Notes critiques sur la question nationale
Lénine
1913
6. Centralisation et autonomie
M. Liebmann écrit dans sa réponse :
« Considérez chez nous la Lituanie, les régions baltes, la Pologne, la Volhynie, le Sud de la Russie, etc. et vous trouverez partout une population mêlée : il n’existe pas une seule ville qui ne possède une nombreuse minorité nationale. Si poussée que soit la décentralisation, on trouvera partout, dans diverses localités (principalement dans les communautés urbaines) des nationalités différentes vivant ensemble ; or le démocratisme précisément soumet la minorité nationale au pouvoir de la majorité nationale. Mais, comme on le sait, V.I. se montre hostile à cette organisation fédérative de l’Etat et à cette décentralisation à l’extrême qui existent dans la Confédération Helvétique. On se demande pourquoi il a cité l’exemple de la Suisse. »
J’ai déjà expliqué plus haut pourquoi j’ai cité l’exemple de la Suisse. De même, j’ai expliqué que le problème de la protection des droits d’une minorité nationale ne peut être résolu que par la promulgation d’une loi générale de l’Etat, dans un Etat démocratique conséquent qui ne s’écarte pas du principe de l’égalité en droits. Mais dans le passage cité, M. Liebmann répète une des objections (ou des remarques sceptiques) les plus courantes (et les plus fausses) que l’on oppose généralement au programme national marxiste et qui, par conséquent, méritent d’être examinées ici.
Les marxistes sont, bien entendu, hostiles à la fédération, et à la décentralisation pour cette simple raison que le développement du capitalisme exige que les Etats soient les plus grands et les plus centralisés possibles. Toutes conditions étant égales, le prolétariat conscient sera toujours partisan d’un Etat plus grand. Il luttera toujours contre le particularisme médiéval et verra toujours d’un oeil favorable se renforcer la cohésion économique de vastes territoires sur lesquels pourra se développer largement la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie.
Le large et rapide développement des forces productives par le capitalisme exige de grands territoires rassemblés et unis au sein d’un même Etat ; c’est seulement sur de tels territoires que la classe bourgeoise peut se grouper en anéantissant tous les vieux cloisonnements médiévaux, de caste, de particularismes locaux ou confessionnels, de petites nationalités et autres en même temps que se regroupe parallèlement et inéluctablement à l’autre pôle la classe des prolétaires.
Nous traiterons à part du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, c’est‑à‑dire à se séparer et à constituer un Etat national distinct.((Voir « Du droit des nations à disposer d’elles‑mêmes » )) Mais aussi longtemps et pour autant que diverses nations constituent un seul Etat, les marxistes ne préconiseront en aucun cas le principe fédératif, ni la décentralisation. Un grand Etat centralisé constitue un énorme progrès historique conduisant du morcellement moyenâgeux à la future unité socialiste du monde entier, et il n’y a pas, il ne peut y avoir d’autre voie vers le socialisme que celle passant parun tel Etat (indissolublement lié au capitalisme).
Mais il serait impardonnable d’oublier qu’en défendant le centralisme, nous défendons exclusivement le centralisme démocratique. A cet égard, l’esprit petit‑bourgeois en général et l’esprit petit‑bourgeois nationaliste (feu Dragomanov((Dragomanov (1841-1895) : principal porte-parole du nationalisme libéral ukrainien. )) y compris) en particulier ont tellement embrouillé ce problème qu’il nous faut une fois de plus consacrer un certain temps à démêler l’écheveau.
Loin d’exclure l’autonomie administrative locale avec l’autonomie des régions présentant des particularités quant à leur économie, leur genre de vie, leur composition nationale, etc., le centralisme démocratique exige, au contraire, l’un et l’autre. On confond constamment chez nous le centralisme avec l’arbitraire et le bureaucratisme. L’histoire de la Russie devait, naturellement , engendrer cette confusion mais elle n’en est, pas moins inadmissible pour un marxiste.
