Matérialisme et empiriocriticisme
Lénine
IV. Les philosophes idéalistes, frères d’armes et successeurs l’empiriocriticisme
5. L’« Empiriomonisme » de A. Bogdanov
« Pour ma part, écrit Bogdanov en parlant de lui‑même, je ne connais jusqu’à présent en littérature qu’un seul empiriomoniste, un certain A. Bogdanov ; mais en revanche je le connais très bien, et je puis me porter garant que ses vues satisfont amplement à la formule sacramentelle de la primauté de la nature sur l’esprit. Il voit précisément dans tout ce qui existe une chaîne ininterrompue de développement, dont les anneaux inférieurs se perdent dans le chaos des éléments, tandis que les anneaux supérieurs, que nous connaissons, représentent l’expérience des hommes (souligné par Bogdanov), l’expérience psychique et ‑ plus haut encore ‑ l’expérience physique qui, avec la conscience qu’elle engendre, correspond à ce qu’on appelle communément l’esprit » (Empiriomonisme, III, p. XII).
Bogdanov raille ici, comme formule « sacramentelle », la thèse que l’on connaît d’Engels qu’il tourne diplomatiquement ! Mais il n’est pas en désaccord avec Engels, pas le moins du monde…
Considérez de plus près le résumé, donné par Bogdanov lui-même, de son fameux « empiriomonisme » et de sa « substitution ». Le monde physique est appelé expérience des hommes ; l’expérience physique est placée « plus haut » dans la chaîne du développement que l’expérience psychique. Non-sens criant ! Non‑sens précisément propre à toute philosophie idéaliste. Il est tout bonnement ridicule de voir Bogdanov ramener au matérialisme un pareil « système » : vous voyez bien, la nature est pour moi aussi l’élément premier, et l’esprit, l’élément second. La définition d’Engels ainsi appliquée, Hegel devient matérialiste, car chez lui aussi l’expérience psychique (appelée l’idée absolue) passe avant, puis vient « plus haut » le monde physique, la nature, enfin la connaissance humaine qui conçoit à travers la nature l’idée absolue. Nul idéaliste ne niera en ce sens la primauté de la nature, car ce n’est pas en réalité une primauté, et la nature n’est pas considérée ici comme la donnée immédiate, comme le point de départ de la gnoséologie. En réalité, une longue transition nous amène ici à la nature à travers les abstractions du « psychique ». Que ces abstractions soient appelées idée absolue, Moi universel, volonté du monde, etc., etc., peu importe. On distingue ainsi les variétés de l’idéalisme, et il en existe un nombre infini. L’essence de l’idéalisme est que le psychique est pris comme point de départ ; on en déduit la nature et, ensuite seulement, on déduit de la nature la conscience humaine ordinaire. Ce « psychique » primitif apparaît donc toujours comme une abstraction morte dissimulant une théologie déliquescente. Chacun sait, par exemple, ce que c’est que l’idée humaine, mais l’idée sans l’homme ou antérieure à l’homme, l’idée dans l’abstrait, l’idée absolue est une invention théologique de l’idéaliste Hegel. Chacun sait ce que c’est que la sensation humaine, mais la sensation sans l’homme ou antérieure à l’homme est une absurdité, une abstraction morte, un subterfuge idéaliste. Et c’est justement à un subterfuge idéaliste de ce genre, que recourt Bogdanov quand il établit l’échelle suivante :
Le chaos des « éléments » (nous savons que ce petit mot « élément » ne contient aucune autre notion humaine que celle des sensations).
- L’expérience psychique des hommes.
- L’expérience physique des hommes.
- « La conscience qu’elle engendre. »
Pas de sensations (humaines) sans l’homme. Le premier de ces degrés est donc une abstraction idéaliste morte. A la vérité, nous n’avons pas affaire, ici, aux sensations humaines coutumières et familières à tous, mais à des sensations imaginées qui ne sont celles de personne, des sensations en général, des sensations divines, de même que l’idée humaine ordinaire se divinise chez Hegel dès qu’on la détache de l’homme et du cerveau humain.
