Introduction

Matérialisme et empiriocriticisme

Lénine

En guise d’introduction : comment certains « marxistes » en 1908 et certains idéalistes en 1710 réfutaient le matérialisme

   Quiconque connaît un peu la littérature philosophique doit savoir qu’on aurait peine à trouver aujourd’hui un professeur de philosophie (ou de théologie) qui ne s’occupât, ouvertement ou par des procédés obliques, à réfuter le matérialisme. Des centaines et des milliers de fois, on a proclamé que le matérialisme était réfuté, et l’on continue à le réfuter pour la cent et unième, voire pour la mille et unième fois. Les révisionnistes de chez nous ne font que réfuter le matérialisme, tout en feignant de ne réfuter en somme que le matérialiste Plekhanov, et non le matérialiste Engels, ni le matérialiste Feuerbach, ni les conceptions matérialistes de J. Dietzgen, ‑ et de réfuter le matérialisme en se plaçant au point de vue du positivisme « moderne » et « contemporain », des sciences de la nature, etc. Sans recourir aux références que chacun trouvera à volonté, par centaines, dans les ouvrages cités plus haut, je rappellerai les arguments à l’aide desquels Bazarov, Bogdanov, louchkévitch, Valentinov, Tchernov((V. Tchernov : Etudes de philosophie et de sociologie, Moscou, 1907. Disciple zélé d’Avenarius, l’auteur est un adversaire du matérialisme dialectique, tout comme Bazarov et consorts.)) et quelques autres disciples de Mach combattent le matérialisme. Le terme « machiste »((Dans la suite, nous avons préféré au terme de « machiste », en raison de sa déplorable consonance française, l’expression « disciple de Mach ». Note du traducteur.)), plus bref et plus simple, a conquis le droit de cité dans la littérature russe, et j’en userai dans le texte à l’égal du mot « empiriocriticiste ». Ernst Mach est généralement reconnu dans la littérature philosophique(( Voir, par exemple, Dr Richard Hônigswald : Über die Lehre Humes von der Realität der Aussendinge, Berlin,, 1904, p. 26.)) comme le plus populaire des représentants actuels de l’empiriocriticisme, et les écarts de Bogdanov et de Iouchkévitch de la « pure » doctrine de Mach sont, comme nous le montrerons plus loin, d’importance absolument secondaire.

   Les matérialistes, nous dit‑on, reconnaissent, l’impensable et l’inconnaissable, la « chose en soi », la matière placée « au-delà de l’expérience », au‑delà de notre connaissance. Ils tombent dans un véritable mysticisme en admettant quelque chose au‑delà, qui est situé hors des limites de l’« expérience » et de la connaissance. Quand ils déclarent que la matière agissant sur les organes de nos sens suscite des sensations, les matérialistes se basent sur l’« inconnu », sur le néant, puisque eux-mêmes, disent‑ils, reconnaissent nos sens comme la seule source de la connaissance. Les matérialistes tombent dans le « kantisme » (c’est le cas de Plekhanov qui admet l’existence de la « chose en soi », c’est‑à‑dire des choses existant en dehors de notre conscience), ils « doublent » le monde et prêchent le « dualisme », puisque derrière les phénomènes, d’après eux, il y a encore la chose en soi, puisque derrière les données immédiates des sens, ils admettent autre chose, on ne sait quel fétiche, une « idole », un absolu, une source de « métaphysique », un double de la religion (la « sainte matière », selon Bazarov).

   Tels sont les arguments des disciples de Mach contre le matérialisme, arguments que répètent et ressassent sur tous les tons les auteurs précités.

   Pour voir si ces arguments sont neufs et ne visent vraiment qu’un matérialiste russe « tombé dans le kantisme », nous citerons en détail quelques passages tirés des œuvres du vieil idéaliste George Berkeley. Cette référence historique est d’autant plus nécessaire dans l’introduction à nos notes que nous aurons plus d’une fois, dans la suite de notre exposé, à nous référer à Berkeley et au courant qu’il fit naître en philosophie, car les disciples de Mach présentent sous un faux jour aussi bien l’attitude de Mach à l’égard de Berkeley que l’essence de la philosophie de ce dernier.

   L’œuvre de l’évêque George Berkeley, parue en 1710 sous le titre de Traité sur les principes de la connaissance humaine((George Berkeley : Treatise concerning tbe Principles of Human Knowledge, vol. I of Works, edited by A. Fraser, Oxford, 1871. Il y a une traduction russe.)), commence par les raisonnements suivants : « Pour quiconque étudie les objets de la connaissance humaine, il est évident qu’ils représentent ou des idées (ideas) effectivement perçues par les sens, ou des idées acquises par l’observation des émotions et des actes de l’intelligence, ou enfin des idées formées à l’aide de la mémoire et de l’imagination… Je me représente, à l’aide de la vue, la lumière et la couleur, leurs gradations et leurs variétés. Je perçois, à l’aide du toucher, le mou et le dur, le chaud, le froid, le mouvement et la résistance…

   L’odorat me renseigne sur les odeurs ; le goût, sur la saveur ; l’ouïe, sur les sons… Comme les différentes idées s’observent combinées les unes aux autres, on leur donne un nom commun et on les considère comme telle ou telle chose. On observe, par exemple, une couleur, un goût, une odeur, une forme, une consistance déterminés dans une certaine combinaison (to go together) ; on reconnaît cet ensemble comme une chose distincte qu’on désigne du mot pomme ; d’autres collections d’idées (collections of ideas) constituent ce qu’on appelle la pierre, l’arbre, le livre et les autres choses sensibles…. » (§ 1).

