Lettres de loin
Lénine
Lettre 2 : Le nouveau gouvernement et le prolétariat
Le principal document dont je dispose à ce jour (8/21 mars) est un numéro du plus conservateur et du plus bourgeois des journaux anglais, le Times du 16/3 qui donne un résumé des informations sur la révolution en Russie. Il est évident qu’il serait difficile de trouver une source d’information plus favorable – pour employer un euphémisme – au gouvernement Goutchkov-Milioukov.
Voici ce que le correspondant de ce journal annonce de Pétersbourg, le mercredi 1er (14) mars, alors que n’existait encore que le premier Gouvernement provisoire, c’est-à-dire le Comité exécutif de la Douma, composé de 13 personnes avec à leur tête Rodzianko et comptant parmi ses membres, selon l’expression du journal, deux «socialistes», Kérenski et Tchkhéidzé :
« Un groupe de 22 députés, membres du Conseil d’Etat, Goutchkov, Stakhovitch, Troubetskoï, le professeur Vassiliev, Grimm, Vernadski, d’autres encore, a adressé hier un télégramme au tsar» le suppliant, pour le salut de la « dynastie », etc., etc., de convoquer la Douma et de désigner un chef de gouvernement jouissant de « la confiance de la nation ». « Quelle sera la décision de l’Empereur, lequel doit arriver aujourd’hui, c’est ce que l’on ignore jusqu’ici, écrit le correspondant, mais une chose est absolument certaine. Si Sa Majesté ne satisfait pas immédiatement les desiderata des éléments les plus modérés d’entre ses loyaux sujets, l’influence dont jouit en ce moment le Comité provisoire de la Douma d’Etat passera tout entière aux socialistes, qui veulent instaurer la république, mais sont incapables d’instituer un gouvernement tant soit peu ordonné et voueraient infailliblement le pays à l’anarchie à l’intérieur et à la catastrophe à l’extérieur… »
Que de sagesse politique et de clarté, n’est-il pas vrai ? Comme ce congénère (si ce n’est le dirigeant) anglais des Goutchkov et des Milioukov comprend bien le rapport des forces et des intérêts de classe ! «Les éléments les plus modérés d’entre les loyaux sujets», c’est-à-dire les grands propriétaires fonciers et les capitalistes monarchistes, veulent accéder au pouvoir, car ils se rendent parfaitement compte qu’autrement l’«influence» passerait aux «socialistes», pourquoi précisément aux «socialistes», et non à quelqu’un d’autre ? Parce que le congénère anglais de Goutchkov voit fort bien qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir aucune autre force sociale dans l’arène politique. C’est le prolétariat qui a accompli la révolution ; il a fait preuve d’héroïsme, il a versé son sang, entraîné à sa suite les masses les plus larges des travailleurs et de la population pauvre ; il réclame le pain, la paix et la liberté ; il veut la république, et ses sympathies vont au socialisme. Alors qu’une poignée de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, les Goutchkov et les Milioukov en tête, veut tromper la volonté ou l’aspiration de l’immense majorité, conclure un marché avec la monarchie agonisante, la soutenir, la sauver : que Votre Majesté désigne Lvov et Goutchkov, et nous serons avec la monarchie contre le peuple. Voilà à quoi se ramène tout le sens, tout le fond de la politique du nouveau gouvernement !
Mais comment justifier cette politique visant à mystifier le peuple, à le berner, à contrecarrer la volonté de l’immense majorité de la population ?
Pour cela, il faut calomnier, procédé ancien, mais toujours neuf de la bourgeoisie. Et voilà le congénère anglais de Goutchkov qui calomnie, qui jure, qui crache et qui bave : « Anarchie à l’intérieur, catastrophe à l’extérieur », pas de « gouvernement bien ordonné » ! !
C’est faux, honorable congénère de Goutchkov ! Les ouvriers veulent la république ; or, la république est un gouvernement beaucoup plus «ordonné» que la monarchie. Qu’est-ce qui garantit au peuple qu’un second Romanov n’engagera pas un second Raspoutine ? C’est précisément la continuation de la guerre, c’est-à-dire le nouveau gouvernement, qui apporte la catastrophe. La république prolétarienne, épaulée par les ouvriers agricoles et par la partie pauvre des paysans et des citadins, peut seule assurer la paix, donner le pain, l’ordre et la liberté.
