Matérialisme et empiriocriticisme
Lénine
I. La théorie de la connaissance de l’empiriocriticisme et du matérialisme dialectique
2. La « découverte des éléments du monde »
Tel est le titre qu’a choisi, pour son ouvrage sur Mach, Friedrich Adler, privat‑docent de l’Université de Zürich, peut‑être le seul auteur allemand désireux, lui aussi, de compléter Marx à l’aide de Mach(( Friedrich Adler : Die Entdeckung der Weltelemente [Zu E. Machs 70 Geburstag]. Der Kampf, 1908, n° 5 (Februar). Traduit dans The International Socialist Review, 1908, n° 10 (April). Un article est traduit en russe dans le recueil Le Matérialisme historique.
« Der Kampf », mensuel de la social‑démocratie autrichienne de 1907 à 1934; Les principaux rédacteurs de la revue étaient O. Bauer. A. Braun, K. Renner, F. Adler, etc. (N.R.)
« The International Socialist Review », revue mensuelle américaine de tendance révisionniste ; paraît à Chicago de 1900 à 1918. )). Il faut rendre justice à ce naïf privat‑docent qui dans son ingénuité, lance le pavé de l’ours à la doctrine de Mach. Lui, au moins, pose la question haut et clair : Mach a-t-il vraiment « découvert les éléments du monde » ? Alors, bien entendu, les ignorants et les hommes arriérés peuvent seuls demeurer matérialistes. Ou bien cette découverte est‑elle un retour de Mach aux vieilles erreurs de la philosophie ?
Nous avons vu Mach en 1872 et Avenarius en 1876 se placer à un point de vue purement idéaliste; le monde pour eux n’était que notre sensation. En 1883, parut la Mécanique de Mach; l’auteur s’en référait, notamment dans la préface à la première édition, aux Prolégomènes d’Avenarius dont il louait les conceptions philosophiques, « très apparentées » (sehr verwandte) aux siennes. Voici les réflexions sur les éléments exposées dans la Mécanique : « Les sciences de la nature ne peuvent que représenter (nachbilden und vorbilden) les complexes des éléments que nous appelons ordinairement des sensations. Il s’agit des liaisons existant entre ces éléments. La liaison entre A (chaleur) et B (flamme) est du domaine de la physique; la liaison entre A et N (nerfs) est du domaine de la physiologie. Ni l’une ni l’autre de ces liaisons n’existe séparément; elles sont toujours ensemble. Nous ne pouvons nous abstraire de l’une ou de l’autre que momentanément. Il semble même qu’ainsi les processus purement mécaniques soient toujours, à la fois, des processus physiologiques » (p. 498 de l’édit. allemande). Mêmes réflexions dans l’Analyse des sensations : « … Lorsqu’on emploie à côté des termes : « élément », « complexe d’éléments » ou, à leur place, les termes : « sensation », « complexe de sensations », il faut toujours se rappeler que les éléments ne sont des sensations que dans ces liaisons [à savoir dans celles de A, B, C avec K, L, M, c’est‑à‑dire dans les liaisons des « complexes appelés généralement les corps », avec « le complexe que nous appelons notre corps »], en cette relation, dans cette dépendance fonctionnelle. Ils sont en même temps, dans une autre dépendance fonctionnelle, des objets physiques » (traduction russe, pp. 23 et 17). « La couleur est un objet physique quand, par exemple, nous l’étudions au point de vue de sa dépendance de la source lumineuse qui l’éclaire (autres couleurs, chaleur, espace, etc.). Mais si nous l’étudions au point de vue de sa dépendance de la rétine (des éléments K, L, M … ), nous sommes en présence d’un objet psychique, d’une sensation » (ibid., p. 24).
Ainsi, la découverte des éléments du monde consiste à :
- déclarer sensation tout ce qui est ;
- appeler les sensations éléments ;
- diviser les éléments en physiques et psychiques, – ces derniers étant ceux qui dépendent des nerfs de l’homme et, en général, de l’organisme humain ; les premiers n’en dépendant point ;
- affirmer que les liaisons des éléments physiques et des éléments psychiques ne peuvent exister séparément ; elles ne peuvent exister qu’ensemble ;
- affirmer qu’on ne peut faire abstraction de l’une de ces liaisons que momentanément ;
- déclarer la « nouvelle » théorie exempte d’ « exclusivisme(( Mach dit dans l’Analyse des sensations : « Les éléments sont d’ordinaire appelés sensations. Cette dénomination servant à désigner une théorie exclusive bien déterminée, nous préférons ne parler que brièvement des éléments. » (pp. 27‑28).)) ».