   Tel est le contenu du premier paragraphe de l’œuvre de Berkeley. Retenons que l’auteur prend pour base de sa philosophie « le dur, le mou, le chaud, le froid, les couleurs, les saveurs, les odeurs », etc. Les choses sont pour Berkeley des « collections d’idées » et, par idées, il entend précisément les qualités ou sensations que nous venons d’énumérer, et non pas les idées abstraites.

  Berkeley dit plus loin que, outre ces « idées ou objets de la connaissance », il existe encore ce qui les perçoit : « l’intelli­gence, l’esprit, l’âme ou le moi » (§ 2). Il va de soi, conclut le philosophe, que les « idées » ne peuvent exister en dehors de l’intelligence qui les perçoit. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser le sens du mot « exister ». « Quand je dis que la table sur laquelle j’écris existe, cela veut dire que je la vois et que je la sens; et si je sortais de ma chambre, je dirais encore que la table existe en ce sens que je pourrais la percevoir si j’étais dans la chambre… » Ainsi s’exprime Berkeley au § 3 de son ouvrage, et c’est là qu’il engage la polémique avec ceux qu’il qualifie de matérialistes (§§ 18, 19, etc.). Je ne parviens pas à comprendre, dit‑il, que l’on puisse parler de l’existence absolue des choses sans s’occuper de savoir si quelqu’un les per­çoit. Exister, c’est être perçu (their, il s’agit des objets esse is percipi, § 3, ‑ maxime de Berkeley, citée dans les précis d’histoire de la philosophie). « L’opinion prévaut de façon singulière, parmi les gens, que les maisons, les montagnes, les fleuves, en un mot les choses sensibles, ont une existence naturelle ou réelle, en dehors du fait que l’esprit les perçoit » (§ 4). Cette opinion, dit Berkeley, est « une contradiction évidente ». « Car que représentent donc ces objets, sinon des choses perçues par nos sens ? Or, que percevons‑nous, sinon nos idées ou nos sensations (ideas or sensations) ? Et n’est‑il pas simplement absurde de croire que des idées ou des sensations ou leurs combinaisons peuvent exister sans être perçues ? » (§ 4).

   Berkeley remplace maintenant le terme « collections d’idées » par l’expression équivalente selon lui de combinaisons de sensations, accusant les matérialistes d’avoir cette tendance « absurde » à aller plus loin encore, à rechercher quelque source de ce complexe… c’est‑à‑dire de cette combinaison de sensations. Au § 5, les matérialistes sont accusés de s’embarrasser d’abstractions, car séparer les sensations de l’objet, c’est, de l’avis de Berkeley, une pure abstraction. « En réalité, dit‑il à la fin du § 5 omis dans la seconde édition, l’objet et la sensation ne sont qu’une seule et même chose (are the same thing) et ne peuvent donc être abstraits l’un de l’autre. » « Vous direz, écrit Berkeley, que les idées peuvent être des copies ou des reflets (resemblances) des choses existant en dehors de l’esprit dans une substance dépourvue de pensée. Je réponds que l’idée ne peut ressembler à rien d’autre qu’à une idée ; une couleur ou une forme ne peuvent ressembler qu’à une autre couleur du à une autre forme… Je demande : pouvons‑nous percevoir ces originaux supposés ou les choses extérieures dont nos idées seraient les clichés ou les représentations, ou ne le pouvons‑nous pas ? Si vous dites oui, ce sont alors des idées et nous n’avons pas avancé d’un pas; et si vous me répondez non, je demanderai à n’importe qui s’il est sensé de dire que la couleur ressemble à quelque chose d’invisible; que le dur ou le mou ressemble à quelque chose que l’on ne peut pas toucher, etc. » (§ 8).

   Les « arguments » de Bazarov contre Plekhanov sur l’existence possible des choses en dehors de nous, sans action sur nous, ne diffèrent en rien, comme le lecteur le voit, des arguments produits par Berkeley contre les matérialistes qu’il ne nomme pas. Berkeley considère l’idée de l’existence « de la matière ou de la substance matérielle » (§ 9) comme une telle « contradiction », comme une telle « absurdité » qu’il est inutile de perdre son temps à la réfuter. « Mais, dit‑il, étant donné que cette thèse (tenet) de l’existence de la matière paraît s’être profondément ancrée dans les esprits des philosophes et fait naître tant de déductions dangereuses, je préfère paraître prolixe et fatigant que de rien omettre pour dévoiler à fond et déraciner ce préjugé » (§ 9).

