Lettre aux camarades bolchéviks participant au congrès des Soviets de la région du nord
Lénine
Paru pour la première fois le 7 novembre 1925, dans le n° 255 de la « Pravda »
Camarades ! notre révolution traverse une période critique au plus haut point. Cette crise coïncide avec la grande crise de croissance de la révolution socialiste mondiale et de la lutte que mène contre elle l’impérialisme du monde entier. Une tâche gigantesque incombe aux dirigeants responsables de notre parti ; s’ils ne l’accomplissent pas, la faillite complète menace le mouvement prolétarien internationaliste. L’heure est telle que temporiser, c’est aller à une mort certaine.
Jetez un regard sur la situation internationale. La montée de la révolution mondiale est incontestable. L’explosion de révolte des ouvriers tchèques a été étouffée avec une cruauté incroyable, qui témoigne de la panique du gouvernement. En Italie, on en est arrivé aussi à une explosion des masses à Turin((Il s’agit d’importantes actions déclenchées par les travailleurs en août 1917 à Turin, contre la guerre. Elles commencèrent le 21 août par une manifestation provoquée par de graves difficultés de ravitaillement. Le lendemain, les ouvriers décrétèrent la grève, qui devint générale, des barricades surgirent dans les rues de la ville. Le mouvement prit un caractère politique et fut dirigé contre la guerre. Le 23 août, les faubourgs de Turin étaient aux mains des insurgés. Le gouvernement fit donner la troupe contre les grévistes et introduisit l’état de siège. Le 27 août, les ouvriers reprirent le travail. )). Mais le fait le plus important est la mutinerie de la flotte allemande. Il faut se représenter les extrêmes difficultés que rencontre la révolution dans un pays comme l’Allemagne ; surtout dans les circonstances actuelles. A n’en pas douter, la mutinerie de la flotte allemande marque la grande crise de croissance de la révolution mondiale. Si nos chauvins qui prêchent la défaite de l’Allemagne exigent des ouvriers allemands qu’ils se soulèvent tout d’un coup, nous savons, nous révolutionnaires internationalistes russes, par l’expérience des années 1905 et 1917, qu’on ne peut imaginer de symptôme plus manifeste de la croissance de la révolution que le soulèvement des troupes.
Réfléchissez à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui en face des révolutionnaires allemands. Ils peuvent nous dire : Nous n’avons qu’un Liebknecht qui ait appelé ouvertement à la révolution. Sa voix est étouffée par le bagne. Nous n’avons pas un journal qui explique au grand jour la nécessité de la révolution ; nous n’avons pas la liberté de réunion. Nous n’avons pas un seul Soviet de députés ouvriers ou soldats. Notre voix parvient à grand-peine aux larges masses. Et nous avons fait une tentative d’insurrection, avec peut-être une chance sur cent. Et vous, révolutionnaires internationalistes russes, vous avez pour vous six mois de libre propagande, vous avez une vingtaine de journaux, vous avez toute une série de Soviets de députés ouvriers et soldats, vous l’avez emporté au Soviet des deux capitales, vous avez avec vous toute la flotte de la Baltique et toute l’armée russe de Finlande et vous ne répondez pas à notre appel à l’insurrection, vous ne renversez pas votre impérialiste Kérenski, alors que vous avez quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de faire triompher votre soulèvement.
Oui, nous serons véritablement traîtres à l’Internationale, si à un tel moment, dans des conditions aussi favorables, nous répondons à cet appel des révolutionnaires allemands seulement… par des résolutions.
Ajoutez que nous savons tous fort bien que les impérialistes internationaux s’entendent et complotent de plus en plus contre la révolution russe. L’étouffer coûte que coûte, l’étouffer par des mesures militaires et par une paix conclue au détriment de la Russie, voilà le but vers lequel l’impérialisme international tend de plus en plus. Voilà ce qui aggrave particulièrement la crise de la révolution socialiste mondiale, voilà ce qui rend particulièrement, dangereux – je dirais presque criminel de notre part tout ajournement de l’insurrection.
Considérez ensuite la situation intérieure de la Russie. La faillite des partis petits-bourgeois conciliateurs qui expriment la confiance aveugle des masses envers Kérenski et les impérialistes en général, est arrivée à complète maturité. Cette faillite est complète. Le vote de la curie soviétique contre la coalition, à la Conférence démocratique, le vote de la majorité des Soviets locaux de députés paysans (malgré leur Soviet central où siègent les Avksentiev et autres amis de Kérenski) contre la coalition, les élections à Moscou, où la population ouvrière est la plus proche de la paysannerie et où plus de 49% des voix sont allées aux bolchéviks (parmi les soldats, 14 000 sur 17 000), n’attestent-ils pas la faillite complète de la confiance des masses populaires envers Kérenski et ceux qui font cause commune avec Kérenski et consorts ? Peut-on imaginer que les masses populaires puissent dire plus clairement encore que par ce vote aux bolchéviks : « Conduisez-nous, nous vous suivrons. »
Et nous qui avons ainsi acquis la majorité au sein des masses populaires, nous qui avons conquis les Soviets des deux capitales, nous attendrions. Nous attendrions quoi ? Que Kérenski et ses généraux korniloviens livrent Pétrograd aux Allemands, concluant ainsi directement ou non, ouvertement ou non, une conjuration et avec Buchanan et avec Guillaume pour l’étouffement complet de la révolution russe.
