Préface au recueil « En douze ans »
Lénine
Septembre 1907
« En douze ans » est un recueil de travaux de Lénine qui devait paraître sous forme légale en Russie. Le premier tome contenait un certain nombre de textes politiques fondamentaux. Le second devait rassembler une série d’articles sur la question agraire. Le troisième devait comprendre divers articles relatifs à la question du programme de la social-démocratie.
En fait, le premier tome fut saisi peu de temps après sa sortie (novembre 1907) par la police et il ne fut donc pour l’essentiel distribué que clandestinement. En conséquence, le second tome fut divisé en deux volumes dont seul le premier fut imprimé.
Le recueil d’articles et de brochures que nous proposons au lecteur couvre la période 1895‑1905. Les questions portant sur l’organisation, la tactique et le programme de la social‑démocratie russe constituent le thème des écrits qui y sont réunis. Ce sont des questions qui se posent et qui sont constamment à l’étude tout au long de la lutte contre l’aile droite du courant marxiste en Russie.
À l’origine cette lutte se déroula sur un plan purement théorique contre le principal représentant du marxisme légal années 90, M. Strouvé. La fin de l’année de l’année 1894 et le début de l’année 1895 furent marqués par un virage brusque de notre presse politique légale. Pour la première fois le marxisme s’y introduit grâce non seulement aux militants à l’étranger du groupe « Libération du Travail((Le groupe « Libération du Travail » est le premier groupe marxiste russe. Il fut organisé par G. Plékhanov à Genève en 1883. Outre Plékhanov lui-même, il comprenait P. Axelrod, L. Deutsch, V. Zassoulitch, V. Ignatov.)) », mais aussi aux social‑démocrates russes. Le regain de vie de notre littérature et les ardentes discussions entre les marxistes et les vieux chefs du populisme, qui avaient jusqu’alors régné pratiquement sans partage dans la littérature d’avant‑garde, comme M. Mikhaïlovski par exemple, furent le prélude à un essor du mouvement ouvrier de masse en Russie. Les écrits des marxistes russes précèdent immédiatement la lutte prolétarienne active, les fameuses grèves de 1896 à Pétersbourg, qui marquèrent l’essor depuis lors ininterrompu du mouvement ouvrier, ce facteur déterminant de notre révolution.
Les conditions réservées en ce temps-là à la presse contraignirent les social‑démocrates à parler la langue d’Esope, à se borner à des considérations très générales fort éloignées de la pratique et de la politique. Cette circonstance rendit particulièrement facile le regroupement d’éléments marxistes disparates dans la lutte contre le populisme. Cette lutte était menée par les social‑démocrates de Russie et ceux militant à l’étranger et aussi par des gens tels que MM. Strouvé, Boulgakov, Tougan‑Baranovski, Berdiaev et, autres. Pour ces démocrates bourgeois, la rupture avec le populisme n’impliquait pas comme pour nous un passage du socialisme petit‑bourgeois (ou paysan) au socialisme prolétarien, mais au libéralisme bourgeois.
Aujourd’hui, l’histoire de la révolution russe en général, l’histoire du parti cadet en particulier et plus spécialement l’évolution de M. Strouvé (presque jusqu’à l’octobrisme) ont rendu cette vérité évidente et en ont fait monnaie courante pour nos publicistes. Mais à cette époque, durant les années 1894‑1895, cette vérité, il fallait la prouver sur la base de déviations relativement peu importantes de tel ou tel publiciste par rapport au marxisme; à l’époque cette monnaie restait encore à frapper. C’est pourquoi je reproduis ici intégralement mon ouvrage dirigé contre M. Strouvé (il s’agit de l’article « Le contenu économique du populisme et la critique qu’en fait dans son livre M. Strouvé » publié sous la signature de K. Touline dans un recueil brûlé par la censure : « Documents pour servir à la caractéristique de notre développement économique », St‑Pétersbourg, 1895), et ceci pour trois raisons. En premier lieu, dans la mesure où les lecteurs ont pu prendre connaissance du livre de M. Strouvé ainsi que des articles d’auteurs populistes contre les marxistes écrits en 1894‑1895, il convient de faire la critique des conceptions de M. Strouvé. En second lieu, la mise en garde faite à M. Strouvé par un social‑démocrate révolutionnaire, alors même que nous menions une action générale contre les populistes, permet aussi de répondre à ceux qui nous ont à maintes reprises reproché de nous allier à de tels personnages et de juger de la très remarquable carrière politique de M. Strouvé. En troisième lieu, l’ancienne et sous maints rapports désuète polémique avec M. Strouvé prend la signification d’un exemple édifiant. Cet exemple démontre le bien-fondé politique et pratique d’une polémique théorique intransigeante. Combien de fois n’a‑t‑on pas reproché aux social-démocrates révolutionnaires un penchant excessif pour de telles polémiques avec les « économistes », avec les bernsteiniens, ainsi qu’avec les mencheviks ? Et voici qu’à présent, on retrouve à tout bout de champ ce même reproche dans la bouche des « conciliateurs » à l’intérieur du parti social‑démocrate, et en dehors du parti chez les « sympathisants » à demi socialistes. On se complaît chez nous à répéter que les Russes en général, les social‑démocrates en particulier et plus spécialement les bolcheviks ont un penchant démesuré pour la polémique et pour la scission. On se complaît également chez nous à oublier que les conditions des pays capitalistes en général, les conditions de la révolution bourgeoise en Russie en particulier et plus spécialement les conditions de vie et d’activité de notre intelligentsia engendrent un penchant démesuré à passer du socialisme au libéralisme. De ce point de vue il n’est pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur ce qui se passait voici dix ans, sur les désaccords théoriques qui surgissaient déjà à l’époque avec le « strouvisme », sur les minimes dissensions (minimes au premier abord) qui donnèrent lieu à une totale différenciation politique entre partis et à une lutte implacable qui se déroule au parlement ainsi que dans toute une série de journaux, à des réunions publiques, etc.