   Nous verrons tout à l’heure quelles sont les déductions dangereuses auxquelles Berkeley fait allusion. Finissons‑en d’abord avec ses arguments théoriques contre les matérialistes. Niant l’existence « absolue » des objets, c’est‑à‑dire l’existence des choses en dehors de la connaissance humaine, Berkeley expose explicitement les idées de ses adversaires, donnant à entendre qu’ils admettent la « chose en soi ». Au § 24, Berkeley souligne que cette opinion qu’il réfute reconnaît « l’existence absolue des choses sensibles en soi (objects in themselves) ou en dehors de l’esprit » (pp. 167‑168 de l’édition citée). Les deux principaux courants philosophiques sont marqués ici avec la rectitude, la clarté et la précision qui distinguent les philosophes classiques des faiseurs contemporains de « nouveaux » systèmes. Le matérialisme consiste à reconnaître l’existence de « choses en soi » ou en dehors de l’esprit; les idées et les sensations sont, pour lui, des copies ou des reflets de ces choses. La doctrine opposée (idéalisme) soutient que les choses n’existent pas « en dehors de l’esprit »; les choses sont des « combinaisons de sensations ».

   Ce fut écrit en 1710, c’est‑à‑dire quatorze ans avant la naissance d’Emmanuel Kant. Et nos disciples de Mach, se basant sur une philosophie prétendument « moderne », découvrent que la reconnaissance de la « chose en soi » résulte de la contamination ou de la perversion du matérialisme par le kantisme ! Leurs « nouvelles » découvertes résultent de leur ignorance déconcertante de l’histoire des principaux courants en philosophie.

   Une autre de leurs idées « nouvelles », c’est que les concepts de « matière » ou de « substance » ne sont que vestiges d’anciennes vues dénuées d’esprit critique. Mach et Avenarius ont, paraît-il, poussé plus avant la pensée philosophique, approfondi l’analyse et éliminé ces « absolus », ces « essences immuables », etc. Ces assertions sont faciles à contrôler : il n’y a qu’à remonter à la source première, à Berkeley, et l’on verra qu’elles se réduisent à des élucubrations prétentieuses. Berkeley affirme de façon très précise que la matière est une « nonentity » (essence inexistante, § 68); que la matière est néant (§ 80). Et d’ironiser sur les matérialistes : « Vous pouvez, si vous y tenez vraiment, user du mot « matière » là où d’autres emploient le mot « néant » (pp. 196‑197 de l’édition citée). On crut d’abord, dit Berkeley, que les couleurs, les odeurs, etc. « existent réellement »; on renonça plus tard à cette manière de voir pour reconnaître qu’elles n’existent qu’en fonction de nos sensations. Mais cette élimination des vieux concepts erronés n’a pas été poussée jusqu’au bout : il en reste le concept de la « substance » (§ 73), « préjugé » analogue (p. 195) définitivement réfuté par l’évêque Berkeley en 1710 ! Or, il se trouve chez nous, en 1908, des plaisantins pour prendre au sérieux Avenarius, Petzoldt, Mach et Cie, selon lesquels seuls le « positivisme moderne » et les « sciences de la nature modernes » sont parvenus à éliminer ces notions « métaphysiques ».

   Ces mêmes plaisantins (Bogdanov y compris) affirment aux lecteurs que précisément la nouvelle philosophie a démontré l’erreur du « dédoublement du monde » dans la doctrine des matérialistes qui, perpétuellement réfutés, parlent d’on ne sait quel « reflet » ‑ dans la conscience humaine ‑ des choses existant en dehors d’elle. Sur ce « dédoublement », les auteurs précités ont écrit une infinité de choses émouvantes. Mais, ignorance ou oubli, ils ont négligé d’ajouter que ces découvertes avaient déjà été faites en 1710.

   « Notre connaissance [des idées ou des choses], écrit Ber­keley, a été obscurcie, brouillée à l’extrême, et nous avons été conduits dans la voie des erreurs les plus dangereuses par l’hypothèse de la double (twofold) existence des choses sen­sibles, l’existence intelligible ou de l’existence dans l’intelligence d’une part, et de l’existence réelle, en dehors de l’intelligence [c’est‑à‑dire en dehors de la conscience] d’autre part. » Berkeley raille cette opinion « absurde » qui admet la possibilité de penser l’impensable ! L’origine de cette « absurdité » est naturellement dans la distinction des « choses » et des « idées » (§ 87), dans l’ » admission des objets extérieurs ». C’est à la même origine que remonte, comme le découvrait Berkeley en 1710 et comme le redécouvre Bogdanov en 1908, la croyance aux fétiches et aux idoles. « L’existence de la matière, dit Berkeley, ou des choses non perçues n’a pas seulement été le prin­cipal point d’appui des athées et des fatalistes; l’idolâtrie, sous toutes ses formes, repose sur le même principe » (§ 94).

