Notes d’un publiciste
Lénine
Paru dans le numéro 15 du Bulletin communiste (première année), 24 juin 1920. L’article y avait paru sous le titre « Lénine et les reconstructeurs », précédé de l’introduction suivante :
« Les reconstructeurs aiment à affirmer que de simples « malentendus » les séparent des bolcheviks. L’article de Lénine, confirmant d’ailleurs tous les écrits antérieurs de l’illustre théoricien du communisme révolutionnaire, anéantit cette audacieuse assertion. En réponse aux démarches de Longuet, Lénine réfute impitoyablement les thèses reconstructrices, avec plus de force que nous l’avons fait nous-mêmes, mais avec l’esprit qui nous guidait et en s’armant des principes que nous ne cessons de propager. L’accord est parfait entre les bolcheviks et nous ; le désaccord est total entre les bolcheviks et les reconstructeurs. Ceux-ci, qui feignaient d’en douter, ne peuvent plus l’ignorer. »
I
Le citoyen Jean Longuet m’a fait parvenir une lettre dont la teneur fondamentale consiste dans les mêmes griefs que ceux contenus dans son article : « Comment on trompe nos camarades russes » (Populaire du 10 janvier 1920)((« Le cordon sanitaire établi autour de la République russe par les dirigeants capitalistes de l’Entente n’arrête pas seulement toute transacion commerciale, il aboutit aussi à placer nos coamarades bolcheviks dans le plus étrange et le plus dantereux isolement intellectuel. D’Europe occidentale il ne leur parvient plus que des nouvelles rares et presque toujours aussi exactes et aussi loyales que celles de nos Claude Anet et de nos Naudeau sur la Russie.
Mais ici ce sont certains camarades placés à « l’extrême-gauche » – ou du moins il le croient – du mouvement révolutionnaire, qui, hargneux, isolés, impuissants, s’acharnent dans une correspondance secrète, une diplomatie clandestine avec Moscou, à défigurer les choses de chez nous et à calomnier les militants qui ont le plus lutté pour la Révolution russe, qui l’ont florifiée longtemps à peu près seuls – à une époque où il y avaait plus de coups à recevoir que de compliments à récolter.
C’est ce qui explique les étranges opinion qu’émettent sur les choses de France des militants russes que nous n’avons pas cessé de défendre envers et contre tous – et que nous continuerons à soutenir de toute notre énergie. C’est ce qui permet de comprendre, en particulier, les jugements iniques sur notre mouvement que contient une lettre de Lénine au citoyen Loriot, publiée ce matin par la Vie Ouvrière.
Pendant la plus grande partie de l’année 1918, et jusqu’en avril dernier, le gouvernement des Soviets était renseigné directement et de manière sérieuse sur les choses de France par Litvinov à Londres, par notre ami Kemerer à Paris. Et cela lui permettait de mesurer l’importance réelle du concours que nous apportions à la Révolution russe. Les radios que Tchitcherine nous addressait au Populaire, lors de Prinkipo, en sont le meilleur témoignage. Depuis, Litvinov et Kemerer sont rentrés en Russie.
D’autres « renseignent » Moscou. Et on va voir comment !
Il y a quelques jours, dans un radio de Lénine, publié en Italie, nous lisions avec ahurissement que ses deux organes à Paris étaient la Vie Ouvrière, de Monatte, et le Titre Censuré de l’illustre Anquetil, aujourd’hui rentré dans le giron du « Bloc national » – d’où il n’était d’ailleurs jamais sorti ! Nous ne faisons pas à la Vie Ouvrière l’injure de la confondre avec cet organe plus que suspect.
Après cela il ne faut plus s’étonner si nos camarades russes en arrivent à écrire cette énormité que le signataire de ces lignes a « trompé » le prolétariat le 21 juillet ; c’est à dire qu’il est sans doute un des responsables de l’échec de la manifestation alors qu’il a fait autant que quiconque – soit sans fausse modestie – pour la pré parer et la faire réussie, ce qui lui a valu plus qu’à quiconque les outrages et les menaces de toute la presse bourgeoise.