Je dois remarquer également à propos de l’article contre M. Strouvé, que c’est un exposé que je fis à l’automne 1894 devant un petit cercle de marxistes de l’époque qui lui sert de base. Le groupe de social‑démocrates qui militait alors à Pétersbourg et qui créa un an plus tard l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière, était représenté à ce cercle par St., R., et moi-même. Les marxistes légaux étaient représentés par P. Strouvé, A. Potressov, et K((St. : V. Starikov; R. : Y. Radtchenko; K.: R, Klasson.)). L’exposé que je lus devant ce cercle s’intitulait : « Le reflet du marxisme dans la littérature bourgeoise ». Comme le titre l’indique, la polémique avec Strouvé y était incomparablement plus acerbe et plus précise (d’après des conclusions social‑démocrates) que dans l’article, publié au printemps 1895. Des atténuations y avaient été apportées en partie pour des considérations de censure, en partie pour faire « alliance » avec le marxisme légal en vue d’une lutte commune contre le populisme. Que le « coup de pouce à gauche » donné alors à M. Strouvé par les social-démocrates de Pétersbourg n’ait pas été entièrement inefficace, l’article de M. Strouvé dans le recueil brûlé (1895) et certains de ses articles parus en 1897 dans Novoïé Slovo((« Novoïe Slovo » [La Nouvelle parole], revue mensuelle littéraire et politique éditée à Pétersbourg à partir de 1894 par les populistes libéraux, puis, à partir du printemps 1897, par les « marxistes légaux ». Cette revue publia les articles de Lénine intitulés : « Pour caractériser le romantisme économique » et « À propos d’un entrefilet ». En décembre 1897, elle fut interdite par le gouvernement.)) le prouvent clairement.
En outre, lorsqu’on lit l’article de 1895 dirigé contre M. Strouvé, il convient de ne pas oublier que sous de nombreux rapports, il constitue un résumé des derniers travaux économiques (en particulier du « Développement du capitalisme »). Enfin, il est nécessaire d’attirer l’attention des lecteurs sur les dernières pages de cet article, celles qui soulignent les aspects et les côtés positifs (aux yeux d’un marxiste) du populisme en tant que courant démocratique révolutionnaire existant dans un pays à la veille de révolution bourgeoise. On trouve dans ces pages la formulation théorique des mêmes positions qui douze ou treize ans plus tard trouvèrent leur expression politique pratique dans le « bloc des gauches » aux élections à la IIe Douma ainsi que dans la tactique de ce bloc. Ceux des mencheviks qui combattirent l’idée de la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, et considérèrent le bloc des gauches comme absolument inadmissible, tournèrent le dos sous ce rapport à une très vieille et très importante tradition de la social-démocratie révolutionnaire, tradition que la Zaria((La « Zaria » [L’Aube], revue politique marxiste éditée par la rédaction de l’Iskra en 1901 et 1902. Zaria fit paraître les articles suivants de Lénine: « Notes de circonstance », « Les persécuteurs des zemstvos et les Annibals du libéralisme », les quatre premiers chapitres de « La question agraire et les « critiques de Marx » (sous le titre « Messieurs les «critiques » dans la question agraire »), « Revue de la situation intérieure », « Le programme agraire de la social-démocratie russe ». La revue eut quatre numéros.)) et l’ancienne Iskra((L’« Iskra » [L’Étoile], premier journal politique marxiste illégal pour toute la Russie; fondé par Lénine en 1900. Devint l’organe central du parti après le IIe Congrès du P.O.S.D.R. Lorsqu’il parle de l’ancienne Iskra, Lénine pense aux numéros 1 à 51. À partir du n° 52 (octobre 1903), les mencheviks en firent l’organe de leur fraction.)) s’attachèrent à préserver. Il va de soi que l’admissibilité sous condition et dans des limites données de la tactique de « bloc des gauches » découle inévitablement de ces mêmes conceptions théoriques fondamentales du marxisme sur le populisme.
À l’article contre Strouvé (1894‑1895) succède la brochure intitulée « Les tâches des social-démocrates russes », écrite à la fin de l’année 1897 à partir de l’expérience des activités de la social‑démocratie à Pétersbourg en 1895. Les conceptions qui, dans les autres articles et brochures du présent recueil, sont présentées sous la forme d’une polémique avec l’aile droite de la social‑démocratie, sont exposées dans ladite brochure sous une forme explicative. Les différentes préfaces aux « Tâches » ont été reproduites afin de mettre en relief le lien existant entre ce travail et les différentes périodes du développement de notre parti (par exemple, la préface d’Axelrod et l’accent sur ce qui rattache cette brochure à la lutte contre l’« économisme » tandis que la préface de 1902 montre quelle a été l’évolution des narodovoltsy et des narodopravtsy((Narodovoltsy, membres du « Groupe de la Narodnaïa Volia » (la Volonté du peuple). Ce groupe fut fondé en automne 1891 à Pétersbourg. Il comprenait à l’origine M. Olminski (Alexandrov), N. Méchtchériakov, E. Alexandrova, A. Fédoulov, A. Erguine, etc. Il tira dans son imprimerie plusieurs brochures et proclamations illégales, un Recueil de l’Ouvrier et deux numéros de la Feuille volante. En avril 1894,la police le démantelait, mais peu après il devait reprendre ses activités. Cette période fut marquée par un passage aux conceptions social-démocrates. Le dernier numéro de la Feuille volante (n° 4, décembre 1895) atteste déjà clairement de cette influence de la social-démocratie. Le groupe établit des rapports avec l’« Union pour la libération de la classe ouvrière » (Pétersbourg), tira dans son imprimerie certaines des publications de l’« Union », par exemple la brochure de Lénine Explication de la loi sur les amendes infligées aux ouvriers de fabrique et d’usines.