Ce premier degré ne compte donc pas.
Le deuxième ne compte pas non plus, car nul homme, pas plus que les sciences de la nature, ne connaît le psychique antérieur au physique (or le deuxième degré passe chez Bogdanov avant le troisième). Le monde physique existait avant que le psychique eût pu apparaître comme le produit supérieur des formes supérieures de la matière organique. Le deuxième degré de Bogdanov est donc également une abstraction morte,, la pensée sans cerveau, la raison humaine détachée de l’homme.
Mais si on élimine ces deux premiers degrés, alors, mais alors seulement, nous pouvons avoir du monde une vision correspondant véritablement aux sciences de la nature et au matérialisme. Précisons : 1° le monde physique existe indépendamment de la conscience humaine et exista bien avant l’homme, bien avant toute « expérience des hommes » ; 2° le psychique, la conscience, etc., est le produit supérieur de la matière (c’est‑à‑dire du physique), une fonction de cette parcelle particulièrement complexe de la matière qui porte le nom de cerveau humain.
« Le domaine de la substitution, écrit Bogdanov, coïncide avec celui des phénomènes physiques ; aux phénomènes psychiques il n’y a rien à substituer, car ce sont des complexes immédiats » (XXXIX).
Voilà bien l’idéalisme, car le psychique, c’est‑à‑dire la conscience, l’idée, la sensation, etc., est considéré comme l’immédiat, tandis que le physique en est déduit ; le psychique est le substitut du physique. Le monde est le non‑Moi créé par notre Moi, disait Fichte. Le monde est l’idée absolue, disait Hegel. Le monde est volonté, dit Schopenhauer. Le monde est conception et représentation mentale, dit l’immanent Rehmke. L’être est la conscience, dit l’immanent Schuppe. Le psychique est le substitut du physique, dit Bogdanov. Il faut être aveugle pour ne pas voir le même fond idéaliste sous ces différentes parures verbales.
« Demandons‑nous, écrit Bogdanov dans le premier fascicule de l’Empiriomonisme, pp. 128‑129, ce qu’est l’« être vivant », par exemple, l’« homme » ? » Et il répond : « L’« homme » est d’abord un complexe déterminé de « sensations immédiates ». Retenez ce « d’abord » ! « L’« homme » au cours du développement ultérieur de l’expérience, devient ensuite pour lui-même et pour les autres, un corps physique tout comme les autres corps physiques ».
« Complexe » d’absurdités d’un bout à l’autre, et qui n’est bon qu’à déduire l’immortalité de l’âme ou l’idée de Dieu, etc. L’homme est d’abord un complexe de sensations immédiates, puis, au cours du développement ultérieur, un corps physique ! Il existe donc des « sensations immédiates » sans corps physique, antérieures au corps physique. Déplorons que cette philosophie magnifique n’ait pas encore pénétré dans nos séminaires : ses mérites y seraient appréciés.
« … Nous avons reconnu que la nature physique est elle‑même un dérivé (souligné par Bogdanov) des complexes de caractère immédiat (auxquels appartiennent aussi les coordinations psychiques) ; qu’elle est une image de ces complexes, reflétée en d’autres analogues, mais du type le plus compliqué (dans l’expérience socialement organisée des êtres vivants) » (p. 146).