Les cris à l’anarchie ne font que masquer la cupidité des capitalistes, désireux de s’enrichir par la guerre et les emprunts de guerre, désireux de rétablir la monarchie contre le peuple.
« …Le parti social-démocrate, poursuit le correspondant, a publié hier un appel des plus séditieux, qui a été répandu par toute la ville. Ils(c’est-à-dire le parti social-démocrate) sont de purs doctrinaires, mais leur capacité de nuire est immense à une époque comme celle-ci. M. Kérenski et M. Tchkhéidzé, qui comprennent qu’ils ne peuvent espérer éviter l’anarchie sans l’appui des officiers et des éléments modérés de la population, sont obligés de compter avec leurs camarades moins raisonnables et les poussent insensiblement à adopter des attitudes propres à compliquer la tâche du Comité provisoire »…
Ô, grand diplomate anglais, congénère de Goutchkov ! Vous avez vendu la mèche de façon bien «peu raisonnable» !
Le « parti social-démocrate » et les « camarades moins raisonnables », avec qui « Kérenski et Tchkhéidzé sont obligés de compter », c’est évidemment le Comité central ou le Comité de Pétersbourg de notre Parti reconstitué à la conférence de janvier 1912, ce sont ces mêmes «bolchéviks» que les bourgeois traitent toujours de « doctrinaires » pour leur fidélité à la « doctrine », c’est-à-dire aux principes, à l’enseignement et aux buts du socialisme. Ce que lé congénère anglais de Goutchkov qualifie brutalement de séditieux et de doctrinaire, c’est manifestement l’appel et l’attitude de notre Parti, qui convient à la lutte au nom de la république, de la paix, de la destruction totale de la monarchie tsariste, au nom du pain pour le peuple.
Le pain pour le peuple et la paix, c’est de la sédition ; tandis que des portefeuilles ministériels pour Goutchkov et Milioukov, c’est «l’ordre». Vieux discours bien connus !
Quelle est donc la tactique de Kérenski et de Tchkhéidzé, d’après la définition qu’en donne le congénère anglais de Goutchkov ?
Hésitante : d’une part, le congénère de Goutchkov les félicite, car ils «comprennent» (ces petits garçons bien sages ! bien intelligents !) que, sans l’«appui» des officiers et des éléments modérés, il est impossible d’éviter l’anarchie (et nous qui pensions jusqu’ici et qui continuons de penser, en accord avec notre doctrine, avec notre théorie socialiste, que ce sont les capitalistes qui introduisent dans la société humaine l’anarchie et les guerres, et que seul le passage de tout le pouvoir politique au prolétariat et au peuple indigent peut nous affranchir des guerres, de l’anarchie, de la famine !). — D’autre part, voyez- vous, ils sont «obligés de compter» «avec leurs camarades moins raisonnables», c’est-à-dire avec les bolchéviks, avec le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, reconstitué et unifié par son Comité central.
Quelle force « oblige » donc Kérenski et Tchkhéidzé à «compter» avec le parti bolchévik, auquel ils n’ont jamais appartenu et qu’eux-mêmes ou leurs représentants dans la presse (les « socialistes-révolutionnaires », les « socialistes-populistes », les « menchéviks-okistes », etc.) ont toujours attaqué, réprouvé, dénoncé comme un groupuscule clandestin, une secte de doctrinaires, etc.? Où et quand a-t-on jamais vu en période révolutionnaire, alors que l’action des masses est prédominante, que des hommes politiques sains d’esprit «comptent» avec des « doctrinaires » ??
Notre pauvre congénère anglais de Goutchkov s’est empêtré, il n’a pas pu retomber sur ses pieds, il n’a su ni mentir à fond, ni dire toute la vérité ; et il n’a fait que se trahir.
Ce qui a obligé Kérenski et Tchkhéidzé à compter avec le parti social-démocrate unifié par le Comité central, c’est l’influence qu’exerce ce parti sur le prolétariat, sur les masses. Notre Parti s’est trouvé avec les masses, avec le prolétariat révolutionnaire, malgré l’arrestation et la déportation en Sibérie de nos députés dès 1914, malgré les persécutions acharnées et les arrestations que valut au Comité de Pétersbourg son action clandestine, pendant la guerre, contre la guerre et contre le tsarisme.