Le plus simple est de prendre un exemple concret.
Dans son grand article : « La question nationale et l’autonomie((Przeglad Socjaldetmokratyczny, Krakow 1908 et 1909. (Revue social‑démocrate))) », parmi beaucoup d’autres erreurs amusantes (dont je parlerai plus loin), Rosa Luxemburg en commet une particulièrement plaisante en essayant de borner la revendication de l’autonomie à la seule Pologne.
Mais voyez d’abord comment elle définit l’autonomie.
Rosa Luxemburg reconnaît ‑ étant marxiste, elle a naturellement le devoir de le reconnaître ‑ que toutes les questions économiques et politiques d’une importance capitale pour la société capitaliste doivent être du ressort non pas de diètes autonomes régionales, mais exclusivement d’un Parlement central, d’un Parlement commun à tout l’Etat. Ces questions comprennent : la politique douanière, la législation industrielle et commerciale, les voies de communication et moyens de transmission (chemins de fer, poste, télégraphe, téléphone, etc.), l’armée, le système fiscal, le droit civil((Rosa Luxemburg développe son idée jusque dans les détails en mentionnant par exemple ? avec juste raison ? la législation sur le divorce (n°12, p. 162 de la revue citée). (Note de l’auteur))) et pénal, les principes généraux régissant le domaine scolaire (par exemple, la loi assurant la laïcité absolue de l’école, la loi sur l’instruction générale, sur le programme minimum, sur l’organisation démocratique du régime scolaire, etc.), les lois sur la protection du travail, sur les libertés politiques (le droit de coalition), etc., etc.
Sont du ressort des diètes autonomes ‑ sur la base de la législation générale de l’Etat ‑ les questions d’ordre purement local ou régional, ou purement national. En développant cette idée d’une façon, elle aussi, extrêmement ‑ pour ne pas dire excessivement ‑ détaillée, Rosa Luxemburg mentionne, par exemple, la construction de chemins de fer d’intérêt local (n° 12, p. 149), les routes locales (n° 14‑15, p. 376), etc. Il est parfaitement évident qu’on ne saurait se représenter un Etat moderne véritablement démocratique sans une telle autonomie, pour toute région présentant des particularités tant soit peu notables dans le domaine de l’économie ou du genre de vie, ayant une composition nationale particulière, etc. Le principe du centralisme, nécessaire pour développer le capitalisme, n’est en rien compromis par une telle autonomie (locale ou régionale) ; au contraire grâce à elle qu’il est mis en œuvre, d’une façon démocratique et non bureaucratique. Le développement large, libre et rapide du capitalisme serait impossible ou du moins extrêmement difficile sans une telle autonomie, qui facilite à la fois la concentration des capitaux, le développement des forces productives, le regroupement de la bourgeoisie et du prolétariat à l’échelle de l’Etat tout entier. Car l’intervention bureaucratique dans les questions purement locales (régionales, nationales, etc.) constitue un des plus grands obstacles au développement économique et politique en général et, en particulier, un des obstacles au centralisme dans les questions les plus importantes, les questions fondamentales.
Aussi est‑il difficile de retenir un sourire en voyant notre excellente Rosa Luxemburg s’attacher, de l’air le plus sérieux et en termes « purement marxistes », à démontrer que la revendication de l’autonomie est applicable uniquement à la seule Pologne, uniquement à titre d’exception ! Naturellement, il n’y a pas là la moindre trace de patriotisme « de clocher », il n’y a que des raisons « pratiques »… notamment en ce qui concerne la Lituanie.
Rosa Luxemburg considère quatre provinces : celles de Vilna, de Kovno, de Grodno et de Souwalki, en s’efforçant de persuader les lecteurs (et de se persuader elle‑même) qu’elles sont habitées « principalement » par des Lituaniens. Groupant les habitants de ces provinces, elle trouve une proportion de Lituaniens atteignant 23 % de toute la population ; même en ajoutant aux Lituaniens les Jmouds, on n’arrive qu’à 31 % de la population, soit moins d’un tiers. La conclusion est donc que l’idée de l’autonomie de la Lituanie est « arbitraire et artificielle » (n° 10, p. 807).