Narodopravtsy, membres du parti du « Droit du peuple », organisation illégale de l’intelligentsia démocrate russe fondée en été 1893 avec la participation d’anciens narodovoltsy (O. Aptekmann, A. Bogdanovitch, A. Guédéonovski, M. Natanson, N. Tioutchev, etc.). Les narodopravtsy avaient pour but d’unir toutes les forces d’opposition en vue de lutter pour des réformes politiques. Leur organisation publia deux documents-programmes : Le Manifeste et Le problème d’actualité. Au printemps 1894, le gouvernement tsariste la faisait démanteler.))).
L’article « Les persécuteurs des zemstvos et les Annibals du libéralisme » parut à l’étranger dans la Zaria, en 1901. Cet article met pour ainsi dire un terme aux relations entre les social‑démocrates et M. Strouvé en tant qu’homme politique. Si en 1895 nous le mettions en garde et nous nous désolidarisions prudemment de lui en tant qu’allié, en 1901 nous lui déclarions la guerre en tant que libéral incapable de prendre fait et cause pour des revendications tant soit peu conséquentes, ne serait‑ce que sur le seul plan de la démocratie.
En 1895, quelques années avant le « bernsteinisme »((Bernsteiniade, courant opportuniste hostile au marxisme à l’intérieur de la social-démocratie allemande et internationale. Né à la fin du XIXe siècle, il doit son nom à Ed. Bernstein, représentant le plus avéré des tendances droitières et opportunistes dans le Parti social-démocrate d’Allemagne.)) en Occident et avant la rupture totale de toute une série de littérateurs russes « d’avant‑garde » avec le marxisme, j’indiquais que M. Strouvé était un marxiste sur lequel l’on ne pouvait compter et dont les social‑démocrates devaient se séparer. En 1901, quelques années avant que le parti cadet ne se manifeste dans la révolution russe et avant le fiasco politique de ce parti à la Iere et à la Ileme Douma, je mettais en relief les aspects mêmes du libéralisme bourgeois qui allaient se révéler en Russie au cours des années 1905‑1907 dans les activités et actions politiques de masse. L’article « Les Annibals du libéralisme » faisait la critique des raisonnements erronés d’un libéral, mais il s’avère que l’on peut aujourd’hui reprendre presque intégralement cette critique à l’adresse de la politique menée par le plus grand parti libéral au cours de notre révolution. Cet article montrera leur erreur à ceux qui seraient enclins de penser que nous, bolcheviks, avions modifié la politique que les social‑démocrates menaient autrefois vis‑à‑vis du libéralisme, lorsque nous luttions sans merci en 1905‑1907 contre les illusions constitutionnelles et contre le parti cadet. Les bolcheviks sont restés fidèles aux traditions de la social‑démocratie révolutionnaire et ne se sont pas laissé aller à l’ivresse bourgeoise à laquelle s’adonnèrent les libéraux à l’époque du « zigzag constitutionnel » et qui devait obscurcir momentanément la conscience de l’aile droite de notre parti.
La brochure qui vient ensuite, Que faire ?, parut à l’étranger tout au début de l’année 1902. Elle est consacrée à la critique de l’aile droite dans les organisations social‑démocrates et non plus dans les courants littéraires. En 1898 s’était tenu le premier congrès de la social-démocratie et avait été créé le Parti ouvrier social‑démocrate de Russie. L’organisation du parti à l’étranger prit le nom d’« Union des social‑démocrates russes »; en son sein figurait également le groupe « Libération du Travail ». Mais les organismes centraux du parti furent détruits par la police et ne purent être remis sur pied. En fait, on ne pouvait parler d’unité du parti; celle-ci n’existait qu’à l’état d’idée, de directive. L’engouement pour les grèves et pour la lutte économique fit surgir à l’époque une forme particulière d’opportunisme social-démocrate qui fut baptisé du nom d’« économisme ». Lorsque le groupe de l’Iskra, tout à la fin de l’année 1900, commença à avoir des activités à l’étranger, la scission sur ce terrain était déjà consommée. C’est au printemps 1900 que Plékhanov s’était retiré de l’« Union des social-démocrates russes » à l’étranger pour constituer une organisation séparée, nommée « Le Social-Démocrate ».
Les activités de l’Iskra s’effectuèrent en principe indépendamment des deux fractions, mais en réalité elles s’exercèrent au côté du groupe de Plékhanov et contre l’« Union ». Une tentative de fusion (congrès de l’« Union » et du « Social-Démocrate » à Zürich en juin 1901) échoua. La brochure Que faire ? fait l’exposé systématique des causes de la discorde ainsi que du caractère de la tactique et de l’activité d’organisation de l’Iskra.
Les adversaires actuels des bolcheviks, les mencheviks, ainsi que les littérateurs du camp libéral bourgeois (cadets, « sans-titre »((« Sans-titre », groupe semi-cadet et semi-menchevique de l’intelligentsia bourgeoise russe (S. Prokopovitch, E. Kouskova, V. Bogoutcharski, V. Portougalov, V. Khijniakov, etc.) Il se forma à l’époque où s’amorçait le déclin de la révolution de 1905-1907. Son nom provenait de l’hebdomadaire politique Bez Zaglavia [Sans titre] publié sous la direction de Prokopovitch à Pétersbourg entre janvier et mai 1906. Plus tard, les « sans-titre » se regroupèrent autour du journal cadet de gauche Tovarichtch.)) du journal Tovarichtch, etc.) se réfèrent à cette brochure. C’est pourquoi je la reproduis ici avec de très légères coupures de détails qui ne portent que sur des rapports d’organisation ou sur des remarques polémiques secondaires. En ce qui concerne l’essentiel de cette brochure, il est indispensable d’attirer du lecteur d’aujourd’hui sur ce qui suit.
La principale erreur que commettent ceux qui, à l’heure actuelle, polémiquent avec Que faire ?, c’est de vouloir absolument extraire cet ouvrage de son contexte historique et faire abstraction d’une période précise et déjà lointaine du développement de notre parti. Cette erreur transparaît clairement par exemple chez Parvus (pour ne pas citer un nombre considérable de mencheviks), qui parlait, plusieurs années après la parution de la brochure, des idées fausses et exagérées qui y étaient développées au sujet de l’organisation des révolutionnaires professionnels.