« Les faits sont têtus », dit le proverbe anglais. Permettez qu’on vous le rappelle, très honorable congénère anglais de Goutchkov ! Le congénère anglais de Goutchkov «en personne» a dû reconnaître que notre Parti a dirigé ou tout au moins aidé sans réserve les ouvriers de Pétersbourg dans les grandes journées de la révolution. Il a dû également reconnaître que Kérenski et Tchkhéidzé oscillent entre la bourgeoisie et le prolétariat. Les amis de Gvozdev, les « jusqu’auboutistes », c’est-à-dire les social-chauvins, c’est-à-dire les défenseurs de la guerre impérialiste de rapine, vont maintenant à la remorque de la bourgeoisie ; en entrant dans le ministère, c’est-à-dire dans le deuxième Gouvernement provisoire, Kérenski est, lui aussi, complètement passé à la bourgeoisie ; Tchkhéidzé n’est pas entré dans le ministère, il est demeuré hésitant entre le Gouvernement provisoire de la bourgeoisie, les Goutchkov et les Milioukov, et le «Gouvernement provisoire» du prolétariat et des masses indigentes du peuple, le Soviet des députés ouvriers ainsi que le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, unifié par le Comité central.
La révolution a donc confirmé ce sur quoi nous insistions tout spécialement en appelant les ouvriers à prendre nettement conscience des différences de classe entre les principaux partis et les principaux courants du mouvement ouvrier et de la petite bourgeoisie, ce que nous écrivions, par exemple, dans le numéro 47 du Social-Démocrate de Genève, il y aura bientôt un an et demi, le 13 octobre 1915 :
« De même que par le passé, nous admettons la participation des social-démocrates à un gouvernement révolutionnaire provisoire avec la petite bourgeoisie démocratique, mais non pas avec les révolutionnaires-chauvins. Nous considérons comme tels ceux qui veulent la victoire sur le tsarisme en vue de la victoire sur l’Allemagne, – pour piller d’autres pays, – pour consolider la domination des Grands-Russes sur les autres peuples de la Russie, etc. La base du chauvinisme révolutionnaire réside dans la situation de classe de la petite bourgeoisie qui oscille constamment entre la bourgeoisie et le prolétariat. A présent, elle oscille entre le chauvinisme (qui l’empêche d’être révolutionnaire avec esprit de suite, même en ce qui concerne la révolution démocratique) – et l’internationalisme prolétarien. Les porte-parole politiques de cette petite bourgeoisie sont actuellement en Russie : les troudoviks les socialistes-révolutionnaires, Nacha Zaria (actuellement le Diélo), la fraction Tchkhéidzé, le Comité d’organisation, M. Plékhanov et ainsi de suite. Si les révolutionnaires chauvins l’emportaient en Russie, nous serions contre la défense de leur « patrie » dans cette guerre. Notre mot d’ordre est : contre les chauvins, fussent-ils révolutionnaires et républicains, contre eux et pour l’alliance du prolétariat international en vue de la révolution socialiste. »((Voir V. Lénine, Œuvres, tome 21, «Quelques thèses». ))
Mais revenons au congénère anglais de Goutchkov.
« …Le Comité provisoire de la Douma d’Etat, poursuit-il, compte tenu des dangers qui l’entourent, s’est sciemment abstenu d’exécuter son premier dessein de faire arrêter les ministres, bien qu’on eût pu le faire hier avec le minimum de difficultés. La porte est ainsi restée ouverte aux négociations, grâce à quoi nous » (« nous » = le capital financier et l’impérialisme anglais) « pouvons obtenir tous les avantages du nouveau régime sans passer par la terrible épreuve de la Commune et par l’anarchie de la guerre civile »…
Les congénères de Goutchkov étaient pour la guerre civile à leur profit ; ils sont contre la guerre civile au profit du peuple, c’est-à-dire de la majorité réelle des travailleurs.