Le lecteur informé des défauts universellement connus de notre statistique officielle russe verra tout de suite l’erreur de Rosa Luxemburg. Pourquoi fallait‑il considérer la province de Grodno, où les Lituaniens ne sont que 0,2 %, zéro virgule deux pour cent ? Pourquoi fallait‑il considérer toute la province de Vilna, et non pas le seul district de Troki, où les Lituaniens forment la majorité de la population ? Pourquoi fallait‑il considérer, toute la province de Souwalki, en évaluant le pourcentage des Lituaniens à 52 % de sa population et non les districts lituaniens de cette province, c’est à‑dire cinq districts sur sept, où les Lituaniens constituent 72 % de la population ?
Il est ridicule de parler des conditions et des nécessités du capitalisme moderne et de se baser sur les divisions administratives officielles de la Russie, qui ne sont ni « modernes », ni « capitalistes », mais médiévales, féodales, bureaucratiques, et en les prenant au surplus sous leur forme la plus sommaire (en considérant les provinces et non les districts). Il est clair comme le jour qu’il ne saurait être question d’aucune réforme locale quelque peu sérieuse en Russie sans l’abolition de ces divisions et leur remplacement par des divisions véritablement « modernes » et répondant vraiment aux intérêts non pas du Trésor, de la bureaucratie, de la routine, des grands propriétaires fonciers, du clergé, mais du capitalisme. On peut être sûr, à ce propos, que, parmi les besoins actuels du capitalisme, figurera la nécessité de l’homogénéité la plus grande possible de la composition nationale de la population, car le caractère national, l’identité de la langue, est un facteur important pour la conquête totale du marché intérieur et pour la liberté totale des échanges économiques.
Chose curieuse, cette erreur évidente de Rosa Luxemburg qui tient à démontrer non pas les particularités « exceptionnelles » de la Pologne, mais l’inanité du principe de l’autonomie nationale territoriale (les bundistes sont partisans de l’autonomie nationale exterritoriale !). Nos bundistes et nos liquidateurs recueillent dans le monde entier toutes les erreurs et tous les flottements opportunistes des social‑démocrates de divers pays et de diverses nations, en reprenant chaque fois à leur compte ce qu’il y a de pire dans la social‑démocratie mondiale : en rassemblant des extraits des griffonnages bundistes et liquidateurs, on pourrait constituer un vrai musée social‑démocrate du mauvais goût.
L’autonomie régionale, déclare sentencieusement Médem, est bonne pour une région, pour un « territoire », mais non pour les arrondissements letton, estonien, etc., dont la population compte d’un demi‑million à 2 millions de et dont le territoire s’étend à une province. « Ce ne serait pas une autonomie, mais un simple zemstvo… Au‑dessus de ce zemstvo, il faudrait construire une véritable autonomie… » et l’auteur condamne la « démolition » des provinces et des vieux districts((V. Medem, « Position de la question nationale en Russie », Vestnik Evropy 1912, n° 8-9.
Vestnik Evropy : revue libérale russe qui parût de 1866 à 1918. ()).