   Nous en venons aux déductions « dangereuses » auxquelles mène l’« absurde » doctrine de l’existence du monde extérieur, et qui ont obligé l’évêque Berkeley non seulement à réfuter cette doctrine, au point de vue théorique, mais encore à en poursuivre avec passion les partisans comme des ennemis. « Toutes les constructions impies de l’athéisme et de l’irréligion, déclare‑t‑il, s’érigent sur la doctrine de la matière ou de la substance matérielle… Point n’est besoin de dire quelle grande amie les athées ont trouvée de tout temps dans la substance matérielle. Tous leurs monstrueux systèmes en dépendent de façon si évidente, si inévitable que leur édifice s’écroulerait fatalement dès qu’on en aurait ôté cette pierre angulaire. Aussi n’avons‑nous pas à prêter une attention particulière aux doctrines absurdes des différentes sectes misérables des athées » (§ 92, pp. 203‑204 de l’édition citée).

   « La matière, une fois bannie de la nature, emporte avec elle tant de constructions sceptiques et impies, tant de discussions et de questions embrouillées [« principe de l’économie de la pensée », découvert par Mach entre 1870 et 1880 ! « philosophie, en tant que conception du monde fondée sur le principe du moindre effort », exposée par Avenarius en 1876 !], qui ont été, pour les théologiens et les philosophes, une sorte de taie obscurcissant la vue; la matière a donné à l’espèce humaine tant de travail inutile que si même les arguments que nous apportons contre elle étaient reconnus peu probants (je les considère pour ma part comme parfaitement évidents), je n’en serais pas moins convaincu que tous les amis de la vérité, de la paix et de la religion ont toutes les raisons de désirer que ces arguments soient reconnus suffisants » (§ 96).

   L’évêque Berkeley raisonnait avec une franchise un peu simpliste ! De notre temps, les mêmes idées sur l’élimination « économique » de la « matière » en philosophie sont présentées tous une forme beaucoup plus artificieuse et obscurcie par l’emploi d’une terminologie « nouvelle », destinée à les faire prendre par les gens naïfs pour une philosophie « moderne » !

   Berkeley ne parlait pas seulement en toute franchise des tendances de sa philosophie; il s’efforçait aussi d’en voiler la nudité idéaliste, de la dépeindre comme exempte d’absurdités et acceptable pour le « sens commun ». Notre philosophie, disait‑il en se défendant d’instinct contre l’accusation de ce qu’on appellerait maintenant idéalisme subjectif et solipsisme, « ne nous prive d’aucune chose dans la nature » (§ 34). La nature subsiste, et aussi la distinction entre réalités et chimères, mais « les unes et les autres existent également dans la conscience ». « Je ne conteste nullement l’existence d’une chose, quelle qu’elle soit, que nous pouvons connaître par nos sens ou par notre réflexion. Que les choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent dans la réalité, je n’en ai pas le moindre doute. La seule chose dont nous niions l’existence est celle que les philosophes [c’est Berkeley qui souligne] appellent matière ou substance matérielle. La négation de celle‑ci ne porte aucun préjudice au reste du genre humain qui, j’ose le dire, ne s’apercevra jamais de son absence… L’athée, lui, a besoin de ce fantôme d’un nom vide de sens pour fonder son athéisme… »

   Cette pensée est exprimée avec plus de clarté encore dans le § 37, où Berkeley répond au reproche adressé à sa philosophie d’anéantir les substances matérielles : « Si l’on entend la substance au sens vulgaire (vulgar) du mot, c’est‑à‑dire comme une combinaison de qualités sensibles, telles que l’étendue, la solidité, le poids, etc., on ne peut m’accuser de l’anéantir. Mais si l’on entend la substance au sens philosophique, comme la base d’accidents ou de qualités [existant] hors de la conscience, alors je reconnais en effet l’anéantir, si tant est qu’on puisse parler de l’anéantissement d’une chose qui n’a jamais existé, même en imagination. »

   Le philosophe anglais Fraser, idéaliste et partisan de Berkeley, qui a édité avec des notes les œuvres du maître, appelle non sans raison la doctrine de Berkeley un « réalisme naturel » (p. X de l’édition citée). Cette curieuse terminologie doit être retenue, car elle exprime bien le désir de Berkeley de jouer au réalisme. Nous retrouverons maintes fois, dans la suite de cet exposé, des « positivistes » « modernes » répétant sous une autre forme, par d’autres moyens d’expression, la même manœuvre ou la même contrefaçon. Berkeley ne nie pas l’existence des choses réelles ! Berkeley ne rompt pas avec l’opinion de l’humanité entière ! Berkeley nie « seulement » la doctrine des philosophes, c’est‑à‑dire la théorie de la connaissance, qui met sérieusement et résolument à la base de tous ses raisonnements la reconnaissance du monde extérieur et de son reflet dans la conscience des hommes. Berkeley ne nie pas les sciences de la nature fondées, et qui le furent toujours (le plus souvent inconsciemment), sur cette théorie, c’est‑à‑dire la théorie matérialiste de la connaissance. « Nous pouvons, lisons‑nous au § 59, déduire très justement de notre expérience [Berkeley : philosophie de l’« expérience pure »](( Fraser souligne dans sa préface que Berkeley « n’en appelle qu’à l’expérience », de même que Locke (p. 117).)) concernant la coexistence et la succession des idées dans notre conscience… ce que nous éprouverions [ou verrions] si nous étions placés dans des conditions sensiblement différentes de celles où nous nous trouvons en ce moment. C’est en cela que consiste la connaissance de la nature qui [écoutez bien !] peut garder, en toute logique, sa valeur et sa certitude, conformément à ce qui a été dit plus haut. »