La philosophie qui enseigne que la nature physique est elle-même un dérivé, est une philosophie purement cléricale. Et son caractère n’est nullement modifié du fait que Bogdanov répudie énergiquement toute religion. Dühring était lui aussi athée ; il proposait même de prohiber la religion dans son régime « socialitaire ». Engels avait cependant raison de dire que le « système » de Dühring ne joignait pas les deux bouts sans religion. Il en est de même de Bogdanov, avec cette différence essentielle que le passage cité n’est pas une inconséquence fortuite, mais livre le fond de son « empiriomonisme » et de toute sa « substitution ». Si la nature est un dérivé, il va de soi qu’elle ne peut dériver que d’une source plus grande, plus riche, plus vaste, plus puissante qu’elle‑même, d’une source existante, car il faut, pour « créer » la nature, exister indépendamment d’elle. Quelque chose existe donc en dehors de la nature et qui, de plus, crée la nature. Traduit en clair, ce quelque chose s’appelle Dieu. Les philosophes idéalistes se sont toujours efforcés de modifier ce terme, de le rendre plus abstrait, plus nébuleux, et en même temps (pour plus de vraisemblance) de le rapprocher du « psychique », « complexe immédiat », donnée immédiate qui n’a pas besoin d’être démontrée. Idée absolue, esprit universel, volonté du monde, « substitution générale » du psychique au physique, autant de formules différentes exprimant la même idée. Chacun connaît ‑ et les sciences de la nature étudient ‑ l’idée, l’esprit, la volonté, le psychique, fonction du cerveau humain travaillant normalement ; détacher cette fonction de la substance, organisée d’une façon déterminée, en faire une abstraction, universelle, générale, « substituer » cette abstraction à toute la nature physique, telle est la chimère de l’idéalisme philosophique, et c’est aussi un défi aux sciences de la nature.
Le matérialisme dit que « l’expérience socialement organisée des êtres vivants » est un dérivé de la nature physique, le résultat d’un long développement de cette nature, développement commencé à une époque où il n’y avait, où il ne pouvait y avoir ni société, ni organisation, ni expérience, ni êtres vivants. L’idéalisme dit que la nature physique est un dérivé de cette expérience des êtres vivants, et, ce disant, il identifie la nature à la Divinité (ou la lui soumet). Car Dieu est sans contredit le dérivé de l’expérience social ment organisée des êtres vivants. On aura beau tourner et retourner la philosophie de Bogdanov, on n’y trouvera que confusionnisme réactionnaire, rien de plus.
Il semble à Bogdanov que parler de l’organisation sociale de l’expérience, c’est faire acte de « socialisme gnoséologique » (livre III, p. XXXIV). C’est là des balivernes insipides. A raisonner ainsi sur le socialisme, les jésuites seraient des adeptes fervents du « socialisme gnoséologique », car le point de départ de leur gnoséologie est la Divinité comme « expérience socialement organisée ». Le catholicisme est, à n’en pas douter, une expérience socialement organisée; mais au lieu de la vérité objective (niée par Bogdanov et reflétée par la science), il reflète l’exploitation de l’ignorance populaire par certaines classes sociales.
Mais qu’avons‑nous besoin des jésuites ! Le « socialisme gnoséologique » de Bogdanov, nous le trouvons tout entier chez les immanents si chers à Mach. Leclair considère la nature comme la conscience de l’« espèce humaine » (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, p.55), et non de l’individu. De ce socialisme gnoséologique à la Fichte les philosophes bourgeois vous en serviront tant que vous voudrez. Schuppe souligne lui aussi das generische, das gattungsmässige Moment des Bewusstseins (cf. pp. 379‑380 dans Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, t. XVII), c’est‑à‑dire le facteur général, générique de la connaissance. Penser que l’idéalisme philosophique disparaît du fait qu’on substitue à la conscience individuelle celle de l’humanité, ou à l’expérience d’un seul homme l’expérience socialement organisée, c’est comme si l’on pensait que le capitalisme disparaît quand une société par actions se substitue à un capitaliste.