Au temps où le Populaire avait autant que le Titre Censuré la confiance du gouvernement des Soviéts, on n’eût pas fait écrire semblables sottises à notre pauvre et grand ami Lénine. Comme aux plus éminents, il lui arrive de se tromper et surtout d’être trompé.
Mais, au fait, le citoyen Loriot, qui n’aime pas la diplomatie secrète, devrait bien publier la lettre à laquelle l’étrange missive de Lénine constitue une réponse ?
Tout cela, d’ailleurs, ne nous empêchera pas de défendre de toute notre âme la Révolution russe et la République des Soviets – qui sont bien au-dessus de ces pauvres polémiques.
Jean Longuet »)). Ce numéro de son journal, Longuet me l’a adressé en même temps que le manifeste du « Comité pour la reconstruction de l’Internationale ». Dans ce manifeste, deux projets de résolution sont insérés, en vue du prochain congrès du parti socialiste français qui aura lieu à Strasbourg. Il est signé, au nom du « Comité pour la reconstruction de l’Internationale » par 24 personnes : Amédée Dunois, la citoyenne Fanny Clar, Caussy, Délépine, Paul Faure, L.-O. Frossard, Eugène Frot, Gourdeau, la citoyenne Leiciague, Le Troquer, Paul Louis, Jean Longuet, Maurice Maurin, Mayéras, Mouret, Mauranges, Palicot((Dans le numéro 19-20 (première année) du Bulletin communiste (22 juillet 1920) figure la note suivante : « Reconstructeur malgré lui – Notre camarade Palicot nous signale qu’il n’a jamais signé la motion présentée par les reconstructeurs au Congrès de Strasbourg. Ceux-ci ont abusé de son nom. Lénine ayant cité les noms des signataires, dans l’article que nous avons publié (N° 15) et où il administre une sévère mais juste leçon à Longuet et aux longuettistes, Palicot tient a être mis à sa vraie place, c’est-a-dire parmi nous. »)), Pécher, la citoyenne Marianne Rauze, Daniel Renoult, Servantier, Sixte-Quenin, Tomasi, Verfeuil.
Il me paraît superflu de répondre aux griefs et aux attaques de Jean Longuet : l’article de F. Loriot, dans la Vie Ouvrière du 16 janvier 1920, sous le titre : « Tout doux, Longuet ! », et celui de Trotsky dans le numéro de l’Internationale Communiste intitulé : « Jean Longuet », constituent des réponses suffisantes. Il reste bien peu de chose à y ajouter. Sans doute, il conviendrait de réunir toutes les pièces relatives à l’histoire de l’échec de la grève du 21 juillet 1919. Mais, de Moscou, je ne suis pas en mesure de le faire. Il m’a seulement été donné de voir dans un journal communiste autrichien un extrait de l’Avanti où se trouve divulgué le misérable rôle joué dans cette affaire par un des plus ignobles social-traîtres (ou anarchistes-traîtres ?), le braillard ex-syndicaliste Jouhaux. Pourquoi donc Longuet ne chargerait-il pas quelqu’un de ce travail si facile à Paris, et qui consisterait à réunir tous les documents, toutes les notes, tous les articles des journaux communistes européens, toutes les interviews spéciales se rapportant à l’échec de la grève du 21 juillet et à tous les chefs et personnages intéressés ? Nous éditerions cet ouvrage avec enthousiasme.
Sous les mots « éducation socialiste » que les centristes de tout l’univers (les Indépendante en Allemagne, les Longuettistes en France, l’Indépendant Labour Party en Angleterre. etc.), emploient si fréquemment et si volontiers, il convient de comprendre non pas la pédante répétition doctrinale des lieux communs du socialisme, insupportables à tous, et n’inspirant plus confiance & personne depuis 1914-1918, mais l’incontestable révélation des fautes des leaders et des erreurs du mouvement.