Cette théorie est, en effet, exempte d’exclusivisme, mais elle présente l’assemblage le plus incohérent de conceptions philosophiques opposées. En prenant les sensations pour point de départ unique, vous ne corrigez pas à l’aide du petit mot « élément » l’« exclusivisme » de votre idéalisme, vous ne faites que brouiller les choses et, pusillanimes, vous vous dérobez à votre propre théorie. En paroles, vous écartez l’opposition entre le physique et le psychique((« L’opposition entre le Moi et le monde, entre la sensation ou le phénomène et la chose, disparaît alors et tout se ramène uniquement à la combinaison des éléments. » (Analyse des sensations, p. 21.))), entre le matérialisme (pour lequel la matière, la nature est la donnée première) et l’idéalisme (pour lequel c’est l’esprit, la conscience, la sensation qui est la donnée première), mais en réalité vous la rétablissez aussitôt, subrepticement, en renonçant à votre principe de base ! Car si les éléments sont des sensations, vous n’avez pas le droit d’admettre un instant l’existence des « éléments » en dehors de leur dépendance de mes nerfs, de ma conscience. Mais du moment que vous admettez des objets physiques indépendants de mes nerfs, de mes sensations, qui ne suscitent la sensation qu’en agissant sur ma rétine, vous laissez là honteusement votre idéalisme « exclusif » pour un matérialisme « exclusif ». Si la couleur n’est une sensation qu’en raison de sa dépendance de la rétine (comme vous obligent à l’admettre les sciences de la nature), il s’ensuit que les rayons lumineux procurent, en atteignant la rétine, la sensation de couleur. C’est dire qu’en dehors de nous, indépendamment de nous et de notre conscience, il existe des mouvements de la matière, disons des ondes d’éther d’une longueur et d’une vitesse déterminées, qui, agissant sur la rétine, procurent à l’homme la sensation de telle ou telle couleur. Tel est le point de vue des sciences de la nature. Elles expliquent les différentes sensations de telle couleur par la longueur différente des ondes lumineuses existant en dehors de la rétine humaine, en dehors de l’homme et indépendamment de lui. Et c’est là la conception matérialiste : la matière suscite la sensation en agissant sur nos organes des sens. La sensation dépend du cerveau, des nerfs, de la rétine, etc., c’est‑à‑dire de la matière organisée de façon déterminée. L’existence de la matière ne dépend pas des sensations. La matière est le primordial. La sensation, la pensée, la conscience sont les produits les plus élevés de la matière organisée d’une certaine façon. Telles sont les vues du matérialisme en général et de Marx et Engels en particulier. S’aidant du petit mot « élément », qui débarrasse prétendument leur théorie de l’« exclusivisme » propre à l’idéalisme subjectif et permet, parait‑il, d’admettre la dépendance psychique vis‑à‑vis de la rétine, des nerfs, etc., d’admettre l’indépendance du physique vis‑à‑vis de l’organisme humain, Mach et Avenarius introduisent subrepticement le matérialisme. En réalité, cette façon d’user du petit mot « élément » n’est assurément qu’un très piètre sophisme. Le lecteur matérialiste de Mach et d’Avenarius ne manquera pas, en effet, de demander : Que sont les « éléments » ? Certes, il serait puéril de croire que l’on puisse éluder, grâce à l’invention d’un nouveau vocable, les principaux courants de la philosophie. Ou l’ » élément » est une sensation comme le soutiennent tous les empiriocriticistes, Mach, Avenarius, Petzoldt((Joseph Petzoldt : Einführung in die Philosophie der reinen Erfabrung, tome I, Leipzig, 1900, p. 113. « On appelle éléments les sensations, dans le sens ordinaire de perceptions (Wahrnehmungen) simples, indécomposables. »)) et autres, mais alors votre philosophie, Messieurs, n’est que l’idéalisme qui s’efforce en vain de recouvrir la nudité de son solipsisme d’une terminologie plus « objective »; ou l’ » élément » n’est pas une sensation, mais alors votre « nouveau » vocable n’a plus le moindre sens, et vous faites beaucoup de bruit pour rien.