Maintenant de semblables déclarations produisent une impression franchement comique. Tout se passe comme si l’on voulait faire fi de toute une période du développement de notre parti, comme si l’on voulait oublier des conquêtes qui en leur temps n’ont pas été sans lutte, mais qui sont maintenant bien consolidées et ont joué un rôle utile.
Se lancer aujourd’hui dans des raisonnements sur le fait que l’Iskra (en 1901 et 1902 !) surestimait l’idée de l’organisation des révolutionnaires professionnels, c’est comme si après la guerre russo‑japonaise on accusait les japonais d’avoir surestimé les forces armées russes, de s’être préoccupé exagérément avant la guerre de préparer leur lutte contre ces forces. Pour vaincre, les japonais devaient rassembler toutes leurs forces contre la plus grande quantité possible de forces russes. Malheureusement nombreux sont ceux qui jugent notre parti de l’extérieur, sans connaître les choses, sans se rendre compte qu’aujourd’hui l’idée d’une organisation de révolutionnaires professionnels a déjà totalement triomphé. Or, cette victoire n’eût pas été possible si l’idée n’en avait pas été poussée au premier plan, si l’on ne l’avait pas « exagérément » inculquée a gens qui en empêchaient la réalisation.
Que faire ?, c’est le condensé de la tactique de l’lskra, de la politique d’organisation de l’Iskra en 1901 et en 1902. C’est exactement un « condensé », ni plus ni moins. Quiconque veut se donner la peine de prendre connaissance de l‘Iskra des années 1901 et 1902, ne peut manquer de s’en convaincre((Dans le troisième tome du présent ouvrage, on trouvera reproduits les principaux articles de l’Iskra au cours des années en question (c’est-à-dire dans le troisième volume du recueil En douze ans, non publié – NdT). Mais juger de ce condensé sans connaître et sans comprendre la lutte menée par l’Iskra contre le courant de l’économisme alors dominant, c’est tout bonnement discuter en l’air. L‘Iskra s’est battue pour la création d’une organisation de révolutionnaires professionnels, elle s’est battue avec une particulière vigueur en 1901 et en 1902; elle a vaincu l’économisme qui dominait à l’époque, elle a mis sur pied cette organisation en 1903, elle l’a préservée, malgré la scission qui devait se produire par la suite entre partisans de l‘Iskra, malgré tous les remous de la tempête, et cela pendant la durée entière de la révolution russe, de 1901‑1902 jusqu’en 1907.
Or, à présent que la lutte pour cette organisation est depuis longtemps terminée, alors que les semailles ont été faites, que le grain a mûri, que la moisson est finie, voici que surgissent des gens qui clament : « on a donné une ampleur exagérée à l’idée d’organisation des révolutionnaires professionnels ! ». N’est‑ce pas comique ?
Prenez toute la période prérévolutionnaire et l’ensemble des trente premiers mois de la révolution (1905‑1907), et faites la comparaison entre notre parti social‑démocrate et les autres partis sous le rapport de la cohésion, de l’organisation, de la continuité. Vous devez, sous ce rapport, reconnaître à notre parti une supériorité sur tous les autres, sur les cadets, sur les socialistes-révolutionnaires, etc., sans la moindre contestation possible. Avant la révolution, le parti social‑démocrate avait élaboré un programme reconnu officiellement par tous ses membres et quand des modifications lui furent apportées il n’y eut pas de scission à cause du programme. De 1903 à 1907 (officiellement de 1905 à 1906) en dépit de la scission, la social‑démocratie a donné au public les plus larges informations sur sa situation interne (procès-verbaux du deuxième congrès commun, du IIIeme congrès bolchevique, du IVeme congrès ou congrès commun de Stockholm). En dépit de cette scission, le parti social-démocrate avant tous les autres partis, a su profiter de la période passagère de liberté pour réaliser une organisation légale avec un régime démocratique idéal, un système électoral et représentation aux congrès en fonction du nombre des membres organisés du parti. Ceci vous ne le trouverez pas, jusqu’à ce jour, ni chez les socialistes‑révolutionnaires, ni chez les cadets, bien que ce parti bourgeois pratiquement légal soit le mieux organisé, dispose par rapport à nous de moyens financiers combien plus considérables et jouisse de la liberté d’utiliser la presse et de la possibilité de vivre au grand jour. Par ailleurs, les élections à la IIeme Douma, auxquelles prirent part tous les partis, n’ont‑elles pas montré de façon éloquente que le degré de cohésion de notre parti et de notre fraction parlementaire est plus élevé que chez tous les autres partis ?
Qu’est-ce qui a donc permis de donner à notre parti cette cohésion, cette solidité et cette stabilité ? C’est l’organisation des révolutionnaires professionnels, créée avant tout par les soins de l’Iskra. Quiconque connaît bien l’histoire de notre parti et a vécu lui-même sa période de formation, celui-là n’a besoin que d’un simple coup d’œil sur la composition de la délégation de n’importe quelle fraction du congrès de Londres, par exemple, pour s’en convaincre, pour reconnaître immédiatement le vieux noyau, le noyau de base de ceux qui, avec le plus grand cœur, ont pris soin du parti et l’ont amené à maturité. Bien entendu, la cause première de ce succès réside dans le fait que la classe ouvrière, dont les meilleurs éléments constituèrent la social‑démocratie, se distingue, pour des raisons économiques objectives, de toutes les classes de la société capitaliste par une plus grande aptitude à s’organiser. N’était cette condition, l’organisation des révolutionnaires professionnels eût été un jouet, une aventure, une façade sans rien derrière, et la brochure Que faire ? souligne à maintes reprises que cette organisation qu’elle défend n’a de raison d’être qu’en liaison avec « la classe réellement révolutionnaire et qui monte spontanément au combat ». Mais l’aptitude objective maximale du prolétariat à se regrouper en une classe est réalisée par des êtres vivants, dans des formes d’organisation déterminées et pas autrement. Et nulle autre organisation que l’« Iskra » n’eût pu, dans nos conditions historiques, dans la Russie années 1900‑1905, créer un parti social‑démocrate tel que celui qui existe à l’heure actuelle. Le révolutionnaire professionnel a mené à bien l’œuvre qu’il avait à accomplir dans l’histoire du socialisme prolétarien russe. Cette œuvre qui a depuis longtemps dépassé le cadre étroit des « cercles » des années 1902‑1905, aucune force n’est aujourd’hui en mesure de la réduire à néant; et les lamentations attardées des gens, qui accusent d’exagération ceux qui en leur temps devaient lutter pour assurer la préparation de l’accomplissement des tâches militantes, ne pourront amoindrir la portée des conquêtes déjà faites.