Un exemple. Tous les chefs, tous ceux qui se donnent comme les représentants du parti socialiste, des syndicats, des coopératives ouvrières, qui, dans la guerre 1914-1918, furent pour la défense de la patrie, se comportèrent en traîtres du socialisme. Divulguer leurs fautes inlassablement, démontrer systématiquement que cette guerre fut des deux côtés une guerre de brigands pour le partage d’un butin volé, qu’une pareille guerre était inévitable sans le renversement révolutionnaire de la bourgeoisie par le prolétariat, voilà ce que signifie en fait, faire du travail « d’éducation socialiste ».
Et précisément, les résolutions que j’ai citées parlent de celte éducation, mais ne font en réalité qu’un travail de corruption, car elles couvrent, étouffent ces perfidies, ces trahisons, la routine, l’inertie, la lâcheté, l’esprit bourgeois, les erreurs, alors que la véritable éducation consiste à les surmonter, et à les éliminer consciemment.
II
Les deux résolutions des longuettistes ne valent rien. Mais après tout, elles correspondent bien à un but particulier : l’illustration du mal le plus dangereux pour le mouvement ouvrier actuel d’Occident. Ce mal, c’est que les vieux leaders, se rendant compte de l’irrésistible sympathie des masses pour le bolchevisme et pour le pouvoir soviétiste, cherchent (et trouvent souvent !) une issue dans la reconnaissance en paroles de la dictature du prolétariat et du pouvoir soviétiste, restant en fait, soit les ennemis de cette dictature, soit des hommes incapables ou indésireux de comprendre sa signification et de la réaliser.
La chute de la première République soviétiste de Hongrie (pour une qui tombe, la deuxième suivra triomphante) a démontré amplement combien le danger d’une telle sorte de mal était grand, immensément vaste. Une série d’articles dans le Drapeau rouge (Die Rote Fahne) l’organe central du parti communiste autrichien, a mis à nu une des principales causes de cette chute : la perfidie des « socialistes », qui en paroles passèrent du côté de Béla Kun et se déclarèrent communistes, tandis qu’en réalité ils ne firent rien pour mettre en vigueur les mesures correspondant à la dictature du prolétariat puis hésitèrent, s’effrayèrent, rejoignirent la bourgeoisie, sabotèrent pour la plupart la révolution prolétarienne et finirent par la trahir.
Les puissants forbans de l’impérialisme mondial qui entouraient la République soviétiste hongroise (c’est-à-dire la bourgeoisie des gouvernements d’Angleterre, de France etc.), surent parfaitement tirer profit de ces attitudes chancelantes, et par les mains des bourreaux roumains réussirent avec une rage féroce à l’étrangler.
Il n’y a pas de doute qu’une partie des socialistes hongrois soit passée sincèrement du côté de Béla Kun et se soit déclarée sincèrement communiste.
Mais la substance même de l’affaire n’est nullement modifiée par ce fait : l’homme qui se déclare « sincèrement » communiste, qui en réalité, au lieu d’une politique impitoyablement ferme, implacablement résolue, hardie, héroïque, (seule une semblable politique est conforme à la reconnaissance de la dictature du prolétariat), nuit à sa cause, par son absence de caractère, par ses hésitations, par son indécision, commet une trahison indirecte : il n’en n’est pas moins un traître. Du point de vue personnel, la différence entre le traître par faiblesse et le traître par intention et par calcul est très grande ; du point de vue politique il n’y a pas de différence, car la politique, c’est en fait le sort de millions d’hommes, qui ne se modifie pas du seul fait que des millions d’ouvriers et de paysans pauvres soient trahis par des traîtres par faiblesse ou par des traîtres par intérêts.
Quelle fraction des Longuettistes, signataires des résolutions que nous avons envisagées, donnera des hommes de la première ou de la deuxième des catégories sus-mentionnées ou de quelque troisième catégorie, c’est là une chose qu’il nous est impossible de connaître en ce moment, et tenter de répondre à cette question serait un non-sens. L’important, c’est que ces Longuettistes, en tant que tendance politique, pratiquent précisément en ce moment, la politique même des « socialistes » et « des social-démocrates » hongrois qui ont causé la perte du pouvoir soviétiste en Hongrie. Les Longuettistes mènent cette même politique, car tandis qu’ils se déclarent en paroles les partisans de la dictature du prolétariat et du pouvoir Soviétiste, ils continuent, en réalité, à se conduire comme autrefois, ils continuent à défendre dans leurs résolutions et à réaliser par leur action la politique caduque des petites concessions au social-chauvinisme, à l’opportunisme, à la démocratie bourgeoise, politique d’hésitation, d’indécision, de souplesse, d’échappatoires, de silence, etc., etc.