Prenez, par exemple, Petzoldt, ce dernier mot de l’empirioticisme, à en croire le premier et le plus grand des empiriocriticistes russes V. Lessévitch((V. Lessévitch : Qu’est‑ce que la Philosophie scientifique ? [entendez par là la philosophie à la mode, la philosophie professorale, éclectique], Saiint~Pétersbourg, 1891, pp. 229 et 247.)). Après avoir défini les éléments comme des sensations, Petzoldt déclare dans le tome II de son ouvrage déjà cité : « Il faut se garder, dans l’affirmation : « les sensations sont des éléments du monde, de prendre le mot « sensation » comme désignant une chose uniquement subjective et, par conséquent, éthérée et transformant le tableau ordinaire du monde en une illusion (verflüchtigendes)(( Petzoldt, t. II, Leipzig, 1904, p. 329.)). »
La langue va où la dent fait mal ! Petzoldt sent que le monde « s’évapore » (verflüchtigt sich) ou se transforme en une illusion dès que l’on considère les sensations comme ses éléments. Et l’excellent Petzoldt croit pouvoir remédier à la situation en faisant cette restriction : il ne faut pas considérer la sensation comme une chose uniquement subjective ! N’est‑ce point là un sophisme ridicule ? Qu’y a‑t‑il de changé si nous « prenons » les sensations, pour des sensations, ou si nous nous efforçons d’étendre le sens de ce mot ? Cela empêchera‑t‑il que les sensations soient liées chez l’homme au fonctionnement normal des nerfs, de la rétine, du cerveau, etc. ? Ou que l’univers extérieur existe indépendamment de notre sensation ? Si vous ne voulez pas, vous tirer de là au moyen de subterfuges, si vous tenez vraiment à « vous garder » du subjectivisme et du solipsisme, il vous faut avant tout vous garder des principes idéalistes de votre philosophie ; il faut substituer à la tendance idéaliste de votre philosophie (qui consiste à aller des sensations à l’univers extérieur) la tendance matérialiste (qui consiste à aller de l’univers extérieur aux sensations) ; il faut rejeter cet ornement verbal, confus et dénué de sens qu’est le mot « élément », et dire tout bonnement : la couleur est le résultat de l’action d’un objet physique sur la rétine, ou ce qui revient au même, la sensation est le résultat de l’action de la matière sur nos organes des sens.
Prenons encore Avenarius. Son dernier ouvrage (le plus important peut‑être pour l’intelligence de sa philosophie, Remarques sur l’objet de la psychologie((R. Avenarius : Bemerkungen zum Begriff des Gegenstandes der Psychologie, dans Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, t. XVIII (1894) et XIX (1895).
« Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie », revue des empiriocriticistes (disciples de Mach); paraît à Leipzig de 1877 à 1916 (à partir de 1902 sous le titre de Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie und Soziologie). Fondée par R. Avenarius, elle paraît jusqu’en 1896 sous sa direction; après 1896, avec le concours de Mach. Y collaborèrent W. Wundt, A. Riel, W. Schuppe et d’autres.)), apporte les indications les plus précieuses sur la question des « éléments ». L’auteur y donne notamment un petit tableau très « frappant » (t. XVIII, p. 410), dont nous reproduisons l’essentiel :
I. Choses ou matérialité. | « Eléments, complexes d’éléments : Choses matérielles. |
II. Idées ou idéalité (Gedankenhaftes). | Choses non matérielles, souvenirs et imaginations ». |
Confrontez avec cela ce que dit Mach, après tous ses éclaircissements, sur les « éléments » (Analyse des sensations, p. 33) : « Ce ne sont pas les corps qui produisent les sensations, mais les complexes d’éléments (complexes de sensations) qui forment les corps. » Voilà donc la « découverte des éléments du monde », qui dépasse l’exclusivisme de l’idéaliste et du matérialiste ! On nous assure d’abord que les « éléments » sont quelque chose de nouveau, à la fois physique et psychique, et on introduit ensuite furtivement une petite correction : au lieu d’une grossière distinction matérialiste de la matière (corps, choses) et du psychique (sensations, souvenirs, imaginations), on nous sert la doctrine du « positivisme moderne » sur les éléments matériels et les éléments mentaux. Adler (Fritz) n’a pas gagné grand‑chose à la « découverte des éléments du monde » !
Bogdanov, répliquant à Plekhanov, écrivait en 1906 : « … Je ne puis me reconnaître disciple de Mach en philosophie. Pour ce qui est de ma conception philosophique en général, je n’ai emprunté à Mach qu’une chose, la notion de la neutralité des éléments de l’expérience à l’égard du « physique » et du « psychique », ces définitions ne dépendant que des liaisons de l’expérience » (Empiriomonisme, livre III, Saint‑Pétersbourg, 1906, p. XLI). C’est comme si un croyant vous disait : je ne puis me reconnaître partisan de la religion, n’ayant emprunté aux croyants qu’« une seule chose » : la foi en Dieu. La « seule chose » empruntée par Bogdanov à Mach est précisément la faute capitale de ce dernier, l’erreur essentielle de toute cette philosophie. Les points sur lesquels Bogdanov s’écarte de l’empiriocriticisme, et auxquels il attache lui‑même une très grande importance, sont en réalité tout à fait secondaires et ne vont pas au‑delà de quelques distinctions de détail, partielles, individuelles entre les différents empiriocriticistes qui approuvent Mach et en sont approuvés (nous y reviendrons dans la suite). Aussi, lorsqu’il se fâchait d’être confondu avec les disciples de Mach, Bogdanov révélait seulement son ignorance des divergences fondamentales entre le matérialisme et ce qui est commun à Bogdanov et aux autres disciples de Mach. Il n’importe pas de savoir comment Bogdanov a développé, corrigé ou rendu pire la philosophie de Mach. L’important, c’est qu’il a abandonné le point de vue matérialiste, se vouant ainsi inévitablement à la confusion et aux égarements idéalistes.