Nos disciples russes de Mach, Iouchkévitch et Valentinov, ont répété après le matérialiste Rakhmétov (non sans injurier grossièrement ce dernier) que Bogdanov est un idéaliste. Mais ils n’ont pas su réfléchir à l’origine de cet idéalisme. A les en croire, Bogdanov est un cas d’espèce, un cas fortuit, individuel. C’est inexact. Bogdanov peut croire avoir imaginé un système « original », mais il suffit de le comparer aux élèves précités de Mach pour se convaincre de la fausseté de cette opinion. La différence est beaucoup moins marquée entre Bogdanov et Cornelius qu’entre Cornelius et Carus. La différence entre Bogdanov et Carus est moindre (quant au système philosophique, bien entendu, et non quant au degré de conscience des conclusions réactionnaires) que celle qui existe entre Carus et Ziehen, etc. Bogdanov n’est qu’une des manifestations de l’« expérience socialement organisée » qui témoigne de l’évolution de la doctrine de Mach vers l’idéalisme. Bogdanov (il n’est question ici, naturellement, que de Bogdanov en tant que philosophe) n’aurait pas pu venir en ce monde si la doctrine de son maître Mach n’avait contenu des « éléments »… de berkeleyisme. Et je ne puis concevoir pour Bogdanov de « châtiment plus effroyable » qu’une traduction de son Empiriomonisme, par exemple, en allemand, soumise à la critique de Leclair et de Schubert‑Soldern, de Cornelius et de Kleinpeter, de Carus et de Pillon (collaborateur et élève français de Renouvier). Ces compagnons de lutte notoires de Mach et dans une certaine mesure ses disciples immédiats, en diraient plus long par leurs mamours prodigués à la théorie de la « substitution » que par leurs raisonnements.
On aurait tort, du reste, de considérer la philosophie de Bogdanov comme un système immuable et achevé. En neuf ans ‑ de 1899 à 1908 ‑ les fluctuations philosophiques de Bogdanov ont passé par quatre phases. Il fut d’abord matérialiste « scientifique » (c’est‑à‑dire à demi inconscient et instinctivement fidèle à l’esprit des sciences de la nature). Ses Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature portent des traces évidentes dé cette phase. La deuxième phase fut celle de l’« énergétique » d’Ostwald, en vogue vers 1895‑1900, c’est‑à‑dire de l’agnosticisme confus, s’égarant çà et là dans l’idéalisme. Bogdanov passe d’Ostwald à Mach, en adoptant les principes fondamentaux d’un idéalisme subjectif, inconséquent et confus comme toute la philosophie de Mach (la couverture du Cours de philosophie naturelle d’Ostwald porte ces mots : « Dédié à E. Mach »). Quatrième phase : tentatives pour se défaire de certaines contradictions de la doctrine de Mach, créer un semblant d’idéalisme objectif. La « théorie de la substitution générale » montre que Bogdanov a décrit depuis son point de départ un arc de cercle de 180° environ. Cette phase de sa philosophie est‑elle plus éloignée du matérialisme dialectique que les précédentes, ou s’en trouve‑t‑elle plus rapprochée ? Si Bogdanov piétine sur place, il va de soi qu’il s’est éloigné du matérialisme. S’il persiste à suivre la courbe qu’il a suivie pendant neuf ans, il s’en est rapproché : il n’a plus qu’un pas sérieux à faire pour revenir au matérialisme. Autrement dit : il n’a plus qu’à rejeter universellement sa substitution universelle. Car elle tresse en une natte chinoise tous les péchés de l’idéalisme équivoque, toutes les faiblesses de l’idéalisme subjectif conséquent, de même que (si licet parva componere magnis ! ‑ s’il est permis de comparer le petit au grand) l’« idée absolue » de Hegel réunit toutes les contradictions de l’idéalisme de Kant, toutes les faiblesses de Fichte. Feuerbach n’eut plus qu‘un pas sérieux à faire pour revenir au matérialisme. Autrement dit : rejeter universellement, éliminer absolument l’idée absolue, cette « substitution » hégélienne du « psychique » à la nature physique. Feuerbach coupa la natte chinoise de l’idéalisme philosophique, c’est‑à‑dire qu’il prit pour fondement la nature sans aucune « substitution ».
Qui vivra verra si la natte chinoise de l’idéalisme de Mach poussera encore longtemps.