Par où commencer ?
Lénine
Première parution en mai 1901 dans le n°4 de l’Iskra
Ces dernières années, la question : « Que faire ? » se pose avec force aux social-démocrates russes. Il ne s’agit plus de choisir une route (comme c’était le cas à la fin des années 80 et début des années 90), mais de déterminer ce que nous devons faire pratiquement sur une route connue, et de quelle façon. Il s’agit du système et du plan d’activité pratique. Il faut avouer que cette question, essentielle pour un parti d’action, relative au caractère et aux modalités de la lutte, est toujours sans solution et suscite encore parmi nous de sérieuses divergences, qui témoignent d’une instabilité et de flottements de pensée regrettables. D’une part, la tendance « économiste », qui s’attache à tronquer, à rétrécir le rôle de l’organisation et de l’agitation politiques, est encore loin d’être morte. D’autre part, continue à porter la tête haute la tendance de l’éclectisme sans principes qui s’adapte à toute nouvelle « orientation » et est incapable de distinguer entre les besoins du moment et les buts essentiels et les exigences permanentes du mouvement pris dans son ensemble. Comme on sait, cette tendance a pris racine dans le Rabotchéïé Diélo((Le Rabotchéïé Diélo (La cause ouvrière) était une revue « économiste » publiée par l’ « Union des Social-Démocrates russes à l’étranger ». Elle paraîtra de 1899 à 1902 et son orientation est amplement critiquée par Lénine dans Que Faire ?)). Sa dernière déclaration-« programme », le retentissant article portant le titre retentissant « Un tournant historique » (n° 6 du Listok du « Rabotchéïé Diélo ((Il s’agit d’un supplément au Rabotchéïé Diélo.))»), confirme de façon éclatante cette définition. Hier encore, nous étions en coquetterie avec l’« économisme », nous nous indignions de la condamnation catégorique portée contre la Rabotchaïa Mysl((La Rabotchaïa Mysl (La Pensée Ouvrière) était un autre organe économiste qui parût de 1897 à 1902. Son orientation est aussi amplement critiquée dans Que Faire ?)), nous « mitigions » la façon dont Plekhanov envisageait la lutte contre l’autocratie ; aujourd’hui, nous voilà déjà citant la phrase de Liebknecht : « Si les circonstances changent en 24 heures, il faut aussi en 24 heures changer de tactique » ; nous parlons déjà de créer une « solide organisation de combat » pour attaquer de front, pour livrer assaut à l’absolutisme ; de faire « une large agitation politique révolutionnaire (comme nous y allons : politique et révolutionnaire à la fois !) dans les masses » ; de lancer « un appel incessant à la protestation dans la rue » ; « de préparer des manifestations publiques d’un caractère politique bien tranché » (sic), etc., etc.
Nous pourrions, certes, exprimer notre satisfaction de voir le Rabotchéïé Diélo assimiler si vite le programme formulé par nous dès le premier numéro de l‘Iskra : constituer un parti solidement organisé, visant non seulement à arracher des concessions de détail mais à enlever la forteresse même de l’autocratie. Cependant, l’absence chez nos assimilateurs de tout point de vue bien ferme, est de nature à gâter tout notre plaisir.
Le nom de Liebknecht est, il va de soi, invoqué à tort par le Rabotchéïé Diélo. En 24 heures, on peut modifier la tactique de l’agitation sur quelque point spécial, modifier un détail quelconque dans l’activité du Parti. Mais pour changer, je ne dirai pas on 24 heures, mais même en 24 mois, ses conceptions sur l’utilité générale, permanente et absolue d’une organisation de combat et d’une agitation politique dans les masses, il faut être dénué de tout principe directeur. Il est ridicule d’invoquer la diversité des circonstances, le changement des périodes : la constitution d’une organisation de combat et l’agitation politique sont obligatoires dans n’importe quelles circonstances « ternes, pacifiques », dans n’importe quelle période de « déclin de l’esprit révolutionnaire ». Bien plus, c’est précisément dans ces circonstances et dans ces périodes qu’un pareil effort est nécessaire, car au moment de l’explosion, de la conflagration, il est trop tard pour créer une organisation ; elle doit être déjà prête, afin de déployer immédiatement son activité. « Changer de tactique on 24 heures ! » Mais pour on changer, il faut au préalable en avoir une. Or, sans une organisation solide, rompue à la lutte politique en toutes circonstances et en toutes périodes, il ne saurait même être question de ce plan d’action systématique établi à la lumière de principes fermes, suivi sans défaillance, qui seul mérite le nom de tactique. Voyez en effet : on nous assure déjà que le « moment historique » pose à notre parti un problème « absolument nouveau », celui de la terreur. Hier, ce qui était « absolument nouveau », c’était le problème de l’organisation et de l’agitation politiques ; aujourd’hui, c’est celui de la terreur. N’est-il pas singulier d’entendre des gens aussi oublieux de leurs antécédents parler d’un changement radical de tactique ?