Bogdanov avait raison, comme on l’a vu, d’écrire en 1899 : « L’image de l’homme qui est devant moi, image qui m’est directement transmise par la vue, est une sensation((Les Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, p. 216. Cf. les passages cités plus haut.)). » Bogdanov ne s’est pas donné la peine de faire la critique de son ancien point de vue. Il a cru Mach aveuglément, sur parole, et s’est mis à répéter après lui que les « éléments » de l’expérience sont neutres à l’égard du physique et du psychique. « Comme l’a démontré la philosophie positive moderne, écrivait Bogdanov au livre I de l’Empiriomonisme (2° éd., p. 90), les éléments de l’expérience psychique sont identiques à ceux de toute expérience en général, comme ils le sont à ceux de l’expérience physique. » Il écrivait encore en 1906 (livre III, p. XX) : « quant à l’« idéalisme », peut‑on, pour en parler, se fonder uniquement sur le fait, évidemment indubitable, que les éléments de l’« expérience physique » sont reconnus identiques à ceux de l’expérience « psychique » ou aux sensations élémentaires ? »
Telle est la source véritable de toutes les mésaventures de Bogdanov en philosophie, comme de tous les disciples de Mach en général. On peut et on doit parler d’idéalisme quand on reconnaît l’identité des sensations et des « éléments de l’expérience physique » (c’est‑à‑dire le physique, le monde extérieur, la matière), car ce n’est pas autre chose que du berkeleyisme. Il n’y a pas trace, ici, ni de philosophie moderne, ni de philosophie positive, ni d’aucun fait certain, il y a là simplement un vieux, très vieux sophisme idéaliste. Et si l’on demandait à Bogdanov de prouver le « fait indubitable » que le physique est identique aux sensations, on n’entendrait pas un seul argument, sinon le perpétuel refrain des idéalistes ‑ Je ne perçois que mes sensations ; « le témoignage de ma conscience » (die Aussage des Selbstbewusstseins, dans les Prolégomènes d’Avenarius, p. 56. de la 2° édit. allem., § 93) ; ou bien : « dans notre expérience » (qui nous apprend que « nous sommes des substances douées de sensibilité »), « la sensation nous est donnée avec plus de certitude que la substantialité » (ibid., p. 55, § 91), etc., etc. Bogdanov (croyant Mach sur parole) prend un subterfuge philosophique réactionnaire pour un « fait indubitable ». La vérité est qu’on n’a apporté et que l’on ne peut apporter aucun fait susceptible de réfuter la conception d’après laquelle la sensation est une image du monde extérieur, conception que partageait Bogdanov en 1899 et que les sciences de la nature admettent jusqu’à présent. Dans ses errements philosophiques le physicien Mach s’est tout à fait écarté des « sciences de la nature contemporaines ». Nous aurons à revenir longuement sur ce fait important qui a échappé à Bogdanov.
La doctrine d’Avenarius sur les séries dépendante et indépendante de l’expérience est (abstraction faite de l’influence d’Ostwald) un des facteurs qui ont facilité à Bogdanov sa brusque transition du matérialisme des savants à l’idéalisme confus de Mach. Bogdanov s’exprime lui-même à ce sujet, dans les termes que voici (livre 1 de l’Empiriomonisme) : « Les données de l’expérience créent, dans la mesure où elles dépendent de l’état d’un système nerveux donné, le monde psychique d’une personnalité donnée, et dans la mesure où nous prenons les données de l’expérience en dehors de cette dépendance, nous sommes devant le monde physique. Aussi Avenarius désigne‑t‑il ces deux domaines de l’expérience comme la série dépendante et la série indépendante de l’expérience » (p. 18).
Le malheur est précisément que cette doctrine de la « série » indépendante (des sensations humaines) introduit subrepticement le matérialisme dans la place, de façon illégitime, arbitraire et éclectique du point de vue de la philosophie pour laquelle les corps sont des complexes de sensations, les sensations étant elles‑mêmes « identiques » aux « éléments » du physique. En effet, dès que vous avez reconnu l’existence des sources lumineuses et des ondes lumineuses indépendamment de l’homme et de la conscience humaine, la couleur étant ainsi conditionnée par l’action de ces ondes sur la rétine, vous avez adopté de fait la conception matérialiste et détruit jusqu’aux fondements tous les « faits indubitables » de l’idéalisme, avec tous les « complexes de sensations », d’éléments découverts par le positivisme moderne et autres absurdités du même genre.