Je viens de faire allusion au cadre étroit des cercles de l’époque de l’ancienne Iskra (à partir de la fin de l’année 1903, avec le n° 51, l’Iskra se tourna vers le menchévisme, proclamant qu’« entre l’ancienne et la nouvelle Iskra, y a un abîme », paroles de Trotsky, dans une brochure approuvée par la direction menchevique de l’Iskra). Il convient de donner au lecteur d’aujourd’hui quelques mots d’explication au sujet de l’esprit qui régnait dans ces cercles. En lisant Que faire ? et la brochure Un pas en avant, deux pas en arrière qui vient ensuite, le lecteur verra se dérouler devant lui la lutte passionnée, parfois haineuse et destructrice, des cercles se trouvant à l’étranger. Il est indéniable que cette lutte possède de nombreux aspects peu attrayants. Il est indéniable qu’elle est un phénomène possible seulement dans un mouvement ouvrier encore très jeune et manquant de maturité dans le pays en question. Il est indéniable que les militants du mouvement ouvrier actuel en Russie doivent rompre avec de nombreuses traditions établies dans les cercles, qu’ils doivent oublier et rejeter maintes mesquineries héritées de la vie des cercles et de leurs querelles, afin d’accomplir avec une vigueur redoublée les tâches présentes de la social-démocratie. Le renforcement du parti par des éléments prolétariens peut seul, en liaison avec une activité de masse au grand jour, extirper toutes les traces de la mentalité des cercles, héritage du passé qui n’a rien à voir avec les tâches actuelles. D’ailleurs, le passage au mode démocratique d’organisation du parti ouvrier, passage proclamé par les bolcheviks dans la Novaïa Jizn((« Novaïa Jizn » [la Vie nouvelle], premier journal bolchévique légal; parut quotidiennement à Pétersbourg entre le 27 octobre (9 novembre) et le 3 (16) décembre 1905. Lorsque Lénine revint d’émigration à Pétersbourg, début novembre 1905, le journal passa sous sa direction immédiate. )) en novembre 1905 au moment même où venaient de se créer les conditions d’une activité au grand jour, ce passage constituait déjà au fond une rupture définitive avec ce qui était caduc dans l’héritage laissé par les cercles…
Oui, « avec ce qui était caduc », car il ne suffit pas de condamner la mentalité des cercles, il faut savoir en comprendre la signification en les replaçant dans les conditions particulières de l’époque. En leur temps les cercles étaient nécessaires, et ils jouèrent un rôle positif. Dans un pays autocratique en général, dans les conditions créées par toute l’histoire du mouvement révolutionnaire russe en particulier, le parti ouvrier socialiste ne pouvait se développer autrement qu’à partir des cercles. Ceux-ci, étroits, fermés, fondés presque toujours sur l’amitié personnelle d’un effectif très réduit, n’en constituèrent pas moins une étape nécessaire du développement du socialisme et du mouvement ouvrier en Russie. Mais à mesure que grandissait ce mouvement, se posait la tâche de regrouper ces cercles , de créer des liens solides entre eux, d’établir une succession. Or il n’était pas possible de résoudre ce problème sans créer une solide base opérationnelle « hors d’atteinte » de l’autocratie, c’est‑à‑dire à l’étranger. C’est donc par la force de la nécessité que naquirent les cercles à l’étranger. Aucun lien ne les réunissait et ils n’étaient pas soumis à l’autorité d’un parti russe. Ils ne pouvaient donc manquer d’avoir des optiques différentes quant aux tâches fondamentales du mouvement de cette époque, c’est-à-dire précisément quant à la manière dont devait être créée une base opérationnelle et dont ils devaient contribuer à la mise sur pied d’un parti commun. Dans de telles conditions les cercles ne pouvaient pas ne pas s’affronter. Aujourd’hui, quand nous regardons en arrière, nous voyons distinctement lequel d’entre ces cercles était à même de remplir la fonction de base opérationnelle, Mais alors, au début de l’activité des différents cercles, personne ne pouvait le dire et seule la lutte pouvait trancher la discussion. Parvus, on s’en souvient, accusa par la suite la vieille Iskra de mener un combat destructeur à l’encontre des cercles, et il prôna après coup une politique conciliatrice. Mais c’est facile à dire après coup, et le dire, c’est montrer qu’on n’a pas compris quelles étaient alors les conditions. En premier lieu, on ne disposait d’aucun critère permettant de juger de l’influence et du sérieux de tel ou tel cercle. Nombreux étaient ceux, maintenant oubliés, dont l’importance avait été exagérée, mais en leur temps ils voulaient par la lutte faire la preuve de leur droit à l’existence. En second lieu, les différends entre cercles résidaient dans l’orientation à donner à un travail alors encore nouveau. Je remarquai déjà à l’époque (dans Que faire ?) que les dissensions paraissaient minimes, mais qu’en réalité elles avaient une énorme importance, étant donné qu’avec l’apparition de nouvelles activités, avec l’apparition du mouvement social-démocrate, la définition du caractère général de ces activités et de ce mouvement se répercuterait très fortement sur la propagande, l’agitation et l’organisation. Toutes les discussions ultérieures entre social‑démocrates tournèrent autour de l’orientation à donner au travail politique du parti ouvrier dans tel ou tel cas particulier. Mais alors, les controverses portaient sur la définition des principes les plus généraux et des tâches fondamentales de toute politique social‑démocrate en général.