Heureusement, le Rabotchéïé Diélo a tort. Le problème de la terreur n’a rien de nouveau. Il nous suffira de rappeler brièvement les conceptions établies de la social-démocratie russe.
Sur le plan des principes, nous n’avons jamais rejeté ni ne pouvons rejeter la terreur. C’est un des aspects de guerre, qui peut convenir parfaitement, et même être indispensable à un certain moment du combat, dans un certain état de l’armée et dans certaines conditions. Mais le fait est justement qu’on nous propose aujourd’hui la terreur non point comme l’une des opérations d’une armée combattante, opération étroitement rattachée et articulée à tout le système de la lutte, mais comme un moyen d’attaque isolée, indépendant de toute armée et se suffisant à lui-même. D’ailleurs, à défaut d’une organisation révolutionnaire centrale et avec des organisations révolutionnaires locales faibles, la terreur ne saurait être autre chose. C’est bien pourquoi nous déclarons résolument que, dans les circonstances actuelles, la terreur est une arme inopportune, inopérante, qui détourne les combattants les plus actifs de leur tâche véritable et la plus importante pour tout le mouvement, et qui désorganise non pas les forces gouvernementales, mais les forces révolutionnaires. Souvenez-vous des derniers événements : sous nos yeux, la grande masse des ouvriers et du « bas peuple » des villes se ruait au combat, mais il manquait aux révolutionnaires un état-major de dirigeants et d’organisateurs. Dans ces conditions, si les révolutionnaires les plus énergiques se consacrent à la terreur, ne risquons-nous pas d’affaiblir les détachements de combat, les seuls éléments sur lesquels on puisse fonder un espoir sérieux ? N’avons-nous pas à craindre une rupture de liaison entre les organisations révolutionnaires et ces foules dispersées d’hommes mécontents, protestant et prêts au combat, dont la faiblesse ne tient qu’à leur dispersion ? Or, cette liaison est le gage unique de notre succès. Loin de nous l’idée de refuser toute importance à des coups héroïques isolés, mais notre devoir est de mettre en garde de toute notre énergie contre cet engouement pour la terreur auquel tant de gens sont si enclins aujourd’hui, au point d’y voir notre arme principale et essentielle. La terreur ne sera jamais un acte de guerre à l’égal des autres : dans le meilleur des cas, elle ne convient que comme l’une des formes de l’assaut décisif. La question se pose : pouvons-nous, au moment actuel, appeler à cet assaut ? Le Rabotchéïé Diélo pense probablement que oui. Du moins, il s’écrie « Formez les colonnes d’assaut ! » Mais c’est là encore un zèle mal inspiré. Le gros de nos forces est formé de volontaires et d’insurgés. En fait d’armée permanente, nous n’avons que quelques petits détachements, et encore ils ne sont pas mobilisés, n’ont pas de liaison entre eux, ne sont pas entraînés à se former en colonnes d’une façon générale, sans même parler de colonnes d’assaut. Dans ces conditions, tout homme capable d’envisager l’ensemble de notre lutte, sans s’en laisser distraire à chaque « tournant » de l’histoire, doit comprendre que notre mot d’ordre, à l’heure actuelle, ne saurait être « A l’assaut ! », mais bien « Entreprenons le siège en règle de la forteresse ennemie ! » En d’autres termes, l’objectif immédiat de notre Parti ne peut pas être d’appeler toutes les forces dont il dispose à se lancer dès maintenant à l’attaque, mais d’appeler à mettre sur pied une organisation révolutionnaire capable de rassembler toutes les forces et d’être le dirigeant non seulement en titre, mais réel, du mouvement, c’est-à-dire une organisation toujours prête à soutenir chaque protestation et chaque explosion, en les mettant à profit pour accroître et endurcir une armée apte à livrer le combat décisif.
La leçon des événements de février et de mars(( En février et mars 1901, manifestations et grèves se succèderont à travers la Russie.)) est si suggestive qu’on ne rencontre guère aujourd’hui d’objections de principe à cette conclusion. Seulement, ce que l’heure présente réclame de nous, ce ne sont pas des principes, mais une solution pratique. Il ne suffit pas de voir clairement quel type d’organisation est nécessaire, et pour quel travail précis, il faut en tracer le plan, de façon à pouvoir commencer à la bâtir, de tous les côtés à la fois. Vu l’urgence et l’importance de cette question, nous nous décidons, pour notre part, à soumettre à l’attention des camarades l’esquisse d’un plan que nous développerons plus longuement dans une brochure en cours de préparation((Il s’agit de Que Faire ?)).