Ces maigres et chétives concessions, ces hésitations, ces indécisions, ces fléchissements, ces faux-fuyants, ces silences totalisés donnent la somme de leur trahison vis-à-vis de la dictature du prolétariat.
Dictature, grand mot, mot cruel, mot sanguinaire qui exprime une lutte sans trêve ni merci, une lutte à mort de deux classes, de deux mondes, de deux époques historiques universelles.
De tels mots ne se prononcent pas à la légère.
Mettre à l’ordre du jour la réalisation de la dictature du prolétariat et en même temps « craindre d’offenser » ces Albert Thomas, ces messieurs Bracke, Sembat et autres paladins du plus lâche socialisme français, ces héros du journalisme des traîtres, gens de l’Humanité, de la Bataille, etc., cela signifie trahir la classe ouvrière par légèreté, par insuffisance de sens social, par absence de caractère ou par d’autres causes, mais dans chaque cas, cela veut bien dire trahir la classe ouvrière.
L’écart entre la parole et l’action a causé la perte de la Deuxième Internationale. La Troisième n’a pas même un an qu’elle est déjà en vogue et un appât pour les politiciens, qui vont là où va la masse. L’écart entre la parole et l’action commence à menacer la Troisième Internationale. Il faut à n’importe quel prix mettre partout à nu ce danger, et à chaque apparition du mal le couper dans la racine.
Les résolutions des Longuetlistes (comme les résolutions du congrès des Indépendants allemands) transforment la « dictature du prolétariat » en une sorte d’idole, comme il en fut pour les chefs, pour les fonctionnaires, de syndicats, pour les parlementaires, pour les fonctionnaires de coopératives, des résolutions de la seconde Internationale : il faut prier devant l’idole, devant l’idole on peut faire des signes de croix, il faut la saluer ; mais l’idole ne modifie pas la vie pratique pas plus que la politique.
Non messieurs, nous ne laisserons pas transformer la devise de « dictature du prolétariat » en idole verbale, nous ne tolérerons pas qu’il y ait dans la Troisième Internationale un écart entre la parole et l’action.
Si vous êtes pour la dictature du prolétariat, cessez cette politique de souplesse, mitigée de conciliation, à l’égard du social-chauvinisme, que vous menez et qui est exprimée dans les premières lignes mêmes de la première grande résolution. La guerre, a « déchiré » la Deuxième Internationale, elle l’a détournée de l’œuvre « d’éducation socialiste » et certaines de ses fractions « se sont affaiblies » en partageant le pouvoir avec la bourgeoisie, etc.. etc.
Ce n’est pas un langage de gens partageant consciemment et sincèrement l’idée de la dictature du prolétariat. C’en est un, soit d’hommes qui font un pas en avant et deux pas en arrière, soit de politiciens. Si vous voulez tenir un tel langage, et pour dire plus exactement aussi longtemps que vous le tiendrez, et que votre politique sera la même, restez donc dans la Deuxième Internationale, c’est là qu’est votre place. Ou que les ouvriers qui par la pression de leurs masses vous poussent dans la Troisième Internationale, y viennent eux-mêmes sans vous.
Aux ouvriers du parti socialiste français, du parti socialiste-démocrate indépendant allemand, du parti ouvrier indépendant anglais, nous dirons et aux mêmes conditions : soyez les bienvenus.
Si l’on reconnaît la dictature et qu’en même temps on parle de la guerre de 1914-1918, il faut s’exprimer autrement : la guerre fut une guerre de brigands de l’impérialisme anglo-franco-russe contre ceux de l’impérialisme austro-allemand pour le partage du butin, des colonies, de « sphères » d’influence financière. Prêcher « la défense nationale » fut dans cette guerre une trahison du socialisme. Si l’on n’élucide pas jusqu’au bout cette vérité, si l’on n’extirpe pas des têtes, des cœurs, de la politique des ouvriers cette trahison, il est impossible de se sauver des calamités capitalistes. Il est impossible de se préserver de nouvelles guerres qui sont inévitables tant que subsistera le capitalisme.
Vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas tenir un tel langage, mener une telle propagande ? Vous voulez vous « épargner », vous ou vos amis qui hier prêchaient la « défense nationale » en Allemagne, sous Guillaume ou sous Noske, en Angleterre et en France sous le gouvernement de la bourgeoisie ? Épargnez alors la Troisième Internationale, rendez-la heureuse par votre absence.
III
J’ai parlé jusqu’ici de la première des deux résolutions. La deuxième ne vaut pas mieux. La condamnation « solennelle » du « confusionnisme » et même de toute « compromission », — paroles creuses du vocabulaire révolutionnaire, car il est impossible d’être à la fois contre toute compromission et d’avoir une compréhension évasive, panachée, confuse de la « dictature du prolétariat » tout en l’obscurcissant par la répétition de lieux communs, d’attaques contre « la politique de M. Clemenceau » (en France procédé habituel des politiciens bourgeois qui se représentent le changement d’une clique comme un changement de régime), par un exposé de programme à base de réformisme, d’impôts, « de nationalisation des monopoles capitalistes », etc.
Les Longuettistes n’ont pas compris et ne désirent pas comprendre (en majeure partie, ils en sont incapables) que le réformisme, sous le couvert de la phraséologie révolutionnaire, fut le mal principal de la Deuxième Internationale, la cause essentielle de sa banqueroute honteuse, du soutien apporté par les « socialistes » dans cette guerre où l’on a massacré des dizaines de millions d’hommes pour la solution de cette grande question : à savoir qui des clans de rapaces anglo-franco-russes ou austro-allemands devra piller la totalité de l’univers.
Les Longuettistes sont restés en réalité les réformistes d’autrefois, couvrant leur réformisme de mots empruntés au vocabulaire révolutionnaire et employant, en qualité seulement de phraséologie révolutionnaire, la petite formule « de dictature du prolétariat ». Des chefs de cette trempe, aussi bien ceux du parti ouvrier indépendant d’Allemagne que ceux du parti ouvrier d’Angleterre, le prolétariat n’en a pas besoin. Avec des chefs comme ceux-ci, le prolétariat ne pourra jamais réaliser sa dictature. Accepter la dictature du prolétariat, ne veut pas dire qu’à tout prix et à n’importe quel moment on doive aller à l’assaut, à l’insurrection. C’est une absurdité. Le succès d’une insurrection nécessite une préparation longue, habile, opiniâtre, coûtant bien des victimes. Accepter la dictature du prolétariat signifie : la rupture décisive, implacable, capitale, pleinement consciente par conséquent, mise en vigueur d’une manière absolue, avec l’opportunisme, le réformisme, les demi-mesures, la souplesse de la Deuxième Internationale, la rupture avec les chefs qui ne peuvent pas ne pas continuer les vieilles traditions ; avec les vieux (non par l’âge mais par les procédés) parlementaires, fonctionnaires de syndicats, de coopératives, etc.
Avec eux il faut rompre. Il est criminel de les plaindre : cela veut dire trahir pour de misérables intérêts des dizaines de millions d’ouvriers et de paysans.
Accepter la dictature du prolétariat signifie : refaire fondamentalement une action constante de parti, descendre chez ces millions d’ouvriers, de journaliers, de paysans qu’il est impossible de sauver des calamités du capitalisme et des guerres sans les Soviets, sans le renversement de la bourgeoisie. Élucider tout cela concrètement, simplement, clairement, pour la masse, pour des dizaines de millions d’êtres, leur dire que leurs soviets doivent s’emparer de tout le pouvoir, que leur avant-garde, le parti révolutionnaire du prolétariat, doit diriger la lutte, voilà ce qu’est la dictature du prolétariat.
Chez les Longuettistes, il n’y a pas une trace de la compréhension de cette vérité, pas une goutte de désir et de capacité de la mettre journellement en vigueur.