   Considérons le monde extérieur, la nature, comme une « combinaison de sensations » suscitées dans notre esprit par la divinité. Admettez cela, renoncez à chercher l’« origine » de ces sensations en dehors de la conscience, en dehors de l’homme, et je reconnaîtrai, dans le cadre de ma théorie idéaliste de la connaissance, toutes les sciences de la nature, toute la valeur et la certitude de leurs conclusions. J’ai justement besoin de ce cadre, et je n’ai besoin que de ce cadre pour justifier mes déductions en faveur « de la paix et de la religion ». Telle est la pensée de Berkeley. Nous retrouverons par la suite, en examinant l’attitude des disciples de Mach envers les sciences de la nature, cette pensée qui exprime bien l’essence de la philosophie idéaliste et sa signification sociale.

   Maintenant, notons encore une découverte récente empruntée, au cours du XX° siècle, par le positiviste moderne et le réaliste critique P. louchkévitch à l’évêque Berkeley. C’est l’« empiriosymbolisme ». La « théorie favorite » de Berkeley, dit Fraser, est celle du « symbolisme naturel universel » (p. 190 de l’édition citée) ou du « symbolisme de la nature » (Natural Symbolism). Si ces mots ne se trouvaient pas dans une édition parue en 1871, on pourrait suspecter le philosophe fidéiste anglais Fraser de plagier le mathématicien et physicien Poincaré, notre contemporain, et le « marxiste » russe louchkévitch !

   La théorie même de Berkeley, qui a fait l’admiration de Fraser, est exposée par l’évêque en ces termes :

   « La liaison des idées [n’oubliez pas que, pour Berkeley, les idées ne diffèrent pas des choses] ne suppose pas le rapport de cause à effet, mais seulement celui du signe ou du symbole à la chose désignée de façon ou d’autre » (§ 65). « Il s’ensuit donc que les choses qui, au point de vue de la catégorie de causalité (under the notion of à cause) contribuant ou concourant à la production de l’effet, sont absolument inexplicables, et nous mènent à de formidables absurdités, peuvent être expliquées, et cela de façon tout à fait naturelle… dès qu’on les envisage comme des signes ou des symboles servant à nous renseigner » (§ 66). Pour Berkeley et Fraser, c’est, bien entendu, la divinité ni plus ni moins qui nous renseigne au moyen de ces « empirio symboles ». Quant à la valeur gnoséologique du symbolisme, elle consiste, dans la théorie de Berkeley, en ce que le symbolisme doit remplacer la « doctrine » qui « prétend expliquer les choses par des causes matérielles » (§ 66).

   Nous voici en présence, sur le problème de la causalité, de deux tendances philosophiques. L’une « prétend expliquer les choses par des causes matérielles », et elle est manifestement liée à cette « absurde doctrine de la matière » réfutée par l’évêque Berkeley. L’autre ramène le « concept de la cause » au concept de « signe ou symbole » (divin) servant à « nous renseigner ». Nous retrouverons ces deux tendances adaptées à la mode du XX° siècle en analysant l’attitude de la doctrine de Mach et du matérialisme dialectique envers cette question.

   Il faut noter ensuite, en ce qui concerne la réalité, que Berkeley, se refusant à reconnaître l’existence des choses en dehors de la conscience, s’efforce de trouver un critère de distinction entre le réel et le fictif. Parlant, au § 36, des « idées » que l’esprit humain évoque à son gré, il dit : « elles sont pâles, débiles, instables, en comparaison de celles que nous percevons par nos sens. Ces dernières, imprimées en nous suivant certaines règles ou lois de la nature, témoignent de l’action d’une intelligence plus puissante et plus sage que l’intelligence humaine. Elles ont, comme on dit, une réalité plus grande que les premières; elles sont, en d’autres termes, plus claires, plus ordonnées, plus distinctes, elles ne sont pas des fictions de l’esprit qui les perçoit … » Ailleurs (§ 84), Berkeley tâche de lier le concept du réel à la perception de sensations identiques par de nombreuses personnes à la fois. Comment, par exemple, résoudre cette question : une transformation d’eau en vin que, supposons, on nous relate, a‑t‑elle été réelle ? « Si tous les assistants attablés avaient vu le vin, s’ils en avaient perçu l’odeur, s’ils l’avaient bu et en avaient senti le goût, s’ils en avaient éprouvé l’effet, la réalité de ce vin serait pour moi hors de doute. » Et Fraser commente : « La conscience simultanée chez différentes personnes des mêmes idées sensibles est considérée ici, contrairement à la conscience purement individuelle ou personnelle des objets ou des émotions imaginées, comme la preuve de la réalité des idées de la première catégorie. »

