Notes d’un publiciste
Lénine
Les erreurs de notre parti
Paru pour la première fois en 1924 dans la revue “Proletarskaïa Révolioutsia” n° 3 (26).
Vendredi, 22 septembre 1917.
Plus on réfléchit au sens de la Conférence dite démocratique, plus on la considère avec attention de l’extérieur – et de l’extérieur, dit on, on peut mieux voir – plus se confirme la conviction que notre parti a commis une erreur en y participant. Il fallait la boycotter. On dira peut être : à quoi bon analyser cette question ? On ne revient pas sur le passé. Mais cette objection à l’encontre de la tactique d’hier serait manifestement inconsistante. Nous avons toujours condamné et, en tant que marxistes, nous devons toujours condamner la tactique de celui qui vit “ au jour le jour ”. Les succès d’un instant ne nous suffisent pas. Ni même les calculs d’un instant ou d’un jour. Nous devons sans cesse nous contrôler, en étudiant la chaîne des événements politiques dans leur ensemble, dans leurs relations de causalité, dans leurs résultats. En analysant les erreurs d’hier, nous apprenons à éviter les erreurs aujourd’hui et demain.
Dans le pays une nouvelle révolution grandit manifestement, une révolution d’autres classes (par rapport à celles qui ont réalisé la révolution contre le tsarisme). Il s’agissait alors d’une révolution du prolétariat, de la paysannerie et de la bourgeoisie alliée au capital financier anglo-français contre le tsarisme.
La révolution qui grandit aujourd’hui est celle du prolétariat de la majorité des paysans, c’est à dire de la paysannerie pauvre contre la bourgeoisie, contre son allié le capital financier anglo français contre son appareil gouvernemental à la tête duquel se trouve le bonapartiste Kérenski.
Nous ne nous arrêterons pas aujourd’hui sur les faits qui attestent la croissance d’une nouvelle révolution, car, à en juger par les articles de notre organe central, le Rabotchi Pout, le parti a déjà élucidé sa manière de voir sur ce point. La croissance d’une nouvelle révolution apparaît, semble-t-il, comme un phénomène reconnu par l’ensemble du parti. Naturellement, nous aurons encore besoin de documents précis sur cette croissance, mais ils feront l’objet d’autres articles.
A l’heure actuelle, la chose la plus importante est de concentrer toute l’attention possible sur les différences de classe entre l’ancienne révolution et la nouvelle, sur le moment politique et nos tâches du point de vue de ce phénomène capital, le rapport des classes. Naguère, dans la première révolution, l’avant garde était composée des ouvriers et des soldats, c’est à dire du prolétariat et des couches avancées de la paysannerie.
Cette avant garde entraîna à sa suite non seulement une bonne partie des pires éléments, des éléments hésitants de la petite bourgeoisie (rappelons nous les hésitations des menchéviks et des travaillistes au sujet de la république), mais encore le parti monarchiste des cadets, la bourgeoisie libérale qu’elle avait transformée en bourgeoisie républicaine. Pourquoi cette transformation avait elle été possible ?
Parce que la domination économique est tout pour la bourgeoisie, tandis que la forme de la domination politique est une question de dernier ordre ; la bourgeoisie peut tout aussi bien régner en république et même son règne est plus sûr en république en ce sens que ce régime politique ne porte atteinte à la bourgeoisie par aucun changement dans la composition du gouvernement, dans la composition et le groupement des partis dirigeants.
Naturellement, la bourgeoisie était et restera partisane de la monarchie, parce que la protection plus brutale, la protection militaire que les institutions monarchiques apportent au capital est plus visible, “ plus proche ” pour les capitalistes et les propriétaires fonciers. Mais sous une forte pression partie “ d’en bas ”, la bourgeoisie s’est toujours et partout “ accommodée” de la république, à la condition de sauvegarder sa domination économique.