« …Les rapports entre le Comité provisoire de la Douma, qui représente toute la nation » (il s’agit du Comité de la IV° Douma, la Douma des grands propriétaires fonciers et des capitalistes!), « et le Soviet des députés ouvriers, qui représente exclusivement des intérêts de classe» (langage d’un diplomate qui aurait entendu d’une oreille distraite des termes savants et qui voudrait cacher que le Soviet des députés ouvriers représente le prolétariat et les pauvres, c’est-à-dire les neuf dixièmes de la population), « mais qui, dans une crise comme celle-ci, jouit d’un immense pouvoir, ont fait naître bien des appréhensions parmi les gens raisonnables, qui prévoient la possibilité entre l’un et l’autre d’un conflit dont les résultats pourraient être vraiment épouvantables.
Par bonheur, ce péril a été écarté, « tout au moins pour l’instant » (remarquez ce « tout au moins » !), «grâce à l’influence de M. Kérenski, jeune avocat doué d’un grand talent oratoire qui comprend nettement » (à la différence de Tchkhéidzé, qui « comprenait » lui aussi mais sans doute moins nettement, selon le congénère de Goutchkov ?) « la nécessité d’agir de concert avec le Comité dans l’intérêt de ses électeurs ouvriers » (c’est-à-dire de faire des avances aux ouvriers pour gagner leurs suffrages). « Un accord satisfaisant((I1 s’agit de l’accord sur la formation du Gouvernement provisoire bourgeois, conclu à l’insu des bolchéviks le 1er (14) mars 1917 entre le Comité provisoire de la Douma d’Etat et les leaders socialistes-révolutionnaires et menchéviks du Comité exécutif du Soviet de Pétrograd des députés ouvriers et soldats. Les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks cédèrent volontairement le pouvoir à la bourgeoisie en accordant le droit au Comité provisoire de la Douma d’Etat de former à son gré le Gouvernement provisoire. [)) a été conclu aujourd’hui (mercredi 1er/14 mars), ce qui permettra d’éviter toute friction superflue. »
Quel a été cet accord ? A-t-il été conclu par l’ensemble du Soviet des députés des ouvriers ? Quelles en sont les clauses ? Nous ne le savons pas. Cette fois, le congénère anglais de Goutchkov a passé complètement sous silence l’essentiel. Parbleu ! La bourgeoisie n’a nul intérêt à ce que ces clauses soient nettes, précises et connues de tous, car il lui serait alors plus difficile de les enfreindre !
Les lignes ci-dessus étaient déjà écrites quand j’ai lu deux informations fort importantes. D’abord dans Le Temps, journal parisien, bourgeois et conservateur par excellence, daté du 20/3, le texte de l’appel du Soviet des députés ouvriers invitant à «soutenir» le nouveau gouvernement ; ensuite, dans un journal zurichois (la Neue Zürcher Zeitung((«Neue Züricher Zeitung» [le Nouveau Journal de Zürich], journal bourgeois suisse, fondé à Zürich en 1780 ; parut jusqu’en 1821 sous le titre de Züricher Zeitung. Paraît à l’heure actuelle. )), 1 Mit.-bl., 21/3), citant un journal berlinois (la National-Zeitung((«National-Zeitung» [le Journal national], journal bourgeois allemand, fondé à Berlin en 1848. [))), des passages d’un discours de Skobélev, prononcé le 1er/14 mars à la Douma d’Etat.
L’appel du Soviet des députés ouvriers constitue, si le texte n’en a pas été altéré par les impérialistes français, un document remarquable, montrant que le prolétariat pétersbourgeois se trouvait, tout au moins lors de la publication de ce texte, sous l’influence prédominante des politiciens petits-bourgeois. Rappelons que je range parmi les politiciens de cette espèce, comme il a déjà été dit plus haut, les hommes du type Kérenski et Tchkhéidzé.
On trouve dans ce document deux idées politiques, et deux mots d’ordre qui leur sont liés :
Primo, l’appel indique que le nouveau gouvernement est composé d’«éléments modérés». Définition singulière, nullement complète, de caractère purement libéral, non marxiste. Je veux bien convenir, moi aussi, qu’en un sens – je dirai dans ma prochaine lettre en quel sens précisément – tout gouvernement doit maintenant, une lois franchie la première étape de la révolution, être «modéré». Mais il est absolument inadmissible de se dissimuler et de dissimuler au peuple que ce gouvernement veut la continuation de la guerre impérialiste, qu’il est un agent du capital anglais, qu’il veut la restauration de la monarchie et l’affermissement de la domination des grands propriétaires fonciers et des capitalistes.