Le peuple nous a exprimé sa confiance aux élections de Moscou et au renouvellement des Soviets, mais ce n’est pas tout. Il existe des symptômes d’une apathie et d’une indifférence croissantes. Cela se comprend. Cela indique non pas un déclin de la révolution, comme le clament les cadets et leurs thuriféraires, mais un déclin de la foi dans les résolutions et les élections. Dans la révolution, les masses exigent des partis dirigeants des actes et non des paroles, la victoire dans la lutte, et non des conversations. Le moment est proche où pourra se manifester dans le peuple l’opinion que les bolchéviks ne valent pas mieux que les autres, car ils n’ont pas su agir après que nous leur avons fait confiance…
Dans tout le pays le soulèvement paysan se déchaîne. Il est clair comme le jour que les cadets et leurs satellites le minimisent de toutes les façons, qu’ils le ramènent à des «pogroms», à l’«anarchie». Ce mensonge est réfuté du fait qu’on a commencé dans des centres d’insurrection à remettre la terre aux paysans : jamais encore les «pogroms» et l’«anarchie» n’avaient conduit à de si excellents résultats politiques ! Ce qui prouve la force immense du soulèvement paysan, c’est que les conciliateurs et les socialistes- révolutionnaires du Diélo Naroda, et même Brechko-Brechkovskaïa ont commencé à parler de remettre la terre aux paysans, pour enrayer le mouvement, avant d’être complètement débordés.
Et nous attendrions de voir si les unités cosaques du kornilovien Kérenski (démasqué précisément ces derniers temps par les socialistes-révolutionnaires eux-mêmes comme kornilovien) n’étoufferont pas secteur par secteur ce soulèvement paysan.
De nombreux dirigeants de notre parti n’ont visiblement pas compris le sens particulier que prend aujourd’hui le mot d’ordre que nous avons tous adopté et rabâché. Ce mot d’ordre, c’est : tout le pouvoir aux Soviets. Il y a eu des périodes, il y a eu des moments, pendant ces six mois de révolution où ce mot d’ordre ne signifiait pas l’insurrection. Peut-être ces périodes, ces moments ont-ils aveuglé une partie des camarades et leur ont-ils fait oublier que maintenant, pour nous, à tout le moins depuis le milieu de septembre, ce mot d’ordre équivaut à un appel à l’insurrection.
A cet égard, il ne peut y avoir l’ombre d’un doute. Le Diélo Naroda l’a expliqué récemment en termes «à la portée de tous», quand il a dit : «En aucun cas Kérenski ne se soumettra ! » Je pense bien !
Le mot d’ordre « tout le pouvoir aux Soviets » n’est pas autre chose qu’un appel à l’insurrection. Et la faute retombera sur nous entièrement, sans conteste, si nous qui appelons depuis des mois les masses à se soulever, à ne pas s’entendre avec la bourgeoisie, nous ne conduisons pas ces masses à l’insurrection, à la veille de la faillite de la révolution, alors que les masses nous ont exprimé leur confiance.
Les cadets et les conciliateurs cherchent, à nous effrayer par l’exemple des 3-5 juillet, par le développement de la propagande des Cent-Noirs, etc. Mais si nous avons commis une erreur les 3-5 juillet, ce fut seulement de ne pas nous être emparés du pouvoir. Je pense qu’il n’y eut pas de faute alors, car nous n’avions pas encore la majorité, mais maintenant ce serait une erreur fatale et pis qu’une erreur. Le développement de la propagande des Cent-Noirs est compréhensible, c’est la réaction des extrêmes devant l’essor de la révolution prolétarienne et paysanne. Mais en tirer argument contre l’insurrection est ridicule, car l’impuissance des Cent-Noirs, soudoyés par les capitalistes, l’impuissance de la bande noire dans la lutte n’a pas même besoin d’être démontrée. Dans la lutte, c’est tout simplement un zéro. Dans la lutte, Kornilov et Kérenski ne peuvent s’appuyer que sur la division sauvage et sur les Cosaques. Or, la démoralisation a maintenant gagné les Cosaques et, de plus, dans leurs régions cosaques, les paysans les menacent d’une guerre civile.