Le malheur est précisément que Bogdanov (comme tous les disciples russes de Mach) n’a pas pénétré les premières conceptions idéalistes de Mach et d’Avenarius, n’a pas vu clair dans leurs principes de base idéalistes et n’a pas remarqué, par suite, ce qu’il y avait d’illégitime et d’éclectique dans leur tentative ultérieure d’introduire subrepticement le matérialisme. Or, autant l’idéalisme primitif de Mach et d’Avenarius est universellement reconnu dans la littérature philosophique, autant il est reconnu que l’empiriocriticisme s’est efforcé par la suite de s’orienter vers le matérialisme. L’auteur français Cauwelaert, que nous avons déjà cité, voit dans les Prolégomènes d’Avenarius l’ « idéalisme moniste », dans la Critique de l’expérience pure (1888‑1890), le « réalisme absolu », et dans la Conception humaine du monde (1891), une tentative pour « expliquer » cette volte‑face. Notons que le terme réalisme est employé ici par opposition au terme idéalisme. Suivant en cela l’exemple d’Engels, je n’utilise dans ce sens que le mot matérialisme. Je considère cette terminologie comme la seule exacte, d’autant que le mot « réalisme » a été passablement usé par les positivistes, ainsi que par d’autres confusionnistes oscillant entre matérialisme et idéalisme. Il suffit pour l’instant de faire remarquer que Cauwelaert a en vue ce fait indéniable que dans les Prolégomènes (1876) d’Avenarius la sensation est considérée comme la seule réalité, la « substance » éliminée (conformément au principe de l’« économie de la pensée » !) et que, dans la Critique de l’expérience pure, le physique est considéré comme la série indépendante, le psychique et, par suite, les sensations, comme la série dépendante.
Elève d’Avenarius, Rudolf Willy admet aussi que ce dernier, « complètement » idéaliste en 1876, travailla plus tard à la « conciliation » (Ausgleich) de cette doctrine avec le « réalisme naïf » (ibid.), c’est‑à‑dire avec le point de vue matérialiste, instinctif et inconscient, de l’humanité qui admet l’existence du monde extérieur indépendamment de notre conscience.
Oskar Ewald, auteur d’un livre sur Avenarius, fondateur de l’empiriocriticisme, affirme que cette philosophie allie les éléments (au sens courant du mot, et non au sens que lui prête Mach) contradictoires de l’idéalisme et du « réalisme » (il eût fallu dire : du matérialisme). Ainsi, « une (analyse) absolue perpétuerait le réalisme naïf, une analyse relative introniserait à jamais un idéalisme exclusif »(( Oskar Ewald : Richard Avenarius, als Begründer des Ernpiriokritizismus, Berlin, 1905, p. 66.)). Avenarius appelle analyse absolue ce qui correspond chez Mach aux liaisons des « éléments » en dehors de notre corps, et analyse relative ce qui chez Mach correspond aux liaisons des « éléments » dépendant de notre corps.
L’opinion de Wundt qui se place, lui aussi, comme la plupart des écrivains mentionnés, au point de vue de l’idéalisme confus, mais qui a peut‑être analysé l’empiriocriticisme avec le plus d’attention, nous paraît présenter un intérêt particulier. Voici ce qu’en dit P. Iouchkévitch : « Il est curieux que Wundt voie dans l’empiriocriticisme la forme la plus scientifique du dernier type du matérialisme »(( P. louchkévitch : Matérialisme et réalisme critique, St.‑Pétersbourg, 1908, p. 15.)), c’est‑à‑dire de ce type de matérialisme qui tient le psychique pour une fonction de processus matériels (et que Wundt considère ‑ ajouterons‑nous pour notre part ‑ comme intermédiaire entre le spinozisme((« Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie », revue des empiriocriticistes (disciples de Mach); paraît à Leipzig de 1877 à 1916 (à partir de 1902 sous le titre de Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie und Soziologie). Fondée par R. Avenarius, elle paraît jusqu’en 1896 sous sa direction; après 1896, avec le concours de Mach. Y collaborèrent W. Wundt, A. Riel, W. Schuppe et d’autres. )) et le matérialisme absolu(( W. Wundt, Über naiven und kritischen Bealismus dans Philosophische Studien, t. XIII, 1897, p. 334.
« Philosophische Studien », revue idéaliste, consacrée principalement aux problèmes de psychologie. Editée par W. Wundt à Leipzig de 1881 à 1904 ; à partir de 1905, paraît sous le titre Psychologische Studien.))).
