuer grandement au regroupement des internationalistes. La conférence annuelle du B.S.P., qui se tint à Salford en avril 1916, condamna la position social chauvine de Hyndman et de ses partisans, qui quittèrent alors le parti.
Le parti socialiste britannique accueillit favorablement la Grande Révolution socialiste d’Octobre. Ses membres jouèrent un rôle important dans le mouvement des travailleurs anglais pour la défense de la Russie soviétique contre l’intervention étrangère. En 1919, 98 organisations locales du parti contre 4 se prononcèrent pour l’adhésion à l’Internationale communiste. Le B.S.P. ainsi que le groupe d’unité communiste jouèrent le rôle principal dans la fondation du Parti communiste de Grande Bretagne. Au premier Congrès d’unification de 1920, l’immense majorité des organisations locales du B.S.P. adhérèrent au Parti communiste. (Note des Editions du Progrès))) des bolcheviks sincères qui, par suite du désaccord sur la question parlementaire, refusaient de se fondre dans le Parti Communiste avec les groupes 4 — 6 et 7, ces bolcheviks commettraient à mon avis une faute mille fois plus grave que celle qui consiste à refuser de participer aux élections pour le parlement bourgeois anglais. Naturellement, je suppose en disant cela que les groupes 4 — 6 et 7 pris ensemble sont réellement liés à la masse ouvrière et ne représentent pas exclusivement de petits groupes intellectuels, comme cela arrive assez souvent en Angleterre ». Sous ce rapport les Workers’ Committees et les Shop Stewards, qui ont sans doute des liens étroits avec la masse, ont une grande importance.
Le lien ininterrompu avec la masse ouvrière, l’aptitude à y entretenir une agitation constante, à prendre part à chaque grève, à répondre à toutes les interrogations formulées par la masse, c’est là l’essentiel pour le Parti Communiste, surtout dans un pays tel que l’Angleterre, où jusqu’à présent (comme d’ailleurs dans tous les pays impérialistes) seuls de petits groupes ouvriers, composés de représentants de l’aristocratie ouvrière, pour la plupart complètement et irrémédiablement pourris de réformisme, captifs des préjugés impérialistes et bourgeois, ont pris part au mouvement socialiste et en général au mouvement ouvrier. Sans lutte contre ces éléments, sans destruction totale de leur autorité, sans enracinement au sein de la masse de la conviction de leur absolue corruption bourgeoise, il ne peut être question d’un mouvement ouvrier communiste sérieux.
Ceci se rapporte à la fois à l’Angleterre, à la France, à l’Amérique et à l’Allemagne.
Les ouvriers révolutionnaires qui font du parlementarisme le point de mire de leurs attaques ont pleinement raison dans la mesure où ils expriment ainsi le rejet de principe du parlementarisme bourgeois et de la démocratie bourgeoise. Le pouvoir des Soviets, la République des Soviets, voilà ce que la révolution ouvrière a institué à la place de la démocratie bourgeoise ; voilà la forme de transition du capitalisme au socialisme, la forme de la dictature prolétarienne. Et la critique du parlementarisme est non seulement légitime et nécessaire pour motiver le passage au pouvoir des Soviets, mais elle est absolument juste, en tant que manifestant la conscience du caractère historique conditionnel et borné du parlementarisme, de ses liens avec le capitalisme, de son rôle progressif par rapport aux institutions du moyen âge et réactionnaire par rapport au pouvoir des soviets.
Mais les critiques du parlementarisme en Europe et en Amérique, quand ils appartiennent aux milieux anarchistes et anarchistes-syndicalistes, ont souvent tort quand ils se refusent à toute participation aux élections et à l’activité parlementaire. Nous ne voyons ici qu’une insuffisance d’expérience révolutionnaire. Nous, russes, qui avons traversé au XXe siècle deux grandes révolutions, nous savons quelle influence il possède en fait pendant les périodes, révolutionnaires en général et surtout au moment même de la révolution. Les parlements bourgeois doivent être dissous et remplacés par des institutions soviétistes. On n’en peut douter. On ne peut douter maintenant, après l’expérience de la Russie, de la Hongrie, de l’Allemagne, que cette transformation s’accomplira certainement pendant la révolution prolétarienne. C’est pourquoi il convient d’y préparer systématiquement les masses ouvrières, de les éclairer à l’avance sur les tâches du régime des soviets, et cette propagande et cette agitation pour les soviets constituent pour l’ouvrier qui veut être un révolutionnaire en fait, un devoir indiscutable. Mais nous, Russes, nous avons rempli cette tâche en agissant aussi dans l’arène parlementaire ; dans la misérable douma tsariste, composée de grands propriétaires, nos représentants ont su faire de la propagande révolutionnaire et républicaine. On peut et on doit ainsi faire à l’intérieur même des parlements bourgeois une propagande soviétiste.