J’écris ces lignes le dimanche 8 octobre ; vous ne les lirez pas avant le 10 octobre. J’ai appris par un camarade de passage que les voyageurs de la ligne de Varsovie disent : Kérenski mène les Cosaques sur Pétrograd ! C’est tout à fait vraisemblable ; et nous serons vraiment coupables si nous ne vérifions pas le fait sous tous ses aspects et si nous n’étudions pas les forces et le dispositif des troupes de Kornilov qui constituent la deuxième vague.
Kérenski a de nouveau rapproché les troupes de Kornilov de Pétrograd, pour empêcher la transmission du pouvoir aux Soviets, pour empêcher ce pouvoir de proposer immédiatement la paix, pour empêcher la remise immédiate de la terre aux paysans, pour livrer Pétrograd aux Allemands et pour filer lui-même vers Moscou ! Voilà le mot d’ordre d’insurrection que nous devons faire circuler le plus largement possible et qui connaîtra un immense succès.
Il est impossible d’attendre le congrès des Soviets de Russie, dont le Comité exécutif central peut faire traîner la convocation jusqu’à novembre ; il est impossible d’atermoyer et de permettre ainsi à Kérenski d’amener encore des troupes de Kornilov. Au Congrès des Soviets sont représentés la Finlande, la flotte et Reval qui ensemble peuvent exécuter un mouvement immédiat sur Pétrograd contre les régiments de Kornilov, mouvement de la flotte et de l’artillerie et des mitrailleuses et de deux ou trois corps d’armée qui ont démontré, à Vyborg, par exemple, toute la force de leur haine envers les généraux de Kornilov avec qui Kérenski est de nouveau de mèche.
Ce serait la plus grande des erreurs de renoncer à la possibilité d’infliger sur-le-champ une défaite aux régiments de Kornilov, deuxième vague d’assaut, sous prétexte que la flotte de la Baltique, en se rendant à Pétrograd, ouvrirait ainsi le front aux Allemands. Les calomniateurs korniloviens le diront, comme ils diront toutes sertes de mensonges en général, mais se laisser intimider par les mensonges et les calomnies est indigne de révolutionnaires. Kérenski livrera Pétrograd aux Allemands, voilà ce qui est maintenant clair comme le jour ; aucune assurance contraire n’ébranlera notre profonde conviction sur ce point, car elle découle de tout le cours des événements et de toute la politique de Kérenski.
Kérenski et les korniloviens livreront Pétrograd aux Allemands. Et c’est précisément pour sauver Pétrograd qu’il faut renverser Kérenski, qu’il faut que les Soviets des deux capitales s’emparent du pouvoir ; ces Soviets offriront immédiatement la paix à tous les peuples et accompliront leur devoir vis-à-vis des révolutionnaires allemands ; ils feront ainsi un pas décisif vers l’écrasement des complots criminels contre la révolution russe, complots tramés par l’impérialisme international.
Seul le mouvement immédiat de la flotte de la Baltique, des troupes de Finlande, de Reval et de Cronstadt contre les troupes de Kornilov qui se trouvent devant Pétrograd peut sauver la révolution russe et la révolution mondiale. Et ce mouvement a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent d’amener en quelques jours la reddition d’une partie des unités cosaques, la défaite complète de l’autre partie, le renversement de Kérenski, car les ouvriers et les soldats des deux capitales soutiendront ce mouvement.
La temporisation, c’est la mort.
Le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets » est un mot d’ordre d’insurrection. Quiconque emploie ce mot d’ordre, sans en avoir conscience, sans y avoir réfléchi, n’a qu’à s’en prendre à lui-même. Mais il faut traiter l’insurrection comme un art, – j’ai insisté sur ce point pendant la Conférence démocratique et j’y insiste aujourd’hui, car c’est ce qu’enseigne le marxisme, c’est ce qu’enseigne la situation actuelle en Russie et dans le monde entier.
Il ne s’agit pas de votes ; il ne s’agit pas d’attirer les socialistes-révolutionnaires «de gauche», il ne s’agit ni de l’appoint des Soviets provinciaux, ni de leur congrès. Il s’agit de l’insurrection que peuvent et doivent décider Pétrograd, Moscou, Helsingfors, Cronstadt, Vyborg et Reval. C’est devant Pétrograd et à Pétrograd que peut et doit être décidée et accomplie l’insurrection, avec le plus de sérieux possible, avec la meilleure préparation possible, avec le plus de rapidité et d’énergie possible.
La flotte, Cronstadt, Vyborg, Reval peuvent et doivent marcher sur Pétrograd, écraser les régiments de Kornilov, soulever les deux capitales, mener une propagande parmi les masses pour un pouvoir qui remettrait immédiatement la terre aux paysans et proposerait sans retard la paix – renverser le gouvernement Kérenski, créer ce pouvoir.
La temporisation, c’est la mort.
N. Lénine
8 octobre 1917