   On voit d’ici que l’idéalisme subjectif de Berkeley ne peut être compris en ce sens que ce dernier ignore la différence entre la perception individuelle et la perception collective. Il tente, au contraire, de bâtir sur cette différence son critère de la réalité. Expliquant les « idées » par l’action de la divinité sur l’esprit humain, Berkeley se rapproche ainsi de l’idéalisme objectif : le monde n’est plus ma représentation, mais l’effet d’une cause divine suprême, créatrice tant des « lois de la nature » que des lois d’après lesquelles on distingue les idées « plus réelles » des idées qui le sont moins, etc.

   Dans un autre ouvrage intitulé : Trois dialogues entre Hylas et Philonoüs (1713), Berkeley s’efforce d’exposer ses vues en un langage particulièrement populaire et formule ainsi l’opposition entre sa doctrine et la doctrine matérialiste :

   « J’affirme comme vous [les matérialistes] que si quelque chose agit sur nous du dehors, il nous faut admettre des forces existant en dehors [de nous], des forces appartenant à un être différent de nous. Ce qui nous sépare ici, c’est la question de savoir de quel ordre est cet être puissant. J’affirme que c’est l’esprit ; vous, que c’est la matière ou je ne sais quelle (je puis ajouter que vous ne le savez pas non plus) troisième nature… » (p. 335 de l’édition citée).

   Fraser commente :

   « C’est là le nœud de la question. De l’avis des matérialistes, les phénomènes sensibles sont dus à une substance matérielle, ou à une « troisième nature » inconnue ; de l’avis de Berkeley, à la Volonté Rationnelle; de l’avis de Hume et des positivistes, leur origine est absolument inconnue, et nous ne pouvons que les généraliser, suivant l’usage, par la méthode inductive, comme des faits. »

   Fraser, disciple anglais de Berkeley, aborde ici, de son point de vue d’idéaliste conséquent, les « lignes » fondamentales de la philosophie, si bien caractérisées chez le matérialiste Engels. Dans son Ludwig Feuerbach, Engels divise les philosophes en « deux grands camps » : les matérialistes et les idéalistes. Examinant les théories de ces deux courants de façon beaucoup plus développée, plus variée et plus riche en contenu que ne l’a fait Fraser, Engels y voit cette différence essentielle : pour les matérialistes, la nature est première, et l’esprit second; pour les idéalistes, c’est l’inverse. Engels situe entre les uns et les autres les partisans de Hume et de Kant, qu’il appelle agnostiques, puisqu’ils nient la possibilité de connaître l’univers, ou tout au moins de le connaître à fond. Dans ce livre, Engels n’applique ce terme qu’aux partisans de Hume (appelés par Fraser « positivistes », comme ils aiment à s’intituler eux‑mêmes); mais, dans son article : « Du matérialisme historique », il traite des vues de l’« agnostique néo-kantien » et considère le néo‑kantisme comme une variété de l’agnosticisme((F. Engels : Über historischen Maierialismus, Die Neue Zeit, XI Jg., Tome I (1892‑1893), n° I, p. 18. La traduction de l’anglais est d’Engels. La traduction russe du recueil Le Matérialisme historique (Saint‑Pétersbourg, 1908, p. 167) comporte des inexactitudes.)).

   Nous ne pouvons nous arrêter ici sur cette réflexion remarquablement juste et profonde d’Engels (réflexion que les disciples de Mach ne se font pas scrupule d’ignorer). Nous y reviendrons plus loin en détail. Nous nous bornerons, pour l’instant, à indiquer cette terminologie marxiste et cette rencontre des contraires : les vues du matérialiste conséquent et de l’idéaliste conséquent sur les deux courants principaux de la philosophie. Notons sommairement, pour illustrer ces tendances (auxquelles nous aurons constamment affaire par la suite), les idées des plus grands philosophes du XVIII° siècle qui suivirent une voie différente de celle de Berkeley.