Les cercles ont accompli leur mission et, à présent, ils ont, bien entendu, fait leur temps. Mais s’ils n’ont plus de raison d’être, c’est uniquement parce que leur lutte avait posé avec la plus vive acuité les questions les plus cruciales de la social‑démocratie, parce qu’elle les avait résolues dans un esprit révolutionnaire intransigeant, créant ainsi une base solide, rendant possible un travail de parti sur une large échelle.
Des questions particulières soulevées par les littérateurs autour de la brochure Que faire ?, je ne retiendrai que les deux suivantes. Peu après la parution de Un pas en avant, deux pas en arrière, Plékhanov déclara en 1904 dans l’Iskra qu’il était en désaccord de principe avec moi sur la question de la spontanéité et de la conscience. Je ne répondis pas à cette déclaration (à part une note publiée dans le Vpériod((« Vperiod » [En avant], journal bolchevique illégal ; publié à Genève entre le 22 décembre 1904 (4 janvier 1905) et le 5 (18) mai 1905. Il y eut 18 numéros en tout. L’organisateur, l’inspirateur et le directeur de Vpériod était Lénine. La rédaction comprenait également V. Vorovski, A. Lounatcharski et M. Olminski.
Dans une résolution spéciale le IIIe Congrès du P.O.S.D.R. souligna le rôle important joué par Vpériod dans la lutte contre le menchévisme et pour le rétablissement de l’esprit de parti, vanta ses analyses des problèmes de tactique posés par le mouvement révolutionnaire et exprima sa reconnaissance à la rédaction du journal.)) de Genève), ni aux multiples reprises de ce thème dans la littérature menchevique; si je ne le fis pas, c’est parce que la critique de Plékhanov avait le caractère évident d’une chicane stérile se fondant sur des phrases et des expressions isolées, arrachées de leur contexte, formulées par moi de façon insuffisamment adroite ou exacte, et qu’elle passait sous silence le contenu général et tout l’esprit de la brochure. Que faire ? fut publié en mars 1902. Le projet de programme du parti (composé par Plékhanov avec amendements de la rédaction de l’Iskra) le fut en juin ou juillet de la même année. Le rapport entre le spontané et le conscient était formulé dans ce projet en accord avec l’ensemble de la rédaction de l’Iskra (la discussion au sujet du programme entre Plékhanov et moi-même se déroula à l’intérieur de la rédaction, mais justement pas à propos de cette question. Nous parlâmes de l’éviction de la petite production par la grande et j’exigeai notamment une formulation plus précise que celle de Plékhanov ; nous discutâmes aussi des différences de point de vue entre le prolétariat et les classes laborieuses en général, et j’insistai pour que l’on donnât une définition plus précise du caractère purement prolétarien du parti).
En conséquence, il ne pouvait être question à ce sujet de divergences de principe entre le projet de programme et Que faire ? Au deuxième Congrès (août 1903), Martynov, un économiste de l’époque, voulut contester nos conceptions sur la spontanéité et la conscience énoncées dans le programme. Mais tous les partisans de l‘Iskra s’élevèrent contre lui, comme je l’indique dans Un pas en avant, etc. Il est donc clair que des dissensions séparaient au fond l’Iskra et les économistes, lesquels lançaient leurs attaques contre ce qu’il y avait de commun dans Que faire ? et les projets de programme. Il n’avait pas été dans mon intention au deuxième Congrès non plus d’ériger les formulations dans Que faire ? en une sorte de programme, un énoncé de principes particuliers. Bien au contraire, j’usai d’une expression qui par la suite devait être souvent citée, celle de la barre tordue. Que faire ? disais‑je, redresse la barre tordue par les économistes (voir les procès-verbaux du deuxième Congrès du P.O.S.D.R. en 1903, Genève 1904), et c’est précisément parce que nous redressons énergiquement les déviations que notre « barre » sera toujours bien droite.
Le sens de ces mots ne prête pas à confusion : Que faire ? par la polémique, corrige l’économisme. Considérer le contenu de cette brochure en faisant abstraction de cette tâche serait erroné. Je voudrais remarquer que l’article, écrit par Plékhanov contre Que faire? n’a pas été reproduit dans le recueil de la nouvelle Iskra (En deux années); c’est pourquoi je ne relève pas ici les arguments de Plékhanov et je me borne à expliquer l’essentiel de la chose au lecteur d’aujourd’hui, qui peut rencontrer des références à cette question dans de très nombreuses parutions mencheviques.
Une autre remarque a trait à la question de la lutte économique et des syndicats. C’est fréquemment que, dans la littérature politique, on développe à contresens mes conceptions à ce sujet. C’est pourquoi il est nécessaire de souligner que de nombreuses pages de Que faire ? sont consacrées à l’explication de l’importance énorme de la lutte économique et des syndicats. En particulier, je prenais alors position pour la neutralité des syndicats. Depuis, ni dans mes brochures, ni dans mes articles de presse, je ne me suis exprimé d’autre manière, en dépit des multiples assertions de mes adversaires. Seul le Congrès de Londres du P.O.S.D.R. ainsi que le congrès socialiste international de Stuttgart m’ont amené à la conclusion que l’on ne pouvait, sur le plan des principes, défendre la neutralité des syndicats. Rapprocher le plus possible les syndicats du parti, tel est l’unique principe correct. Tendre à rapprocher et à rattacher les syndicats au parti, telle doit être notre politique, politique qu’il convient de mener avec persévérance et fermeté dans toute notre propagande et agitation, dans notre activité d’organisation, sans quêter à tout prix des « approbations » de pure forme et sans aller jusqu’à exclure des syndicats ceux qui ne sont pas d’accord.
