Matérialisme et empiriocriticisme
Lénine
II. La théorie de la connaissance de l’empiriocriticisme et du matérialisme dialectique (Suite)
6. Le critère de la pratique dans la théorie de la connaissance
Nous avons vu Marx en 1845 et Engels en 1888 et 1892, fonder la théorie matérialiste de la connaissance sur le critère de la pratique((Allusion aux Thèses sur Feuerbach (1845) de Marx et aux ouvrages d’Engels : Ludwig Feuerbach (1888) et l’introduction à l’édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique.)). Poser en dehors de la pratique la question de savoir « si la pensée humaine peut aboutir à une vérité objective », c’est s’adonner à la scolastique, dit Marx dans sa deuxième thèse sur Feuerbach. La pratique est la meilleure réfutation de l’agnosticisme de Kant et de Hume, comme du reste de tous les autres subterfuges (Schrullen) philosophiques, répète Engels. « Le résultat de notre action démontre la conformité (übereinstimmung) de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus », réplique Engels aux agnostiques.
Comparez à cela le raisonnement de Mach sur le critère de la pratique. « On est accoutumé dans la pensée habituelle et dans le langage ordinaire à opposer l’apparent, l’illusoire à la réalité. Levant en l’air devant nous un crayon, nous le voyons rectiligne. Le plongeant obliquement dans l’eau, nous le voyons brisé. On dit dans ce dernier cas : « le crayon paraît brisé, mais il est droit en réalité ». Pour quelle raison appelons‑nous un fait réalité, et ravalons‑nous un autre au niveau d’une illusion ?… Quand nous commettons l’erreur naturelle d’attendre, en des cas extraordinaires, des phénomènes ordinaires, nos espoirs sont, bien entendu, déçus. Mais les faits n’y sont pour rien. Parler d’illusion en pareil cas est permis au point de vue pratique, mais ne l’est nullement au point de vue scientifique. De même la question si souvent soulevée : l’univers a‑t‑il une existence réelle ou n’est‑il que notre rêve ? n’a aucun sens au point de vue scientifique. Le rêve le plus incohérent est un fait au même titre que tout autre » (Analyse des sensations, pp. 18‑19).
Il est vrai qu’un rêve incohérent est un fait tout comme une philosophie incohérente. On n’en peut douter après avoir pris connaissance de la philosophie d’Ernst Mach. Cet auteur confond, comme le dernier des sophistes, l’étude historico‑scientifique et psychologique des erreurs humaines, des « rêves incohérents » de toute sorte faits par l’humanité, tels que la croyance aux loups‑garous, aux lutins, etc., avec la discrimination gnoséologique du vrai et de l’« incohérent ». C’est comme si un économiste s’avisait de soutenir que la théorie de Senior, ‑ d’après laquelle tout le profit du capitaliste est le produit de la « dernière heure » du travail de l’ouvrier, ‑ et la théorie de Marx, sont toutes les deux, au même titre, des faits, la question de savoir laquelle de ces théories exprime la vérité objective et laquelle traduit les préjugés de la bourgeoisie et la corruption de ses professeurs, n’ayant dès lors aucune portée scientifique. Le tanneur J. Dietzgen voyait dans la théorie de la connaissance scientifique, c’est‑à‑dire matérialiste, une « arme universelle contre la foi religieuse » (Kleinere philosophische Schriften, p. 55), mais pour le professeur diplômé Ernst Mach, la distinction entre la théorie matérialiste de la connaissance et celle de l’idéalisme subjectif « n’a pas de sens au point de vue scientifique » ! La science ne prend pas parti dans le combat livré par le matérialisme à l’idéalisme et à la religion, c’est là l’idée la plus chère de Mach et aussi de tous les universitaires bourgeois contemporains, ces « laquais diplômés, dont l’idéalisme laborieux abêtit le peuple », suivant l’expression si juste du même J. Dietzgen (ibid., p. 53).