   Voici les raisonnements de Hume dans son Essai sur l’entendement humain, au chapitre (XII) de la philosophie sceptique : « On peut considérer comme évident que les hommes sont enclins, par leur instinct naturel ou prédisposition, à se fier à leurs sens et que, sans le moindre raisonnement, ou même avant de recourir au raisonnement, nous supposons toujours l’existence d’un monde extérieur (external universe), qui ne dépend pas de notre perception et qui existerait si même nous disparaissions ou étions anéantis avec tous les êtres doués de sensibilité. Les animaux mêmes sont guidés par une opinion de ce genre et conservent cette foi en les objets extérieurs dans toutes leurs pensées, dans tous leurs desseins, dans toutes leurs actions… Mais cette opinion primordiale et universelle est promptement ébranlée par la philosophie la plus superficielle (slightest) qui nous enseigne que rien d’autre que l’image ou la perception ne sera jamais accessible à notre esprit et que les sensations ne sont que des canaux (inlets) suivis par ces images et ne sont pas en état d’établir elles-mêmes un rapport direct (intercourse), quel qu’il soit, entre l’esprit et l’objet. La table que nous voyons paraît plus petite quand nous nous en éloignons, mais la table réelle qui existe indépendamment de nous ne change pas; notre esprit n’a donc perçu autre chose que la représentation de la table (image). Telles sont les indications évidentes de la raison; et nul homme qui raisonne n’a jamais douté que les objets (existences) dont nous parlons, « cette table », « cet arbre », ne soient autre chose que des perceptions de notre esprit… Au moyen de quel argument peut‑on prouver que les perceptions doivent être suscitées dans notre esprit par des objets extérieurs complètement différents de ces perceptions mêmes, quoique semblables à elles (si cela est possible), et qu’elles ne sont pas dues à l’énergie de notre intelligence même, ou à l’action de quelque esprit invisible et inconnu, ou bien encore à quelque cause moins connue encore ? … Comment cette question peut-elle être tranchée ? Par l’expérience, évidemment, comme toutes les questions de ce genre. Mais l’expérience se tait sur ce point et ne peut pas ne pas se taire. L’intelligence n’a jamais devant elle autre chose que les perceptions et ne peut se livrer à aucune expérience sur la corrélation entre les perceptions et les objets. C’est pourquoi l’hypothèse de l’existence d’une semblable corrélation n’a pas de fondement logique. Recourir à la véracité de l’Etre Suprême pour démontrer celle de nos sens, c’est tourner la question de façon tout à fait imprévue… Dès que nous aurons posé la question du monde extérieur, tous les arguments susceptibles de prouver l’existence de cet Etre nous échapperont((David Hume : An Enquiry concerning Human Understanding, Essays and Treatises, London, 1822, vol. Il, pp. 124‑126.)). »

   Dans son Traité de la nature humaine (partie IV, section Il, « Du scepticisme à l’égard des sens »), Hume dit de même : « Nos perceptions sont nos seuls objets » (p. 281 de la traduction française de Renouvier et Pillon, 1878). Hume appelle scepticisme le refus d’expliquer les sensations par l’action des choses, de l’esprit, etc., le refus de ramener les perceptions au monde extérieur d’une part, à la divinité ou à un esprit inconnu, de l’autre. L’auteur de la préface à la traduction française de Hume, F. Pillon, appartenant en philosophie à une tendance apparentée à celle de Mach (comme on le verra plus loin), dit avec raison que pour Hume le sujet et l’objet se ramènent à des « groupes de perceptions diverses », aux « éléments de la connaissance, aux impressions, aux idées, etc. », et qu’il ne doit être question que « du groupement et de la combinaison de ces éléments((Psychologie de Hume, Traité de la nature humaine, etc. Trad. par Ch. Renouvier et F. Pillon, Paris, 1878, Introduction, p. X.)). » De même, le disciple anglais de Hume, Huxley, créateur du terme exact et juste d’« agnosticisme », souligne dans son livre sur Hume que ce dernier, considérant les « sensations » comme des « états primitifs et indécomposables de la conscience », n’est pas tout à fait conséquent avec lui-même lorsqu’il se demande s’il faut expliquer l’origine des sensations par l’action des objets sur l’homme ou par la force créatrice de l’esprit. « Il [Hume] admet le réalisme et l’idéalisme comme deux hypothèses également probables((Th. Huxley : Hume, London, 1879, p. 74.)). » Hume ne va pas au‑delà des sensations. « La couleur rouge ou bleue, l’odeur de la rose sont des perceptions simples… La rose rouge nous donne une perception complexe (complex impression(( D’après l’anglais, c’est le sens de « impression complexe ». Note du traducteur.))), qui peut être décomposée en perceptions simples de couleur rouge, d’odeur de rose, etc. » (ibid., pp. 64‑65). Hume admet à la fois la « position matérialiste » et la « position idéaliste (p. 82) : la « collection des perceptions » peut être engendrée par le « moi » de Fichte ; elle peut aussi être « l’image ou du moins le symbole » de quelque chose de réel (real something). Tels sont les commentaires de Huxley sur Hume.

   Quant aux matérialistes, le maître des encyclopédistes, Diderot, dit de Berkeley : « On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au‑dedans d’eux‑mêmes, n’admettent pas autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles ; système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous((Diderot. Œuvres philosophiques, édit. de P. Vernière, Paris, 1964, p. 114.)). » Et Diderot, abordant de près les vues du matérialisme, contemporain (d’après lesquelles des arguments et des syllogismes ne suffisent pas à réfuter l’idéalisme, car il ne s’agit pas ici d’arguments théoriques), note la ressemblance des prémisses chez l’idéaliste Berkeley et le sensualiste Condillac. Ce dernier aurait dû, de l’avis de Diderot, se donner pour tâche de réfuter Berkeley, afin d’éviter que l’on tire d’absurdes conclusions de la thèse selon laquelle les sensations sont la source unique de nos connaissances.