Il se peut que ce but ne soit pas facile à atteindre tout de suite, dans tel pays ou dans tel autre, mais c’est là une autre question. Il faut faire tous les efforts nécessaires pour que cette tactique juste soit admise des ouvriers révolutionnaires dans tous les pays. Et si le parti ouvrier est vraiment révolutionnaire, s’il est vraiment ouvrier (c’est-à-dire étroitement lié à la majorité des travailleurs, aux couches inférieures du prolétariat et non uniquement à ses couches superficielles), s’il est vraiment un parti, c’est-à-dire une organisation de l’avant-garde révolutionnaire possédant une forte cohésion, sachant employer tous les moyens pour faire, parmi les masses, œuvre révolutionnaire, — s’il en est ainsi, ce parti saura certainement tenir en mains ses parlementaires, en faire de véritables propagandistes, comme Karl Liebnecht, et non des opportunistes, non des conducteurs du prolétariat usant des procédés bourgeois, des habitudes bourgeoises, des idées bourgeoises et de l’absence bourgeoise d’idées…
Si l’on ne pouvait atteindre d’un coup ce résultat en Angleterre et si, en outre, l’union des partisans du système des Soviets s’y montrait impossible précisément à cause du désaccord sur la question parlementaire et uniquement à cause de ce désaccord, je considérerais alors comme un pas utile vers l’unité complète la formation de deux partis communistes partisans du passage du parlementarisme bourgeois au gouvernement des Soviets. Que l’un de ces partis participe à l’action parlementaire, que l’autre s’y refuse ; ce désaccord est actuellement tellement insignifiant que le plus raisonnable serait de ne pas se diviser pour si peu. Mais l’existence simultanée de deux partis communistes serait un immense progrès par rapport à la situation actuelle et cette dualité ne serait très vraisemblablement appelée à ne durer que pendant une courte période de transition, avant l’unité complète et la prompte victoire du communisme((Une fois de plus, Lénine avait prévu dans ces lignes ce qui s’est passé un an plus tard. Actuellement, en effet, deux partis communistes sont en formation en Angleterre. (Note du Bulletin communiste))).
Le pouvoir soviétiste n’a pas seulement montré en Russie, en s’appuyant sur une expérience de près de deux années, que la dictature du prolétariat était possible même dans un pays agricole, et qu’elle était capable, grâce à la création d’une armée forte (meilleure preuve d’organisation et d’ordre) de se maintenir clans des conditions incroyablement difficiles.
Le pouvoir soviétiste a fait encore d’avantage : il a déjà moralement triomphé dans le monde entier, car partout la masse ouvrière, bien qu’il ne lui parvienne que des bribes de vérité sur le pouvoir soviétiste, bien qu’elle soit assaillie de milliers et de millions de communications mensongères relatives à ce pouvoir, s’est déjà prononcée pour lui. Le prolétariat du monde entier comprend déjà que ce pouvoir est celui des travailleurs, que seul il libère du capitalisme, du joug du capital, de la guerre entre impérialistes et conduit à une paix solide.
C’est précisément pour cela que si les impérialistes peuvent remporter des victoires sur des républiques soviétistes isolées, il leur est impossible de vaincre le mouvement soviétiste mondial du prolétariat.
Salutations communistes.
N. LENINE.
P. S. — Cette coupure de la presse russe vous donne un échantillon de nos informations concernant l’Angleterre :
Londres, 25 août (par Béloostrov). Le correspondant londonien du Berlingske Tidende de Copenhague communique le 3 août dernier à propos du mouvement bolchevik en Angleterre : « Les grèves de ces derniers jours et les récentes révélations ont ébranlé la foi des Anglais en l’immunité de leur pays contre le bolchévisme. Actuellement, les journaux discutent vivement de cette question et l’administration fait tous ses efforts pour établir que le « complot » existait depuis longtemps déjà et visait à renverser le régime actuel, ni plus ni moins. La police anglaise a arrêté le bureau révolutionnaire qui disposait, comme l’assurent les journaux, de fonds et d’armes. Le Times publie certains documents trouvés sur les personnes arrêtées. Ils contiennent un programme révolutionnaire complet, selon lequel toute la bourgeoisie doit être désarmée ; des armes et des munitions doivent être trouvées pour les Soviets des députés ouvriers et soldats rouges, et une Armée Rouge doit être formée ; tous les postes publics doivent être occupés par des ouvriers. Ensuite, il était question d’instituer un tribunal révolutionnaire pour juger les inculpés politiques et les personnes coupables de mauvais traitements vis-à-vis des emprisonnés. Il était proposé de confisquer tous les vivres. Le parlement et les autres organes d’administration publique doivent être dissous, et des Soviets révolutionnaires institués à leur place. La journée de travail doit être limitée à six heures, et le salaire hebdomadaire minimum porté à 7 livres. Les dettes publiques ainsi que toutes les autres doivent être annulées. Toutes les banques, toutes les entreprises industrielles et commerciales et tous les moyens de transport sont déclarés nationalisés,
Si cela est vrai, je dois exprimer aux impérialistes et aux capitalistes anglais, en la personne du Times, leur organe, le plus riche journal du monde, ma reconnaissance et ma gratitude très respectueuse pour leur excellente propagande en faveur du bolchévisme. Poursuivez dans cet esprit, messieurs du Times : vous amènerez on ne peut mieux l’Angleterre à la victoire du bolchévisme !