Aujourd’hui le prolétariat et la paysannerie pauvre, c’est à dire la majorité du peuple, se sont placés vis à vis de la bourgeoisie et de l’impérialisme “ allié ” (et mondial aussi bien) dans un rapport tel qu’il n’est pas possible d’ “ entraîner ” la bourgeoisie derrière soi. Bien plus, les milieux dirigeants de la petite bourgeoisie et les couches plus riches de la petite bourgeoisie démocrate sont manifestement contre une nouvelle révolution. Ce fait est si évident qu’il n’est pas besoin de s’y arrêter ici. Messieurs Liber-Dan, Tsérétéli et Tchernov l’illustrent on ne peut mieux.
Le rapport entre les classes s’est modifié. Voilà l’essentiel.
Ce ne sont pas les mêmes classes qui se trouvent “ de part et d’autre de la barricade ”.
C’est le principal.
Là, et là seulement, se trouve la base scientifique qui permet de parler d’une nouvelle révolution capable à raisonner de façon purement théorique, à prendre la question dans l’abstrait, de s’accomplir légalement, si, par l’Assemblée constituante convoquée par la bourgeoisie donnait une majorité contre elle même, donnait la majorité aux partis des ouvriers et des paysans pauvres.
Le rapport objectif entre les classes, leur rôle (économique et politique) en dehors et au sein des institutions représentatives d’un type donné ; la montée ou le déclin de la révolution, le rapport des moyens de lutte extra parlementaires et parlementaires, telles sont les données essentielles, fondamentales, objectives, dont il faut tenir compte pour dégager la tactique du boycott ou de la participation pas de façon arbitraire, non pas selon nos “ sympathies ” mais en marxistes.
L’expérience de notre révolution nous montre concrètement comment envisager en marxistes la question du boycott.
Pourquoi le boycott de la Douma de Boulyguine(( La Douma de Boulyguine, institution dite représentative que le Tsar avait promis de convoquer en 1905. Boulyguine était alors en tant que ministre de l’Intérieur, le maître d’œuvre du projet. Les bolchéviks décidèrent le boycott de cette Douma qui ne put se réunir et fut balayée par la grève générale d’octobre 1905.)) fut il une tactique juste ?
Parce qu’il correspondait au rapport objectif entre les forces sociales dans leur développement. Il donnait pour mot d’ordre à la révolution montante de renverser le pouvoir ancien qui, pour détourner le peuple de la révolution, convoquait une institution opportuniste (la Douma de Boulyguine) grossièrement truquée et qui, pour cette raison, n’ouvrait aucune perspective d’“ accrochage ” sérieux au parlementarisme. Les moyens de lutte extra parlementaires du prolétariat et de la paysannerie étaient plus forts. C’est sur ces facteurs que s’établit la tactique juste, et qui tenait compte de la situation objective, du boycott de la Douma de Boulyguine.
Pourquoi la tactique du boycott de la Ill° Douma était-elle erronée ?
Parce qu’elle s’appuyait seulement sur l’“ éclat ” du mot d’ordre de boycott et sur le dégoût provoqué par le caractère très grossièrement réactionnaire de l’“ écurie ” du 3 juin(( Le 3 (16) juin 1907, le tsar publia un manifeste portant la dissolution de la II° Douma d’Etat et établissant une nouvelle loi électorale qui réduisait encore plus la représentation des ouvriers et des paysans, au profit des gros propriétaires fonciers et de la bourgeoisie commerciale et industrielle. Ce fut une violation grossière du Manifeste du 17 octobre 1905 et de la Loi fondamentale de 1906 qui stipulait que le Gouvernement n’avait pas le droit de promulguer des lois sans approbation préalable de la Douma d’Etat. Dans la III° Douma, élue d’après la nouvelle loi, qui se réunit le l° (14) novembre 1917, la majorité revenait aux Cent Noirs et aux octobristes.)). Mais la situation objective était que, d’une part, la révolution connaissait un déclin très marqué et continuait à décliner. Pour la relever, un soutien parlementaire (même de l’intérieur d’une “ écurie 3 ”) acquérait une énorme importance politique ; car il n’existait presque plus de moyens de diffusion, de propagande, d’organisation extra parlementaires, ou bien ils étaient extrêmement faibles. D’autre part, le caractère très grossièrement réactionnaire de la Ill° Douma ne l’empêchait pas d’être l’expression des rapports réels entre les classes, à savoir : l’expression de l’alliance réalisée à la Stolypine(( Stolypine, Piotr Arkadiévitch (1862-1911) : homme politique et grand propriétaire. De 1906 à 1911, président du Conseil et ministre de l’Intérieur. Son nom est lié à une période de répression brutale. Stolypine voulait préserver le tsarisme grâce à une série de réformes octroyées favorisant la bourgeoisie et les propriétaires fonciers.)) entre la monarchie et la bourgeoisie. Ce nouveau rapport des classes, le pays devait l’éliminer.