L’appel déclare que tous les démocrates doivent «soutenir» le nouveau gouvernement, et que le Soviet des députés ouvriers demande à Kérenski de participer au Gouvernement provisoire et l’habilite à cette fin. Les conditions en sont l’application des réformes promises au cours de la guerre, la garantie du « libre développement culturel » (seulement ??) des nationalités (programme purement cadet, d’une indigence toute libérale), et la constitution d’un comité spécial chargé de surveiller l’activité du Gouvernement provisoire, comité formé de membres du Soviet des députés ouvriers et de « militaires ».((Il s’agit de la Commission de contact dont firent partie Tchkhéidzé, Stéklov, Soukhanov, Filippovski et Skobélev (et aussi, plus tard, Tchernov et Tsérétéli). Elle fut constituée le 8 (21) mars 1917 par le Comité exécutif menchévik et socialiste-révolutionnaire du Soviet de Pétrograd des députés ouvriers et soldats en vue d’établir un contact avec le Gouvernement provisoire, d’«influer» sur ce dernier et de «contrôler» son activité. ))
Nous reviendrons plus loin sur ce Comité de surveillance, qui se rapporte à des idées et des mots d’ordre qui viennent en second lieu.
Quant à la désignation de Kérenski, ce Louis Blanc russe, et à l’appel conviant à soutenir le nouveau gouvernement, c’est, pourrait-on dire, un exemple classique de trahison envers la révolution et le prolétariat, d’une trahison exactement semblable à celles qui causèrent l’échec de nombre de révolutions au XIXe siècle, indépendamment du degré de sincérité des dirigeants et partisans de cette politique et de leur dévouement à la cause du socialisme.
Le prolétariat ne peut ni ne doit soutenir un gouvernement de guerre, un gouvernement de restauration. Ce qu’il faut pour combattre la réaction et repousser les tentatives éventuelles et probables des Romanov et de leurs amis en vue de rétablir la monarchie et de lever une armée contre-révolutionnaire, ce n’est pas du tout soutenir Goutchkov et Cie, mais organiser, élargir et affermir une milice prolétarienne, armer le peuple sous la direction des ouvriers.
Sans cette mesure principale, essentielle, fondamentale, il ne saurait être question d’opposer une résistance sérieuse à la restauration de la monarchie et aux tentatives de ravir ou de rogner les libertés promises, ni de s’engager résolument dans la voie conduisant à la conquête du pain, de la paix et de la liberté.
Si Tchkhéidzé, qui faisait partie avec Kérenski du premier Gouvernement provisoire (le Comité des treize de la Douma), n’est effectivement pas entré dans le second Gouvernement provisoire pour les raisons de principe précitées ou pour d’autres raisons analogues, ce geste lui fait honneur. Il faut le dire en toute franchise. Malheureusement, cette interprétation contredit d’autres faits, et tout d’abord le discours de Skobélev, qui a toujours marché de concert avec Tchkhéidzé.
Skobélev a dit, à en croire la source déjà mentionnée, que «le groupe social (? sans doute, social-démocrate) et les ouvriers n’ont qu’un léger contact avec les objectifs du Gouvernement provisoire» ; que les ouvriers réclament la paix et que, si l’on continue la guerre, une catastrophe se produira de toutes façons au printemps ; que «les ouvriers ont conclu avec la société (la société libérale) un accord temporaire (eine vorläufige Walfenfreundschatt), bien que leurs fins politiques soient éloignées, comme le ciel de la terre, des buts de la société» ; que «les libéraux doivent renoncer aux buts de guerre insensés (unsinnige) », etc.
Ce discours offre un exemple de ce que nous appelions plus haut, dans la citation extraite du Social-Démocrate, l’«oscillation» entre la bourgeoisie et le prolétariat. Les libéraux ne peuvent pas, s’ils restent des libéraux, «renoncer» aux buts de guerre «insensés», qui ne sont d’ailleurs pas fixés par eux seuls, mais par le capital financier anglo-français, dont la puissance mondiale s’évalue en centaines de milliards. Il ne s’agit pas de «persuader» les libéraux, mais d’expliquer aux ouvriers pourquoi les libéraux se trouvent dans une impasse, pourquoi ils ont pieds et poings liés, pourquoi ils dissimulent les traités conclus par le tsarisme avec l’Angleterre, etc., ainsi que les marchés conclus par le capital russe avec le capital anglo-français, etc., etc.