   Dans son Entretien avec d’Alembert, Diderot expose ainsi ses conceptions philosophiques : « … Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites‑moi… s’il ne se répétera pas de lui‑même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire. Nos sens sont autant de touches qui sont pintées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles‑mêmes; et voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin organisé comme vous et moi. » D’Alembert répond que ce clavecin devrait être doué de la faculté de se nourrir et de se reproduire. ‑ Sans doute, réplique Diderot. Voyez‑vous cet œuf. « C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est‑ce que cet œuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit; et après que le germe y est introduit, qu’est‑ce encore ? Une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera‑t‑elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? Le mouvement. » L’animal sorti de l’œuf est doué de toutes vos affections; il est capable d’exécuter toutes vos actions. « Prétendrez‑vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et vous il n’y a de différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mé­moire, de la conscience, des passions, de la pensée. » De deux choses l’une poursuit Diderot : ou bien admettre dans l’œuf quelque « élément caché » qui s’y est insinué on ne sait comment à un certain stade du développement, élément dont on ignore s’il occupe de l’espace, s’il est matériel ou créé à l’instant du besoin ‑ ce qui est contraire au sens commun et aboutit à des contradictions et à des absurdités; ou bien faire « une supposition simple qui explique tout », à savoir que la sensibilité est une « propriété générale de la matière, ou [un] produit de l’organisation. » Et Diderot de répondre à l’objection de D’Alembert que cette supposition admet une qualité essentiellement incompatible avec la matière :

   « Et d’où savez‑vous que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l’essence de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité ? Entendez‑vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un corps, et sa communication d’un corps à un autre ? » D’Alembert : « Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la matière, je vois que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible. » Diderot : « Galimatias métaphysico‑théologique. Quoi ? Est‑ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue, sont essentiellement indivisibles ? Il n’y a ni plus ni moins d’impénétrabilité. Il y a la moitié d’un corps rond, mais il n’y a pas la moitié de la rondeur… Soyez physicien, et convenez de la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet. Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n’en résout aucune. » D’Alembert : « Mais si je me dépars de cette cause ? » Diderot : « Il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal. La serinette est de bois, l’homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d’une chair diversement organisée; mais l’un et l’autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin. » D’Alembert : « Et comment s’établit la convention des sons entre vos deux clavecins ? » Diderot : « … L’instrument sensible ou l’animal a éprouvé qu’en rendant tel son il s’ensuivait tel effet hors de lui, que d’autres instruments sensibles pareils à lui ou d’autres animaux semblables s’approchaient, s’éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons. Et remarquez qu’il n’y a dans le commerce des hommes que des bruits et des actions. Et pour donner à mon système toute sa force, remarquez encore qu’il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l’existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde, et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui((Ouvrage cité, pp. 274‑279.)). »

   Ces pages furent écrites en 1769. Notre courte référence historique se termine ici. Nous retrouverons maintes fois au cours de notre analyse du « positivisme moderne » ce « clavecin en délire et l’harmonie de l’univers qui se passe en l’homme. »

   Bornons‑nous pour l’instant à cette conclusion : les disciples « modernes » de Mach n’ont produit contre les matérialistes aucun, mais littéralement aucun argument qu’on ne puisse trouver déjà chez l’évêque Berkeley.

   Notons comme un fait curieux que l’un d’eux, Valentinov, sentant confusément la fausseté de sa position, s’est efforcé d’« effacer les traces » de ses affinités avec Berkeley, et il s’y est pris d’une manière assez plaisante. Nous lisons à la page 150 de son livre : « … Lorsque, parlant de Mach, on invoque Berkeley, nous demandons de quel Berkeley il s’agit. De celui que la tradition range [Valentinov veut dire : que nous rangeons] parmi les solipsistes, ou de celui qui affirme l’intervention directe de la divinité et la providence ? S’agit‑il, de façon générale [ ?], de l’évêque philosophe Berkeley, destructeur de l’athéisme, ou de l’analyste pénétrant Berkeley ? Le fait est que Mach n’a rien de commun avec Berkeley le solipsiste et le propagateur de la métaphysique religieuse. » Valentinov crée (le la confusion, incapable qu’il est de bien se rendre compte des raisons pour lesquelles il s’est vu obligé de défendre l’« analyste pénétrant », l’idéaliste Berkeley, contre le matérialiste Diderot. Diderot a opposé nettement les principales tendances philosophiques; Valentinov les confond et nous console d’un ton plaisant : « nous ne croyons pas, écrit‑il, que l’« affinité » de Mach avec les conceptions idéalistes de Berkeley, si même elle était réelle, constitue un crime en philosophie. » (p. 149). Confondre deux tendances fondamentales inconciliables en philosophie, qu’y a‑t‑il là de « criminel » ? N’est‑ce pas à cette confusion que se réduit la grande sagesse de Mach et d’Avenarius ? Nous en venons à l’analyse de cette sagesse.