IV
En Autriche le communisme a traversé une pénible époque qui ne paraît pas encore terminée complètement : mal de croissance, illusions (comme si après s’être déclaré communiste, le groupe pouvait devenir une force sans lutte profonde pour l’influence parmi les masses), fautes dans le choix des personnes (erreurs inévitables au début de chaque révolution ; chez nous il y en eut toute une série).
Le journal quotidien des communistes, le Drapeau rouge, sous la rédaction de Koritschoner et de Tomann, montre que le mouvement se place sur une voie sérieuse.
Le degré de stupidité, de bassesse, de lâcheté, qu’atteignent les social-démocrates autrichiens n’est que trop visible dans la politique de Renner et autres Scheidemann autrichiens, que soutiennent (en majeure partie par bêtise extrême et absence de caractère) Otto Bauer et Friedrich Adler douze fois traîtres.
Voici un exemple : la brochure d’Otto Bauer : La Marche au socialisme. J’en ai devant moi une édition berlinoise de la librairie « Freiheit » apparemment du parti Indépendant qui se situe au même niveau pauvre, banal, et misérable que cette brochure.
Il suffit de donner un coup d’œil sur deux phrases du chapitre 9 : « L’expropriation des expropriateurs ». L’expropriation « ne peut pas et ne doit pas s’effectuer sous la forme brutale (brutalen) de confiscation de la propriété capitaliste et terrienne, car dans cette forme elle ne pourrait être accomplie autrement qu’au prix de la destruction violente des forces productives, ce dont souffrirait les masses populaires elles-mêmes et qui bloquerait les sources du revenu populaire. L’expropriation des expropriateurs doit bien plutôt s’effectuer sous une forme ordonnée, régulée » au moyen d’impôts.
Et le savant personnage dévoile comment on peut, par des emprunts, prendre aux classes possédantes les « quatre neuvièmes » de leurs revenus.
C’est assez, ce me semble ? Quant à moi, je n’ai après ces mots (j’avais commencé à lire la brochure au chapitre 9) plus rien lu, et sans nécessité particulière, ne lirai plus rien de la brochure de M. Otto Bauer. Car il est clair que ce meilleur des social-traîtres est dans le meilleur des cas, un sot savant duquel il n’y a rien à espérer.
C’est un échantillon de pédant, un petit bourgeois dans l’âme. Il a écrit avant la guerre des livres et des articles savants admettant « théoriquement » que la lutte de classes peut aller jusqu’à la guerre civile. Il a même participé (si je suis bien informé) à la composition du manifeste de Bâle en 1912, qui prévoit directement la révolution prolétarienne par suite, comme cela s’est produit, de la guerre même qui éclata en 1914.
Mais quand il s’agit en fait de cette révolution prolétarienne, sa nature de pédant, de philistin, reprit le dessus ; il s’effraya et se mit à arroser la révolution déchaînée avec l’huile de sa phraséologie réformiste. Il a solidement appris, (les pédants ne savent pas penser, ils savent se rappeler, peuvent apprendre par cœur) que théoriquement l’expropriation des expropriateurs est possible sans confiscation. Il l’a toujours rabâché. Il l’a appris. Il le savait par cœur en 1912. Il l’a répété de mémoire en 1919.
Il ne sait pas penser. Après la guerre impérialiste, — et quelle guerre ! — qui a conduit les vainqueurs mêmes jusqu’à l’extrémité de la ruine, après le commencement de la guerre civile clans de nombreux pays, après que les faits eussent démontré, avec une ampleur internationale, l’inévitabilité de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, prêcher, en l’an 1919 de Notre Seigneur, dans la ville de Vienne, le prélèvement « ordonné » et « régularisé » chez les capitalistes des « quatre neuvièmes » de leurs revenus, il faut être pour cela, ou frappé d’aliénation mentale, ou un vieil héros de la vieille poésie allemande qui passe avec allégresse, « de livre en livre »((Référence au Faust de Goethe (Première partie, « Paysans sous les tilleuls ») : « jamais je n’envierai le vol des oiseaux ; les joies de mon esprit me transportent bien ailleurs, de livre en livre, de feuilles en feuilles ».)).