La brochure Un pas en avant, deux pas en arrière fut publiée à Genève en été 1904. Elle décrit le premier stade de la scission entre mencheviks et bolcheviks, scission dont l’origine remonte au deuxième congrès (août 1903). Cette brochure, je l’ai réduite environ de moitié, car les détails secondaires de la lutte d’organisation, tournant en particulier autour de la composition des organismes du parti, sont totalement dépourvus d’intérêt pour le lecteur d’aujourd’hui et méritent au fond de sombrer dans l’oubli. Mais l’analyse de la lutte des conceptions tactiques et autres au deuxième congrès, ainsi que la polémique à propos des conceptions mencheviques en matière d’organisation me paraissent ici essentielles : l’une et l’autre sont indispensables pour bien comprendre le menchévisme et le bolchévisme en tant que courants qui ont marqué de leur sceau l’ensemble de l’activité du parti ouvrier dans notre révolution.
Des débats au deuxième Congrès du Parti social‑démocrate, je retiendrai ceux qui portèrent sur le programme agraire. Les événements ont sans conteste prouvé que notre programme d’alors (restitution des otrezki((Otrezki, parcelles de terre que les propriétaires fonciers avaient enlevées aux paysans lors de l’abolition du servage en Russie.))) était d’une étroitesse extrême et qu’il sous‑estimait les forces du mouvement démocratique révolutionnaire paysan. Mais j’en parlerai plus en détail dans le deuxième tome de la présente parution. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que même un programme agraire étroit à l’excès comme celui‑ci paraissait trop large à l’époque aux yeux de l’aile droite du parti social‑démocrate. Martynov et les autres économistes engagèrent la lutte contre lui sous prétexte qu’il allait trop loin ! On est donc à même de juger de la grande importance pratique de la lutte engagée par l’ancienne Iskra contre l’économisme, contre le rétrécissement et le rabaissement de tout le caractère de la politique social‑démocrate.
Les dissensions avec les mencheviks à cette époque (première moitié de l’année 1904) se limitaient à des questions d’organisation. Je caractérisais la position des mencheviks comme un « opportunisme dans les questions d’organisation ». Ce à quoi P. Axelrod dans une lettre à Kautsky répliquait : « Mes faibles facultés ne me permettent pas de comprendre ce que c’est que cette chose : « l’opportunisme dans les questions d’organisation » que l’on pousse sur la scène comme quelque chose d’indépendant sans lien organique avec des conceptions de tactique et de programme » (lettre du 6 juin 1904 reproduite dans le recueil de la nouvelle Iskra, En deux années, 2eme partie, p. 149).
Quel était le lien organique de l’opportunisme dans les conceptions de tactique avec celles d’organisation, toute l’histoire du menchévisme entre 1905 et 1907 l’a suffisamment montré. Pour ce qui est de « l’opportunisme dans les questions d’organisation », cette chose « incompréhensible », la vie a confirmé la justesse de mon appréciation de façon plus éclatante encore que je ne m’y attendais. Il suffit d’indiquer que le menchevik Tchérévanine lui-même est contraint de reconnaître aujourd’hui (voir sa brochure sur le congrès de Londres de 1907 du P.O.S.D.R.) que les plans d’organisation d’Axelrod (le fameux « congrès ouvrier », etc.) ne peuvent que donner lieu à des scissions funestes à la cause du prolétariat. Mais ce n’est pas tout. Le même menchevik Tchérévanine raconte que Plékhanov dut se battre à Londres à l’intérieur de la fraction menchevique contre « l’anarchisme sur le plan de l’organisation ». Ainsi donc, ce n’est pas en vain que j’avais engagé le combat en 1904 contre « l’opportunisme dans les questions d’organisation », puisqu’en 1907 Tchérévanine et Plékhanov furent contraints de faire l’aveu de l’« anarchisme sur le plan de l’organisation » des mencheviks influents.
De l’opportunisme dans les questions d’organisation les mencheviks passèrent à l’opportunisme dans les questions de tactique. La brochure « La campagne des zemstvos et le plan de l’Iskra » (qui parut à Genève à la fin de l’année 1904, en novembre ou décembre, semble‑t‑il) constate leur premier pas dans cette direction. Dans la littérature actuelle, il n’est pas rare de rencontrer des passages où l’on soutient que les dissensions sur la question de la campagne des zemstvos venaient du fait que les bolcheviks déniaient toute utilité aux manifestations devant les membres des zemstvos((Zemstvo, administration autonome locale. Les zemstvos furent créés en 1864 dans les provinces centrales de la Russie ; ils avaient des nobles à leur tête. La compétence des zemstvos était limitée aux problèmes locaux (construction de routes et d’hôpitaux, statistique, assurances, etc.). Leurs activités étaient contrôlées par les gouverneurs et le ministère de l’Intérieur, qui pouvaient abroger les mesures contraires aux intérêts du gouvernment.)). Le lecteur constatera que cette opinion est complètement erronée. Les divergences naquirent du fait que les mencheviks se mirent alors à dire qu’il ne fallait pas semer la panique chez les libéraux, et encore plus du fait qu’après la grève de Rostov en 1902, après les grèves et les barricades de l’été 1903, les mencheviks, à la veille du 9 janvier 1905, proclamèrent que les manifestations devant les zemstvos constituaient le type supérieur de manifestation. Dans le n°1 du journal bolchevique Vpériod qui parut en janvier 1905 à Genève, notre appréciation du « plan de campagne des zemstvos » menchevique trouvait son expression dans le titre de l’article consacré à cette question: « Sur les bonnes manifestations des prolétaires et les mauvais raisonnements de certains intellectuels ».