A notre avis, le point de départ de notre activité, le premier pas concret vers la création de l’organisation souhaitée, le fil conducteur enfin qui nous permettrait de faire progresser sans cesse cette organisation en profondeur et en largeur, doit être la fondation d’un journal politique pour toute la Russie. Avant tout, il nous faut un journal, sans quoi, toute propagande et toute agitation systématiques, fidèles aux principes et embrassant les divers aspects de la vie, sont impossibles. C’est pourtant là la tâche constante et essentielle de la social-démocratie, tâche particulièrement pressante aujourd’hui, où l’intérêt pour la politique et le socialisme s’est éveillé dans les couches les plus larges de la population. Jamais encore on n’avait senti avec autant de force qu’aujourd’hui le besoin de compléter l’agitation fragmentaire par l’action personnelle, les tracts et les brochures édités sur place, etc., par cette agitation généralisée et régulière que seule la presse périodique permet. On peut dire sans crainte d’exagération que la fréquence et la régularité de parution (et de diffusion) du journal permet de mesurer de la façon la plus exacte le degré d’organisation atteint dans ce secteur vraiment primordial et essentiel de notre activité militaire. Ensuite, il nous faut, très précisément, un journal pour toute la Russie. Si nous n’arrivons pas et tant que nous n’arriverons pas à unifier l’action que nous exerçons sur le peuple et sur le gouvernement par la presse, ce sera une utopie de penser coordonner d’autres modes d’action plus complexes, plus difficiles, mais aussi plus décisifs. Ce dont notre mouvement souffre le plus, sur le plan idéologique et sur celui de la pratique, de l’organisation, c’est de la dispersion, du fait que l’immense majorité des social-démocrates est à peu près totalement absorbée par des besognes purement locales qui réduisent à la fois leur horizon, l’envergure de leurs efforts, leur accoutumance et leur aptitude à l’action clandestine. C’est dans cette dispersion qu’il faut chercher les racines les plus profondes de cette instabilité et de ces flottements dont nous avons parlé plus haut. Aussi le premier pas à franchir pour échapper à ce défaut, pour faire converger plusieurs mouvements locaux en un seul mouvement commun à toute la Russie, doit être la fondation d’un journal pour toute la Russie. Enfin, il nous faut absolument, un journal politique. Sans journal politique, dans l’Europe moderne, pas de mouvement qui puisse mériter la qualification de politique. Sans cela, impossible de venir à bout de notre tâche concentrer tous les éléments de mécontentement et de protestation politiques pour en féconder le mouvement révolutionnaire du prolétariat. Nous avons fait le premier pas, nous avons suscité dans la classe ouvrière la passion des révélations « économiques », touchant la vie des fabriques. Nous devons faire le pas suivant : éveiller dans tous les éléments un peu conscients de la population la passion des révélations politiques. Ne nous inquiétons pas si les voix accusatrices en politique sont encore si faibles, si rares, si timides. La cause n’en est nullement dans une résignation générale à l’arbitraire policier. La cause, c’est que les hommes capables d’accuser et disposés à le faire n’ont pas de tribune du haut de laquelle ils puissent parler, pas d’auditoire écoutant avidement et encourageant les orateurs, et qu’ils ne voient nulle part dans le, peuple de force à laquelle il vaille la peine d’adresser ses plaintes contre le gouvernement « tout-puissant ». Mais maintenant tout cela change avec une extrême rapidité. Cette force existe, c’est le prolétariat révolutionnaire ; il a déjà prouvé sa volonté non seulement d’entendre et de soutenir un appel à la lutte politique, mais encore de se jeter hardiment dans la mêlée. Nous avons aujourd’hui le moyen et le devoir d’offrir au peuple tout entier une tribune pour faire le procès du gouvernement tsariste : cette tribune doit être un journal social-démocrate. La classe ouvrière russe, à la différence des autres classes et catégories de la société russe, manifeste un intérêt soutenu pour les connaissances politiques et présente constamment (non pas seulement dans les moments d’effervescence particulière) une énorme demande de publications illégales. Etant donné cette demande massive, la formation déjà amorcée de dirigeants révolutionnaires expérimentés, le degré de concentration atteint par la classe ouvrière et qui lui assure en fait la maîtrise des quartiers ouvriers des grandes villes, des centres usiniers, des bourgs industriels, la fondation d’un journal politique est parfaitement à la mesure du prolétariat. Par l’entremise du prolétariat, le journal pénétrera parmi la petite bourgeoisie des villes, les artisans des campagnes et les paysans et deviendra ainsi un véritable organe politique populaire.