Nous avons justement affaire à cet idéalisme laborieux des professeurs, quand E. Mach reporte au‑delà de la science, au‑delà de la théorie de la connaissance, le critère de la pratique qui sépare pour tout un chacun l’illusion d’avec la réalité. La pratique humaine démontre l’exactitude de la théorie matérialiste de la connaissance, disaient Marx et Engels, qualifiant de « scolastique » et de « subterfuges philosophiques » les tentatives faites pour résoudre la question gnoséologique fondamentale sans recourir à la pratique. Par contre, la pratique est pour Mach une chose et la théorie de la connaissance en est une autre ; on peut les envisager côte à côte sans que l’une conditionne l’autre. Dans sa dernière œuvre Connaissance et Erreur (p. 115 de la deuxième édition allemande), Mach dit : « La connaissance est toujours une chose psychique biologiquement utile (förderndes). » « Seul le succès distingue la vérité de l’erreur » (p. 116). « Le concept est une hypothèse physique utile pour le travail » (p. 143). Nos disciples russes de Mach, se réclamant du marxisme, voient avec une étonnante naïveté dans ces phrases de Mach la preuve que ce dernier se rapproche du marxisme. Mach se rapproche ici du marxisme tout comme Bismarck se rapprochait du mouvement ouvrier, ou l’évêque Euloge((Euloge : évêque, membre de la Douma d’Etat, monarchiste, ultra-réactionnaire. )) du démocratisme. Ces propositions voisinent chez Mach avec sa théorie idéaliste de la connaissance, sans influer sur le choix d’une orientation gnoséologique déterminée. La connaissance ne peut être biologiquement utile, utile à l’homme dans la pratique, dans la conservation de la vie, dans la conservation de l’espèce, que si elle reflète la vérité objective indépendante de l’homme. Pour le matérialiste le « succès » de la pratique humaine démontre la concordance de nos représentations avec la nature objective des choses perçues. Pour le solipsiste le « succès » est tout ce dont j’ai besoin dans la pratique, qui peut être considérée indépendamment de la théorie de la connaissance. En mettant le critère de la pratique à la base de la théorie de la connaissance, nous arrivons inévitablement au matérialisme, dit le marxiste. La pratique peut être matérialiste, dit Mach; quant à la théorie, c’est tout autre chose.
« Pratiquement, écrit‑il dans l’Analyse des sensations, lorsque nous voulons agir, il nous est tout aussi impossible de nous passer de la notion du Moi que de celle du corps au moment où nous tendons la main pour saisir un objet. Nous restons physiologiquement des égoïstes et des matérialistes avec autant de constance que nous voyons le soleil se lever. Mais nous ne devons nullement nous en tenir à cette conception dans la théorie » (284‑285).
L’égoïsme n’a rien à voir ici, étant une catégorie absolument étrangère à la gnoséologie. De même le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la pratique, qui nous sert de critérium dans la théorie de la connaissance, devant embrasser la pratique des observations astronomiques, des découvertes, etc. Il ne reste donc de cette pensée de Mach que l’aveu précieux que les hommes sont entièrement, exclusivement guidés dans leur pratique par la théorie matérialiste de la connaissance ; et la tentative de tourner cette dernière « théoriquement » ne fait qu’exprimer la scolastique pédantesque et l’idéalisme laborieux de Mach.
Qu’il n’y ait rien de nouveau dans ces efforts pour écarter la pratique comme quelque chose qui ne doit pas faire l’objet d’un examen gnoséologique, afin de faire place nette à l’agnosticisme et à l’idéalisme, c’est ce que montrera l’exemple suivant emprunté à l’histoire de la philosophie classique allemande. G. E. Schulze (Schulze-Aenesidemus dans l’histoire de la philosophie) se trouve ici sur le chemin qui va de Kant à Fichte. Il défend ouvertement la tendance sceptique en philosophie et se déclare disciple de Hume (et, parmi les anciens, de Pyrrhon et de Sextus). Il nie catégoriquement toute chose en soi et la possibilité de la connaissance objective ; il exige non moins catégoriquement que nous n’allions pas au‑delà de l’ » expérience », au‑delà des sensations, ce qui ne l’empêche nullement de prévoir les objections du camp opposé : « Comme, dans la vie quotidienne, le sceptique reconnaît la réalité certaine des choses objectives, agit en conséquence et admet le critère de la vérité, sa propre conduite est la meilleure et la plus évidente réfutation de son scepticisme((G. E. Schulze : Aenesidemus oder über die Fundamente der von dem Herrn Professor Reinhold in Jena gelieferten Elementarphilosophie, 1792, p. 253.)). » « Ces arguments, répond Schulze indigné, ne sont valables que pour la populace (Pöbel, p. 254). Car mon scepticisme ne s’étend pas à la vie pratique, il reste dans les limites de la philosophie » (p. 255).
L’idéaliste subjectif Fichte espère de même trouver dans le domaine de la philosophie idéaliste une place pour le » réalisme qui s’impose (sich aufdringt) à nous tous, et même à l’idéaliste le plus résolu, quand on en vient à l’action, réalisme qui admet l’existence des objets en dehors et tout à fait indépendamment de nous » (Werke, t. I, p. 455).