La dernière brochure que nous reproduisons ici fut publiée à Genève pendant l’été 1905. Il s’agit de Deux tactiques de la social‑démocratie dans la révolution démocratique. On y trouve exposées, systématiquement cette fois, les divergences tactiques fondamentales d’avec les mencheviks. Les résolutions du « IIIeme Congrès du P.O.S.D.R. » (bolchevique) tenu à Londres au printemps et de la conférence menchevique de Genève avaient totalement consacré ces désaccords pour aboutir à une divergence fondamentale dans l’appréciation de notre révolution bourgeoise dans son ensemble du point de vue des tâches du prolétariat. Alors que les bolcheviks conféraient au prolétariat le rôle de chef dans la révolution démocratique, les mencheviks le ramenaient à celui d’« opposition extrémiste ». Alors que les bolcheviks définissaient de façon positive le caractère de classe et la signification de classe de la révolution, disant : une révolution victorieuse, c’est une révolution qui conduit à la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie », les mencheviks continuaient d’interpréter le concept de révolution bourgeoise de façon si erronée qu’ils en arrivaient à accepter pour le prolétariat un rôle de subordonné et de vassal de la bourgeoisie dans la révolution.
On sait comment ces dissensions de principe se sont traduites dans la pratique : boycottage de la Douma de Boulyguine par les bolcheviks et hésitations des mencheviks; boycottage de la Douma de Witte par les bolcheviks et hésitations des mencheviks qui avaient appelé à voter, mais pas lors des élections à la Douma; soutien du ministère cadet et de la politique cadette à la Ie Douma par les mencheviks et dénonciation résolue des illusions constitutionnelles et de la nature contre-révolutionnaire des cadets par les bolcheviks, de pair avec la propagande pour un « comité exécutif des gauches((Le mot d’ordre de création d’un « comité exécutif des groupes de gauche à la Douma » fut lancé par les bolcheviks pour permettre aux députés ouvriers de conserver une ligne de classe indépendante, pour diriger les activités des députés paysans et les protéger contre les influences cadettes. Les mencheviks opposaient à ce mot d’ordre celui d’« opposition nationale », c’est-à-dire de soutien des cadets par les députés ouvriers et paysans. Pour les mencheviks, en effet, les cadets étaient un parti de gauche, au même titre que les social-démocrates, les socialistes-révolutionnaires et les troudoviks.)) »; enfin bloc de gauche des bolcheviks aux élections à la deuxième Douma et blocs des mencheviks et des cadets, etc., etc.
Aujourd’hui, la « période cadette » de la révolution russe (expression de la brochure : La victoire des cadets et les tâches du parti ouvrier, mars 1906) semble toucher à sa fin. La nature contre-révolutionnaire des cadets a été totalement démasquée. Les cadets eux-mêmes commencent à avouer qu’ils n’ont cessé de combattre la révolution, et M. Strouvé finit par étaler sans détours les pensées intimes du libéralisme cadet. Plus attentivement le prolétariat conscient considérera aujourd’hui toute la période cadette dans son ensemble, tout ce « zigzag constitutionnel », et plus il deviendra évident que les bolcheviks surent apprécier d’avance et avec justesse cette période et la nature du parti cadet, que les mencheviks menèrent vraiment une politique erronée, dont la signification objective équivalait à substituer à la politique indépendante du prolétariat une politique de subordination du prolétariat au libéralisme bourgeois.
Lorsqu’on jette un regard d’ensemble sur la lutte des deux tendances dans le marxisme et dans la social‑démocratie russes au cours de ces douze années (1895‑1907), on ne peut manquer de conclure que le « marxisme légal », « l’économisme » et le « menchévisme » sont des manifestations diverses d’une seule et même tendance historique. Le « marxisme légal » de M. Strouvé (1894) et de ses semblables constituait le reflet du marxisme dans la littérature bourgeoise. L’« économisme », en tant qu’orientation particulière du travail de la social‑démocratie en 1897 et au cours des années suivantes, réalisa en fait le programme du « Credo» libéral bourgeois : aux ouvriers la lutte économique, aux libéraux la lutte politique. Quant au menchévisme, ce n’est pas seulement un courant littéraire, ce n’est pas seulement une orientation de l’activité de la social‑démocratie, mais une fraction unie qui mena pendant la prepériode de la révolution russe (1905‑1907) une politique distincte tendant en fait à subordonner le prolétariat au libéralisme bourgeois((L’analyse de la lutte des différents courants et nuances au deuxième congrès du parti (voir la brochure Un pas en avant, deux pas en arrière, 1904) prouve de façon irréfutable qu’il existait un lien direct et immédiat entre « l’économisme » de 1897 et des années suivantes et le menchévisme. Quant au lien entre « l’économisme » dans la social-démocratie et le « marxisme légal » ou le « strouvisme » de années 1895-1897, je l’ai mis en lumière dans la brochure Que faire ? (1902). Le marxisme légal-économisme-menchévisme ne sont pas reliés sur le seul plan idéologique, ils sont en outre rattachés par une succession historique directe.)).
Dans tous les pays capitalistes, le prolétariat est inévitablement relié à son voisin de droite, la petite bourgeoisie, par des milliers de degrés transitoires. Dans tous les partis ouvriers, il ne peut manquer de se former une aile plus ou moins nettement dessinée qui, dans ses conceptions, dans sa tactique, dans sa « ligne » d’organisation, représente les tendances de l’opportunisme petit‑bourgeois. Dans un pays aussi petit‑bourgeois que la Russie, à l’époque de la révolution bourgeoise, à l’époque des premiers débuts du jeune parti ouvrier social‑démocrate, ces tendances ne pouvaient pas ne pas se manifester de façon bien plus forte, plus nette, plus frappante que partout ailleurs en Europe. Prendre connaissance des différentes formes sous lesquelles cette tendance est apparue dans la social-démocratie russe au cours des diverses périodes de son développement, c’est là chose nécessaire pour renforcer le marxisme révolutionnaire, pour tremper la classe ouvrière russe dans sa lutte émancipatrice.