Voilà sur quoi se fonde la tactique de participation à la Ill° Douma, tactique partant d’une juste appréciation de la situation objective.
Il suffit de réfléchir à ces enseignements de l’expérience, aux conditions qui permettent d’aborder en marxistes la question du boycott ou de la participation, pour se convaincre de l’erreur totale que fut la tactique de participation à la “ Conférence démocratique ”, au “ Conseil démocratique ” ou Préparlement.
D’un côté, une nouvelle révolution grandit. La guerre est en recrudescence. Les moyens extra parlementaires de diffusion de propagande, d’organisation sont énormes. L’importance de la tribune “ parlementaire ”dans ce Préparlement est insignifiante. D’autre part, ce Préparlement n’exprime ni ne “ dessert ” aucun nouveau rapport entre les classes ; la paysannerie, par exemple, y est plus mal représentée que dans les autres corps existants (le Soviet des députés paysans). L’essence même du Préparlement est une fraude bonapartiste, non pas seulement dans ce sens que la sordide bande des Liber Dan, des Tsérétéli et des Tchernov, en compagnie de Kerenski et consorts, ont truqué, falsifié la composition de cette Douma Tsérétéli Boulyguine, mais encore dans ce sens plus profond que la seule destination du Préparlement est de duper les masses, de tromper les ouvriers et les paysans, de les détourner de la nouvelle révolution montante, de jeter de la poudre aux yeux des classes opprimées, en parant de nouveaux atours la vieille “ coalition ” déjà éprouvée, usée, éculée, avec la bourgeoisie (c’est à dire la transformation par la bourgeoisie de le messieurs Tsérétéli et Cie en bouffons qui aideront à soumettre la peuple à l’impérialisme et à la guerre impérialiste).
Nous sommes faibles aujourd’hui, disait le tsar en août à ses propriétaires féodaux. Notre pouvoir chancelle. Le flot de la révolution ouvrière et paysanne monte. Il faut donner le change à “ la foule obscure, ”, lui promettre la lune…
Nous sommes faibles aujourd’hui, dit le “ tsar ” d’aujourd’hui, le bonapartiste Kérenski aux cadets, aux Tit Titytch((Tit Titytch : type du riche marchand dans la pièce Payer les pots cassés d’Ostrovski.)) sans parti, aux Plékhanov, aux Brechkovskaïa et Cie. Notre pouvoir chancelle. Le flot de la révolution ouvrière et paysanne monte contre la bourgeoisie. Il faut tromper la démocratie, en changeant les oripeaux de bouffons que portent depuis le 6 mai 1917, pour mystifier le peuple, les “ chefs ” socialistes révolutionnaires et menchéviks de la “ démocratie révolutionnaire ”, nos chers amis Tsérétéli et Tchernov. Il n’est pas difficile de leur promettre la lune avec le “ Préparlement ”.
Nous sommes forts aujourd’hui, disait le tsar à ses propriétaires féodaux, en juin 1907. Le flot de la révolution ouvrière et paysanne décroît. Mais nous ne pourrons pas nous maintenir à l’ancienne manière ; la duperie seule est peu de chose. Il faut une nouvelle politique à la campagne, il faut un nouveau bloc économique et politique qui comprenne les Goutchkov et les Milioukov, qui comprenne la bourgeoisie.