Si Skobélev dit que les ouvriers ont passé avec la société libérale un certain accord et s’il ne proteste pas contre cet accord, s’il n’explique pas, du haut de la tribune de la Douma, en quoi il est nocif pour les ouvriers, son attitude revient à l’approuver. Or, c’est ce qu’il ne fallait absolument pas faire.
L’approbation déclarée ou voilée, nettement exprimée ou tacite, donnée par Skobélev à l’accord du Soviet des députés ouvriers avec le Gouvernement provisoire marque une oscillation vers la bourgeoisie. Sa déclaration disant que les ouvriers réclament la paix, que leurs fins sont éloignées, comme le ciel de la terre, des buts des libéraux, marque une oscillation de Skobélev vers le prolétariat.
Purement prolétarienne, authentiquement révolutionnaire et profondément juste par sa conception est la deuxième idée politique contenue dans l’appel du Soviet des députés ouvriers que nous étudions, à savoir l’idée de créer un «Comité de surveillance » (je ne sais si c’est bien ainsi qu’il s’appelle en russe, je traduis librement du français), surveillance à exercer sur le Gouvernement provisoire par les prolétaires et les soldats.
Voilà qui est bien ! Voilà qui est digne des ouvriers qui ont versé leur sang au nom de la liberté, de la paix, du pain pour le peuple ! Voilà vraiment un pas réel dans la voie des garanties réelles contre le tsarisme, contre la monarchie, contre les monarchistes Goutchkov-Lvov et Cie ! Voilà un témoignage montrant que le prolétariat russe est, malgré tout, en avance sur le prolétariat français de 1848, qui avait «mandaté » Louis Blanc ! Voilà bien la preuve que l’instinct et l’intelligence de la masse prolétarienne ne se satisfont pas de déclamations, d’exclamations, de promesses de réformes et de libertés, du titre de «ministre mandataire des ouvriers» et de tout le clinquant, mais cherchent un appui là seulement où il existe, dans les masses populaires en armes, organisées et guidées par le prolétariat, par les ouvriers conscients.
C’est un pas dans la bonne voie, mais ce n’est qu‘un premier pas.
Si ce «Comité de surveillance» reste une institution de type purement parlementaire, uniquement politique, c’est-à-dire une commission appelée à «poser des questions» au Gouvernement provisoire et à en recevoir des réponses, alors tout cela ne sera qu’une amusette et ne servira à rien.
Mais si cela conduit à l’organisation, immédiate et à tout prix, d’une milice ouvrière, à laquelle participerait effectivement le peuple tout entier, à laquelle prendraient part tous les hommes et toutes les femmes, une milice qui ne se contenterait pas de remplacer la police dispersée et anéantie et de rendre impossible son rétablissement par aucun gouvernement monarchique-constitutionnel ou républicain-démocrate, ni à Pétersbourg ni ailleurs en Russie, alors les ouvriers avancés de Russie s’engagent vraiment dans une voie menant à de nouvelles et grandes victoires, à la victoire sur la guerre, à la réalisation du mot d’ordre inscrit, au dire des journaux, sur le drapeau des troupes de cavalerie manifestant à Pétersbourg sur la place qui s’étend devant la Douma d’Etat :
« Vivent les républiques socialistes de tous les pays ! » J’exposerai dans ma prochaine lettre ce que je pense de cette milice ouvrière.
Je m’efforcerai d’y montrer, d’une part, qu’une milice étendue au peuple tout entier et dirigée par les ouvriers est le mot d’ordre juste de l’heure, répondant aux objectifs tactiques de la période de transition particulière que traverse la révolution russe (ainsi que la révolution mondiale) et, d’autre part, que pour être couronnée de succès cette milice ouvrière doit, premièrement, englober le peuple tout entier, dans sa masse, jusqu’à devenir générale, embrasser réellement toute la population valide des deux sexes ; deuxièmement, qu’elle doit associer progressivement les fonctions policières proprement dites et aussi celles intéressant l’ensemble de l’Etat aux fonctions militaires, au contrôle de la production sociale et de la répartition des denrées alimentaires.
N. Lénine
Zürich, le 22 (9) mars 1917.
P.-S. J’ai oublié de dater ma lettre précédente du 20 (7) mars.