En vérité, l’opinion de W. Wundt est extrêmement curieuse. Mais ce qu’il y a de plus « curieux » en l’occurrence, c’est la façon dont M. Iouchkévitch étudie les livres et les articles de philosophie dont il parle. Magnifique exemple de la façon dont se comportent tous nos disciples de Mach. Le Pétrouchka((Personnage des Ames mortes de Gogol qui se passionnait pour la lecture sans en percer le contenu et trouvait curieux que les lettres forment toujours des mots. Note du Traducteur.)) de Gogol lisait et trouvait curieux que les lettres forment toujours des mots. M. Iouchkévitch a lu Wundt et trouvé « curieux » que ce dernier ait accusé Avenarius de matérialisme. Si Wundt a tort, pourquoi ne pas le réfuter ? S’il a raison, pourquoi ne pas expliquer l’opposition entre le matérialisme et l’empiriocriticisme ? M. louchkévitch trouve, « curieux » les dires de l’idéaliste Wundt, mais, disciple de Mach, il considère (sans doute, en vertu du principe de l’« économie de la pensée »), comme peine inutile d’élucider cette question…
Le fait est là : informant le lecteur de l’accusation de matérialisme portée par Wundt contre Avenarius, mais omettant de dire que Wundt qualifie de matérialistes certains aspects de l’empiriocriticisme, en qualifie d’autres d’idéalistes et juge artificielles les liaisons entre ceux‑ci et ceux‑là, louchkévitch déforme complètement les faits. Ou ce gentleman ne comprend rien du tout à ce qu’il lit, ou il cède au désir de se faire louer gratuitement par Wundt : voyez, les professeurs officiels nous traitent, nous aussi, non point de confusionnistes, mais de matérialistes.
L’étude de Wundt constitue un livre volumineux (plus de 300 pages), consacré à l’analyse minutieuse de l’école immanente d’abord et des empiriocriticistes ensuite. Pourquoi Wundt a‑t‑il associé ces deux écoles ? Parce qu’il les tient pour des proches parentes, et cette opinion partagée par Mach, Avenarius, Petzoldt et les immanents, est parfaitement juste, comme on le verra plus loin. Wundt démontre dans la première partie de son exposé que les immanents sont des idéalistes, des subjectivistes, des partisans du fidéisme. Et c’est encore, comme nous le verrons plus loin, une opinion parfaitement juste, quoique alourdie chez Wundt par un bagage inutile d’érudition professorale, de subtilités et de réserves superflues, d’autant plus explicables que Wundt est lui‑même idéaliste et fidéiste. Ce qu’il reproche aux immanents, ce n’est pas d’être des idéalistes et des partisans du fidéisme ; c’est de mal déduire, à son avis, ces grands principes. La deuxième et la troisième partie du travail de Wundt sont consacrées à l’empiriocriticisme. Et il indique très nettement que des conceptions théoriques très importantes de l’empiriocriticisme (sa façon de comprendre l’« expérience » et sa « coordination de principe » dont nous parlerons plus loin) sont identiques chez lui à celles des immanents (die empiriokritische in Übereinstimmung mit der immanenten Philosophie annimmt, p. 382 de l’article de Wundt). Les autres conceptions théoriques d’Avenarius sont empruntées au matérialisme, et l’empiriocriticisme dans son ensemble est un « mélange bigarré » (bunte Mischung, ibid., p. 57), dont les différentes parties constituantes n’ont aucun lien entre elles » (an sich einander völlig heterogen sind, p. 56).