En réalité, il y a « démolition » et mutilation des conditions du capitalisme contemporain par le maintien des divisions administratives officielles, médiévales et féodales. Seuls des gens imbus de l’esprit qui a présidé à ces divisions peuvent, « avec des mines de savants connaisseurs », sur l’opposition entre le « zemstvo » et l’« autonomie » défendre le schéma réservant l’« autonomie » aux grandes régions et le zemstvo aux petites. Le capitalisme actuel n’a que faire de ce schéma bureaucratique. Pourquoi ne peut‑il y avoir d’arrondissements nationaux autonomes avec une population non seulement d’un demi‑million, mais même de 50 000 habitants ? Pourquoi ces arrondissements peuvent‑ils s’unir sous les formes les plus diverses avec des arrondissements voisins de différentes dimensions pour constituer un seul « territoire » autonome si la chose est commode, si elle est nécessaire pour les rapports économiques ? Tout cela demeure le secret du bundiste Médem. Notons que le programme national de Brünn de la social‑démocratie se place entièrement sur le terrain de l’autonomie nationale‑territoriale; il propose de diviser l’Autriche, « au lieu de terres historiques de la couronne », en arrondissement « délimités nationalement » (§ 2 du programme de Brünn). Nous ne serions pas allés aussi loin. Sans aucun doute, la composition nationale homogène de la population est un des facteurs les plus sûrs d’un commerce libre et large, véritablement moderne. Sans aucun doute, nul marxiste ‑ et même nul démocrate décidé ‑ ne s’avisera de défendre les terres de la couronne autrichienne et les provinces et les districts russes (sans être aussi mauvais que les terres de la couronne autrichienne, ils sont cependant très mauvais), ni de contester la nécessité de substituer à ces divisions surannées des divisions tenant compte autant que possible de la composition nationale des populations. Sans aucun doute, enfin, il importe au plus haut point, pour supprimer toute oppression nationale, de créer des arrondissements autonomes, même très petits, ayant une composition nationale homogène, autour desquels pourraient « graviter », entrant avec eux dans des rapports et des associations libres de toutes sortes, les membres de la nationalité considérée, dispersés en différents points du pays ou même du globe. Tout cela est indiscutable et ne peut être contesté que d’un point de vue routinier et bureaucratique.
Mais la composition nationale de la population n’est que l’un des facteurs économiques essentiels, ce n’est ni le seul ni le plus important. Ainsi, les villes jouent un rôle économique très important en régime capitaliste; or elles se distinguent partout ‑ en Pologne, en Lituanie, en Ukraine, en Grande‑Russie, etc. par une composition nationale très bigarrée. Détacher les villes, pour des motifs d’ordre « national », des villages et arrondissements qui gravitent économiquement autour d’elles, serait absurde et impossible. Par conséquent, les marxistes ne doivent pas se placer entièrement et exclusivement sur le terrain du principe « national territorialiste ».
Aussi la solution préconisée par la dernière conférence des marxistes russes est‑elle beaucoup plus juste que la solution autrichienne du problème. Cette conférence a adopté, sur ce point, la thèse suivante :
« il faut… une large autonomie régionale » (non pas, bien entendu, pour la seule Pologne, mais pour toutes les régions de la Russie) « et une administration autonome locale parfaitement démocratique, les frontières des régions d’auto‑administration et des régions autonomes étant fixées » (non à partir des frontières des provinces actuelles des districts actuels, etc.), « mais en tenant compte de l’appréciation portée par la population locale elle-même sur les conditions économiques, le genre de vie, la composition nationale de la population, etc … »((Voir Lénine : « Résolution sur la question nationale » de la conférence du C.C. du P.O.S.D.R. (été 1913) ))
La composition nationale de la population est placée ici à côté des autres conditions (au premier chef des conditions économiques, puis du genre de vie, etc.), qui doivent servir de base à la fixation de nouvelles frontières correspondant au capitalisme actuel et non à un état de choses bureaucratique et asiatique. La population locale peut seulement « apprécier » avec une rigueur suffisante toutes ces conditions, et c’est à partir de cette appréciation que le Parlement central de l’Etat déterminera les frontières des régions autonomes et les attributions des diètes autonomes.
Il nous reste à examiner la question du droit des nations à disposer d’elles‑mêmes. Sur ce point, une flopée d’opportunistes de toutes les nationalités se sont attelés à la « popularisation » des erreurs de Rosa Luxemburg : le liquidanteur Semkovski, le bundiste Liebmann, le national‑social ukrainien Lev lourkévitch. Nous consacrerons l’article suivant à ce problème, embrouillé à plaisir par tous ces messieurs.