Le journal ne borne pas cependant son rôle à la diffusion des idées, à l’éducation politique et au recrutement d’alliés politiques. Il n’est pas seulement un propagandiste collectif et un agitateur collectif ; il est aussi un organisateur collectif. On peut à cet égard le comparer à l’échafaudage dressé autour d’un bâtiment on construction ; il ébauche les contours de l’édifice, facilite les communications entre les différents constructeurs, à qui il permet de répartir la tâche et d’embrasser l’ensemble des résultats obtenus par le travail organisé. Avec l’aide et à propos du journal se constituera d’elle-même une organisation permanente, qui ne s’occupera pas seulement d’un travail local mais aussi général et régulier, habituant ses membres à suivre de près les événements politiques, à apprécier leur rôle et leur influence sur les diverses catégories de la population, à trouver pour le parti révolutionnaire la meilleure façon d’agir sur ces événements. Les problèmes techniques – la fourniture dûment organisée au journal de matériaux, sa bonne diffusion – obligent déjà à avoir un réseau d’agents locaux au service d’un seul et même parti, d’agents en relations personnelles les uns avec les autres, connaissant la situation générale, s’exerçant à exécuter régulièrement les diverses fonctions fragmentaires d’un travail à l’échelle de toute la Russie, s’essayant à la préparation de telle ou telle action révolutionnaire. Ce réseau d’agents((Il va de soi que ces agents ne pourraient travailler avec profit que s’ils étaient très proches des comités locaux (groupes, cercles) de notre Parti. En général, tout le plan esquissé par nous demande naturellement pour sa réalisation le concours le plus actif des comités, qui ont tenté maintes fois l’unification du Parti et qui, nous en sommes persuadés, obtiendront cette unification un jour ou l’autre, sous une forme ou sous une autre. (Note de l’auteur))) sera justement la carcasse de l’organisation qui nous est nécessaire suffisamment étendue pour embrasser tout le pays ; suffisamment large et diverse pour réaliser une division du travail stricte et détaillée ; suffisamment ferme pour pouvoir on toutes circonstances, quels que soient les « tournants » et les surprises, poursuivre sans défaillance sa besogne propre ; suffisamment souple pour savoir, d’une part, éviter la bataille à découvert contre un ennemi numériquement supérieur qui a rassemblé toutes ses forces sur un seul point, et, d’autre part, profiter du défaut de mobilité de cet ennemi et tomber sur lui quand et où il s’y attend le moins. Aujourd’hui nous incombe la tâche relativement facile de soutenir les étudiants qui manifestent dans les rues des grandes villes. Demain la tâche sera peut-être plus malaisée, comme celle de soutenir le mouvement des sans-travail dans telle ou telle région. Après-demain, nous devrons être à nos postes pour prendre une part révolutionnaire à une révolte paysanne. Aujourd’hui nous devons exploiter la tension politique qu’a engendrée le gouvernement par sa campagne contre les zemstvos. Demain nous devrons encourager l’indignation de la population contre les abus de tel ou tel bachi-bouzouk tsariste et contribuer, par le boycottage, les campagnes d’excitation, les manifestations, etc., à lui infliger une leçon qui le fasse battre on retraite publiquement. Pour arriver à ce degré de préparation au combat, il faut l’activité permanente d’une armée régulière. Et si nous groupons nos forces dans un journal commun, nous verrons se former à l’œuvre et sortir du rang non seule-ment les plus habiles propagandistes, mais encore les organisateurs les plus avertis, les chefs politiques les plus capables du Parti, qui sauront à point nommé lancer le mot d’ordre de la lutte finale et on assumer la direction.
En conclusion, deux mots pour éviter un malentendu possible. Nous avons parlé tout le temps d’une préparation systématique, méthodique, mais nous n’avons nullement voulu dire par là que l’autocratie ne pouvait tomber que par suite d’un siège en règle ou d’un assaut organisé. Ce serait raisonner en absurde doctrinaire. Il est fort possible et bien plus probable sur le plan historique, au contraire, qu’elle tombe sous le choc d’une explosion spontanée ou d’une de ces complications politiques imprévues qui menacent constamment de tous côtés. Mais il n’est point de parti politique qui puisse, sans tomber dans l’esprit d’aventure, régler sa conduite sur des explosions et des complications hypothétiques. Nous devons poursuivre notre chemin, accomplir sans désemparer notre labeur systématique, et moins nous compterons sur l’inattendu, plus nous aurons de chance de n’être jamais pris de court par les « tournants historiques. »