On peut donc se représenter trois situations : août 1905, septembre 1917, juin 1907, pour expliquer plus concrètement les fondements objectifs de la tactique du boycott, sa relation avec les rapports entre les classes. Les classes opprimées sont toujours dupées par les oppresseurs, mais la signification de cette duperie diffère selon les différents moments de l’histoire. On ne peut pas asseoir la tactique sur le seul fait que les oppresseurs abusent le peuple ; il faut la déterminer en analysant dans leur ensemble les rapports entre les classes et le développement de la lutte tant extra parlementaire que parlementaire.
La tactique de la participation au Préparlement est fausse, elle ne répond ni au rapport objectif entre les classes ni aux conditions objectives du moment.
Il fallait boycotter la Conférence démocratique. Nous nous sommes tous trompés en ne le faisant pas ; erreur n’est pas compte. Nous corrigerons notre erreur, si nous avons le désir sincère de soutenir la lutte révolutionnaire des masses, si nous réfléchissons sérieusement aux fondements objectifs de la tactique.
Il faut boycotter le Préparlement. Il faut nous retirer dans le Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, nous retirer dans les syndicats, nous retirer d’une manière générale dans les masses. Il faut les appeler à la lutte. Il faut leur donner un mot d’ordre juste et clair : dissoudre la bande bonapartiste de Kérenski et son Préparlement falsifié, cette Douma de Tsérétéli Boulyguine. Même après l’aventure Kornilov, les mencheviks et les socialistes révolutionnaires n’ont pas accepté notre compromis, la transmission pacifique du pouvoir aux Soviets (dans lesquels nous n’avions pas encore la majorité à ce moment), ils sont retombés dans le marais des transactions sordides et infâmes avec les cadets. A bas les mencheviks et les socialistes révolutionnaires ! Livrons leur une lutte implacable ! Chassons les sans pitié de toutes les organisations révolutionnaires ! Pas de pourparlers, pas de relations avec ces amis des Kichkine, avec ces amis des propriétaires fonciers et des capitalistes korniloviens !
Samedi, 23 septembre.
Trotsky était partisan du boycott. Bravo, camarade Trotsky !
La thèse du boycott a été repoussée à la fraction bolchévique de la Conférence démocratique.
Vive le boycott !
Nous ne pouvons ni ne devons en aucun cas accepter l’idée de la participation. La fraction d’une des Conférence n’est pas l’organe suprême du parti ; d’ailleurs, les décisions des organes suprêmes doivent elles mêmes être soumises à la révision quand l’expérience venue l’exige.
Il faut à tout prix obtenir que la question du boycott soit résolue à la fois par l’assemblée plénière du Comité exécutif et par un congrès extraordinaire du parti. Il faut tout de suite prendre la question du boycott comme plate-forme des élections au congrès et de toutes les élections à l’intérieur du parti. Il faut amener les masses à discuter la question. Il faut que les ouvriers conscients prennent l’affaire en main, provoquent sa discussion et fassent pression sur les “ milieux dirigeants ”.
Il n’est pas possible de douter que dans les “ milieux dirigeants ” de notre parti, on remarque des hésitations qui peuvent devenir funestes, car la lutte se développe, et dans des conditions données, à un moment donné, les hésitations peuvent perdre notre cause. Pendant qu’il n’est encore trop tard, il faut de toutes nos forces entamer la lutte, défendre la ligne juste du parti du prolétariat révolutionnaire.
Tout ne marche pas droit dans les milieux dirigeants “ parlementaires ” du parti ; apportons y une plus grande attention ; que les ouvriers les surveillent mieux ; il faut déterminer plus rigoureusement la compétence des fractions parlementaires.
L’erreur de notre parti est évidente. Au parti en lutte de la classe d’avant garde les erreurs ne font pas peur. Ce qui serait terrible, ce serait l’obstination dans l’erreur, une fausse honte à la reconnaître et à la corriger.
Dimanche, 24 septembre.
Le congrès des Soviets est ajourné au 20 octobre. C’est à peu près le renvoyer aux calendes grecques, au rythme où vont les choses en Russie. Pour la deuxième fois, la comédie, jouée par les socialistes révolutionnaires et par les menchéviks après les 20 et 21 avril, se répète.