A ces parcelles matérialistes du mélange d’Avenarius et de Mach, Wundt rapporte surtout la doctrine du premier sur la « série vitale indépendante ». Si vous prenez pour point de départ le « système C » (Avenarius, grand amateur du jeu scientifique de termes nouveaux, désigne ainsi le cerveau de l’homme ou le système nerveux en général), si le psychique est pour vous une fonction du cerveau, ce « système C », dit Wundt (ibid., p. 64), est une « substance métaphysique », et votre doctrine n’est que matérialisme. Il faut dire que bon nombre d’idéalistes et tous les agnostiques (y compris les disciples de Kant et de Hume) qualifient les matérialistes de métaphysiciens, car reconnaître l’existence du monde extérieur indépendamment de la conscience de l’homme, c’est dépasser, leur semble‑t‑il, les limites de l’expérience. Nous reviendrons sur cette terminologie et nous verrons qu’elle est absolument erronée du point de vue du marxisme. Nous croyons important de noter pour l’instant que l’hypothèse d’une série « in‑dépendante » est, chez Avenarius (de même que chez Mach, qui exprime la même pensée en d’autres termes), un emprunt fait au matérialisme, comme le reconnaissent les philosophes appartenant aux différents partis, c’est-à‑dire aux différentes tendances en philosophie. Si vous prenez pour point de départ que tout ce qui existe est sensation ou que les corps sont des complexes de sensations, vous ne pouvez, sans anéantir tous vos principes fondamentaux, toute « votre » philosophie, arriver à conclure que le physique existe indépendamment de notre conscience et que les sensations sont une fonction de la matière organisée de façon déterminée. Mach et Avenarius réunissent dans leur philosophie les principes fondamentaux de l’idéalisme et certaines conclusions matérialistes, justement parce que leur théorie est un échantillon de celle qu’Engels traite de « pauvres soupes éclectiques », et dont il parle avec le mépris qu’elle mérite((Préface à Ludwig Feuerbach, datée de février 1888. Ces mots d’Engels se rapportent à la philosophie universitaire allemande en général. Les disciples de Mach se réclamant du marxisme, mais incapables d’approfondir le sens et la portée de cette pensée d’Engels, se dérobent parfois à l’aide de cette piteuse réserve : « Engels ne connaissait pas encore Mach » (Fritz Adler dans le Matérialisme historique, p. 370). Sur quoi cette opinion est‑elle fondée ? Sur le fait qu’Engels ne cite pas Mach et Avenarius ? Cette opinion n’a pas d’autre fondement, et ce fondement est mauvais. Engels ne nomme aucun auteur éclectique. Quant à Avenarius qui publiait depuis 1876 sa revue trimestrielle de philosophie « scientifique ». Il est fort douteux qu’Engels l’ait ignoré.)).
Cet éclectisme saute aux yeux dans le dernier écrit philosophique de Mach : Connaissance et Erreur (2° édition, 1906). Mach y déclare, nous l’avons déjà vu : « il n’y a aucune difficulté à construire tout élément physique en partant des sensations, c’est‑à‑dire des éléments psychiques. » Nous y lisons encore : « Les rapports indépendants de l’U [=Unigrenzung, c’est‑à‑dire « les limites spatiales de notre corps », p. 8] constituent la physique au sens le plus large du mot » (p. 323, §4). « Pour définir ces rapports à l’état pur (rein erhalten), il est nécessaire d’exclure autant que possible l’influence de l’observateur, c’est‑à‑dire des éléments situés à l’intérieur de l’U » (ibid.). Très bien, très bien. La mésange se flatta d’abord d’incendier la mer((Référence à une fable de Krelov raillant les fanfarons. Note du traducteur.)), c’est‑à‑dire de construire les éléments physiques avec les éléments psychiques, et il s’est avéré que les éléments physiques se trouvent hors des limites des éléments psychiques « situés au dedans de notre corps » ! Belle philosophie, il n’y a pas à dire !
Un autre exemple : « Il n’existe pas de gaz parfait (idéal, vollkommenes), de liquide parfait, de corps parfaitement élastique ; le physicien sait que ses fictions ne correspondent qu’approximativement aux faits, qu’elles les simplifient arbitrairement ; il connaît cet écart, qui ne peut être évité » (p. 418, § 30).
De quel écart (Abweichung) est‑il ici question ? De l’écart de quoi par rapport à quoi ? De celui de la pensée (théorie physique) par rapport aux faits. Que sont les pensées, les idées ? Les idées sont les « traces des sensations. » (p.9) Que sont les faits ? Les faits sont des « complexes de sensations ». Il s’ensuit donc que l’écart entre les traces des sensations et les complexes de sensations ne peut être évité.
Qu’est‑ce à dire ? Que Mach, traitant des questions de physique, oublie sa propre théorie, raisonne avec simplicité, sans subtilités idéalistes, c’est‑à‑dire en matérialiste. Alors tous les « complexes de sensations » et tous ces raffinements à la Berkeley volent en éclats. La théorie des physiciens devient un reflet des corps, des liquides et des gaz existant en dehors de nous, indépendamment de nous, et ce reflet a, certes, une valeur approximative, sans qu’on puisse pourtant qualifier d’« arbitraire » cette approximation ou cette simplification. En réalité, la sensation est considérée ici par Mach telle qu’elle est considérée par l’ensemble des sciences de la nature non « épurées » par les disciples de Berkeley et de Hume, c’est‑à‑dire comme une image du monde extérieur. La théorie propre de Mach est un idéalisme subjectif, mais dès que l’objectivité s’impose, Mach introduit sans façon dans ses raisonnements des principes de la théorie contraire de la connaissance, autrement dit de la théorie matérialiste. Eduard von Hartmann, idéaliste conséquent et réactionnaire conséquent en philosophie, qui voit d’un œil bienveillant la lutte des disciples de Mach contre le matérialisme, se rapproche beaucoup de la vérité en disant que la philosophie de Mach représente « un mélange confus (Nichtunterscheidung) de réalisme naïf et d’illusionnisme absolu »((Eduard von Hartmann : Die Weltanschauung der modernen Physik, Leipzig, 1902, p. 219.)). Cela est vrai. La doctrine selon laquelle les corps sont des complexes de sensations, etc., est un illusionnisme absolu, c’est‑à‑dire un solipsisme, puisque l’univers n’est, de ce point de vue, que mon illusion. Pour ce qui est du raisonnement de Mach que nous venons de citer, il fait partie, avec nombre d’autres raisonnements fragmentaires de cet auteur, de ce qu’on appelle le « réalisme naïf », c’est‑à‑dire la théorie matérialiste de la connaissance empruntée inconsciemment et spontanément aux savants.