Le positivisme moderne de Mach ne s’est guère éloigné de Schulze et de Fichte ! Notons à titre de curiosité que, pour Bazarov, nul n’existe, en cette matière, en dehors de Plekhanov : le chat est pour la souris la bête la plus forte. Bazarov raille la « philosophie salto‑vitale de Plekhanov » (Essais, p. 69), qui a en effet écrit une phrase biscornue : que la « foi » en l’existence du monde extérieur est « en philosophie un salto‑vitale inévitable » (Notes sur L. Feuerbach, p. 111). Le mot « foi », quoique mis entre guillemets et répété après Hume, révèle, assurément, chez Plekhanov une confusion de termes. Mais que vient faire ici Plekhanov ?? Pourquoi Bazarov n’a‑t‑il pas choisi un autre matérialiste, Feuerbach par exemple ? Serait‑ce uniquement parce qu’il ne le connaît pas ? Mais l’ignorance n’est pas un argument. Feuerbach, lui aussi, tout comme Marx et Engels, fait dans les questions fondamentales de la théorie de la connaissance un « saut » vers la pratique, inadmissible au point de vue de Schulze, Fichte et Mach. Critiquant l’idéalisme, Feuerbach le définit à l’aide d’une citation frappante de Fichte qui porte admirablement contre toute la doctrine de Mach. « Tu crois, écrivait Fichte, que les choses sont réelles, qu’elles existent en dehors de toi, pour la seule raison que tu les vois, les entends, les touches. Mais la vue, le toucher, l’ouïe ne sont que sensations… Tu ne perçois pas les choses, tu ne perçois que tes sensations. » (Feuerbach, Werke, t. X, p. 185.) Et Feuerbach de répliquer : l’être humain n’est pas un Moi abstrait, c’est un homme ou une femme, et la question de savoir si le monde est sensation peut se réduire à cette autre : un autre homme n’est‑il que ma sensation, ou nos rapports dans la pratique démontrent‑ils le contraire ? « L’erreur capitale de l’idéalisme consiste justement à ne poser et résoudre les questions de l’objectivité et de la subjectivité de la réalité ou de l’irréalité du monde, qu’au seul point de vue théorique » (ibid., p. 189). Feuerbach met à la base de la théorie de la connaissance l’ensemble de la pratique humaine. Certes, dit‑il, les idéalistes eux aussi admettent dans la pratique la réalité de notre Moi et celle du Toi d’autrui. Pour l’idéaliste « ce point de vue ne vaut que pour la vie, et non pour la spéculation. Mais la spéculation qui entre en contradiction avec la vie et fait du point de vue de la mort, de l’âme séparée du corps, le point de vue de la vérité, est une spéculation morte, une fausse spéculation » (p. 192). Nous respirons avant de sentir, nous ne pouvons exister sans air, sans nourriture et sans boisson.
« Ainsi, il s’agit de nourriture et de boisson quand on examine la question de l’idéalité ou de la réalité du monde ! s’exclame l’idéaliste indigné. Quelle bassesse ! Quelle atteinte à la bonne coutume de déblatérer de toutes ses forces, du haut des chaires de philosophie et de théologie, contre le matérialisme dans les sciences pour pratiquer ensuite à la table d’hôte le matérialisme le plus vulgaire » (p. 195). Et Feuerbach de s’exclamer que situer sur le même plan la sensation subjective et le monde objectif, « c’est mettre le signe d’égalité entre pollution et procréation » (p. 198).
La remarque n’est pas des plus polies, mais elle frappe juste les philosophes qui enseignent que la représentation sensible est précisément la réalité existant hors de nous.
Le point de vue de la vie, de la pratique, doit être le point de vue premier, fondamental de la théorie de la connaissance. Ecartant de son chemin les élucubrations interminables de la scolastique professorale, il mène infailliblement au matérialisme. Il ne faut certes pas oublier que le critère de la pratique ne peut, au fond, jamais confirmer ou réfuter complètement une représentation humaine, quelle qu’elle soit. Ce critère est de même assez « vague » pour ne pas permettre aux connaissances de l’homme à se changer en un « absolu » ; d’autre part, il est assez déterminé pour permettre une lutte implacable contre toutes les variétés de l’idéalisme et de l’agnosticisme. Si ce que confirme notre pratique est une vérité objective unique, finale, il en découle que la seule voie conduisant à cette vérité est celle de la science fondée sur la conception matérialiste. Ainsi Bogdanov veut bien reconnaître dans la théorie de la circulation monétaire de Marx une vérité objective, mais uniquement « pour notre époque », et il considère comme du « dogmatisme » d’attribuer à cette théorie un caractère de vérité « objective suprahistorique » (Empiriomonisme, livre III, p. VII). C’est de nouveau une confusion. Aucune circonstance ultérieure ne pourra modifier la conformité de cette théorie avec la pratique pour la simple raison qui fait de cette vérité : Napoléon est mort le 5 mai 1821, une vérité éternelle. Mais comme le critère de la pratique ‑ c’est‑à‑dire le cours du développement de tous les pays capitalistes pendant ces dernières décades, ‑ démontre la vérité objective de toute la théorie économique et sociale de Marx en général, et non de telle ou telle de ses parties ou de ses formules, etc., il est clair que parler ici du « dogmatisme » des marxistes, c’est faire une concession impardonnable à l’économie bourgeoise. La seule conclusion à tirer de l’opinion partagée par les marxistes, que la théorie de Marx est une vérité objective, est celle‑ci : en suivant le chemin tracé par la théorie de Marx, nous nous rapprocherons de plus en plus de la vérité objective (sans toutefois l’épuiser jamais) ; quelque autre chemin que nous suivions, nous ne pourrons arriver qu’au mensonge et à la confusion.