Le doux brave homme qui se représente probablement comme un vertueux père de famille, un honnête citoyen, un lecteur et un écrivain consciencieux de livres savants, a tout à fait oublié une simple peccadille : il a oublié qu’une semblable transition « ordonnée » et « régularisée » au socialisme, (transition certainement la plus avantageuse pour le « peuple » pour parler abstraitement) suppose la solidité absolue de la victoire du prolétariat, la situation absolument désespérée des capitalistes, la nécessité absolue et la disposition chez eux à une scrupuleuse soumission.
Un tel état de choses est-il possible ?
Théoriquement, c’est-à-dire dans le cas présent, en parlant de façon toute abstraite : oui, parfaitement. Par exemple : admettons que dans neufs pays, et dans ce nombre tous les grands Etats, Wilson, Lloyd George, Millerand et autres héros du capitalisme se trouvent dans une situation telle que chez nous Youdenitch, Koltchak, Denikine et leurs ministres. Admettons qu’après cela, dans le dixième petit pays, les capitalistes proposent aux ouvriers : soit, nous vous aiderons consciencieusement tout en nous soumettant à vos décisions, à effectuer « l’expropriation ordonnée » et pacifique (sans destruction) des expropriations, en recevant pour cette première année les 5/9 de l’ancien revenu, la deuxième année les 4/9.
Il est pleinement admissible, que dans les conditions que j’ai indiquées, les capitalistes du dixième Etat, dans un des plus petits et des plus « paisibles » fassent une telle proposition, et il n’y aura également aucun mal de la part des ouvriers de ce pays de l’examiner comme elle doit l’être et (en marchandant, car l’acheteur ne prend pas à prix fixe) à l’accepter.
Peut-être qu’après cette explication populaire, le savant Otto Bauer et le philosophe (tout aussi réussi que le politique) Friedrich Adler comprendront de quoi il s’agit. Ou pas encore ? ce n’est pas assez clair ? Pensez-vous, cher Otto Bauer, chef Friedrich Adler, que la situation du capitalisme universel et de ses leaders ressemble en ce moment à celle de Youdenitch, de Koltchak et de Denikine en Russie ?
Non. pas de ressemblance ! En Russie les capitalistes sont écrasés après leur résistance acharnée. Dans tout l’univers, ils sont encore au pouvoir. Ils sont les maîtres.
Si, chers Otto Bauer et Friedrich Adler, vous n’avez pas maintenant compris de quoi il s’agit, je vous dirai encore d’une façon plus populaire :
Imaginez-vous, qu’un temps où Youdénitch se trouvait sous Petrograd, où Koltchak possédait l’Oural et Denikine toute l’Ukraine, quand ces trois paladins avaient dans leurs poches des liasses de télégrammes de Wilson, de Lloyd George, de Mililerand et Cie sur l’envoi d’argent, de canons, d’officiers, de soldats, — représentez-vous dans un tel moment l’arrivée chez Youdenitch, Koltchak ou Dénikine d’un représentant des ouvriers russes disant : « Nous, travailleurs, majorité, nous vous donnerons les 5/9 de vos revenus, et ensuite nous prélèverons le reste « méthodiquement » et pacifiquement. Topez-la, « sans destruction », ça va ? »
Si le représentant des ouvriers était simplement vêtu et s’il était reçu par un général dans le genre de Denikine, on l’enverrait probablement dans un asile de fous ou on le chasserait tout bonnement. Mais si le représentant des ouvriers était un intellectuel élégamment vêtu, fils en outre d’un illustre papa (dans le genre de ce bon et très cher Friedrich Adler) si, de plus, Denikine n’était pas seul et le recevait en compagnie d’un « conseiller » français ou anglais, ce dernier ne manquerait certainement pas de dire à Denikine :
« Ecoutez, général, et sachez que ce représentant ouvrier est si intelligent qu’il convient à merveille pour être ministre chez nous, comme Henderson en Angleterre, Albert Thomas en France, Otto Bauer et Friedrich Adler en Autriche ».
N. LENINE.
11 février 1920