Avenarius et les professeurs qui suivent ses traces cherchent à cacher ce mélange confus à l’aide de la théorie de la « coordination de principe ». Nous allons analyser cette théorie, mais finissons‑en d’abord avec l’accusation de matérialisme portée contre Avenarius. M. Iouchkévitch, auquel l’appréciation de Wundt, qu’il n’a pas comprise, a paru curieuse, n’a pas eu la curiosité de s’informer lui‑même ou n’a pas daigné faire part au lecteur de la façon dont les élèves et les continuateurs immédiats d’Avenarius ont réagi à cette accusation. La chose est pourtant nécessaire pour éclaircir la question, si nous nous intéressons à l’attitude de la philosophie de Marx, c’est‑à‑dire du matérialisme, envers la philosophie de l’empiriocriticisme. Et puis, si la doctrine de Mach confond, mêle le matérialisme et l’idéalisme, il s’agit de savoir quel est le sens de ce courant, s’il est permis de s’exprimer ainsi, quand les idéalistes officiels ont commencé à le repousser en raison de ses concessions au matérialisme.
J. Petzoldt et Fr. Carstanjen, deux d’entre les plus purs et les plus orthodoxes élèves d’Avenarius, ont notamment répondu à Wundt. Repoussant avec une noble indignation l’accusation de matérialisme, déshonorante pour le professeur allemand, Petzoldt en appelle… le croiriez‑vous ? … aux Prolégomènes d’Avenarius, où la notion même de substance est, parait‑il, annihilée ! Théorie commode à laquelle on peut aussi bien rattacher les œuvres purement idéalistes que les principes matérialistes arbitrairement admis ! La Critique de l’expérience pure d’Avenarius, écrivait Petzoldt, n’est certes pas en contradiction avec cette doctrine, c’est‑à‑dire le matérialisme, mais elle est tout aussi peu en contradiction avec la doctrine spiritualiste diamétralement opposée(( Petzoldt : Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, I, pp. 351 et 352.)). Excellente défense ! Engels appelait cela des pauvres soupes éclectiques. Bogdanov, qui ne veut pas se reconnaître disciple de Mach et qui tient à passer pour marxiste (en philosophie), suit Petzoldt. A son avis, « l’empiriocriticisme… n’a à se préoccuper ni de matérialisme, ni de spiritualisme, ni d’aucune métaphysique en général »((Empiriomonisme, 2° édition, livre I, p. 21.)), et « la vérité… ne se trouve pas au « juste milieu », entre les courants qui s’entrechoquent » (matérialisme et spiritualisme), « mais en dehors d’eux »((Ibid., p. 93.)). Or, ce que Bogdanov prend pour la vérité n’est que confusion, flottement entre matérialisme et idéalisme.
Répondant à Wundt, Carstanjen a écrit qu’il répudiait « toute introduction subreptice (Unterschiebung) du principe matérialiste », « absolument étranger à la critique de l’expérience pure »((r. Carstanjen : Der Empiriokritizismus, zugleich eine Erwiderung auf W. Wundt’s Aulsätze, Vierteliahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, Jahrg. 22 (1898), pp. 73 et 213.)). « L’empiriocriticisme n’est que le scepticisme (par excellence) pour ce qui concerne le contenu des notions. » Cette tendance à souligner avec exagération la neutralité de la doctrine de Mach a une certaine raison d’être : les corrections apportées par Mach et Avenarius à leur idéalisme primitif se ramènent entièrement à des demi‑concessions au matérialisme. Au lieu du point de vue conséquent de Berkeley : le monde extérieur est ma sensation, intervient parfois la conception de Hume : j’écarte la question de savoir s’il y a quelque chose derrière mes sensations. Et cette conception agnostique condamne inévitablement à balancer entre matérialisme et idéalisme.