Un chantage politique
Lénine
Paru dans le « Prolétari » n° 10, 6 septembre (24 août) 1917
On appelle chantage l’extorsion de fonds sous menace de divulgation de certains faits ou d’«histoires» imaginaires susceptibles d’être désagréables à la personne qui fait l’objet des révélations, ou encore sous menace d’autres désagréments.
Le chantage politique est une menace de divulgation ou la divulgation elle-même de faits, et plus souvent d’«histoires» imaginaires, visant à porter un préjudice politique à l’adversaire, à le calomnier, à supprimer ou entraver ses possibilités d’activité politique.
Nos bourgeois et nos petits bourgeois républicains, passez-moi l’expression, et même démocrates, se sont révélés des virtuoses du chantage politique en lançant une «campagne» d’accusation, de mensonges et de calomnies contre les partis et les hommes politiques qui ne sont pas de leur goût. Le tsarisme persécutait brutalement, sauvagement, férocement, ses adversaires. La bourgeoisie républicaine les persécute malproprement, en s’efforçant de traîner dans la boue et d’accabler sous la calomnie, le mensonge, les insinuations, les accusations, les rumeurs, etc., etc., le révolutionnaire prolétarien et l’internationaliste qu’elle poursuit de sa haine.
Les bolcheviks, surtout, ont eu l’honneur d’expérimenter sur eux-mêmes ces procédés de persécution employés par les impérialistes républicains. D’une façon générale, le bolchevik pourrait s’appliquer à lui-même les paroles bien connues du poète :
Ce n’est pas dans le doux murmure des louanges
Qu’il entend l’approbation,
Mais dans les sauvages cris de fureur((Lénine cite ici le poème de N. Nekrassov, Bienheureux le poète serein. )).
A peine la révolution russe a-t-elle commencé que de sauvages cris de fureur contre le bolchevik se sont élevés des colonnes de toute la presse bourgeoise et de presque toute la presse petite-bourgeoise. Et le bolchevik, l’internationaliste, le partisan de la révolution prolétarienne, peut à juste titre «entendre» une approbation dans ces sauvages cris de fureur, car la haine exaspérée de la bourgeoisie est souvent, pour celui que l’on calomnie, traque et poursuit, la meilleure preuve d’une action honnête et juste au service du prolétariat.
Un exemple qui ne concerne pas notre parti, l’exemple du socialiste-révolutionnaire Tchernov, nous permet d’illustrer concrètement le caractère de chantage des procédés calomnieux de la bourgeoisie. Des calomniateurs avérés, membres du parti cadet, Milioukov et Hessen en tête, voulant intimider Tchernov ou le chasser du gouvernement, ont déchaîné contre lui une campagne véhémente en raison des articles prétendument «défaitistes» publiés par lui à l’étranger et de ses relations avec des gens qui recevraient, paraît-il, de l’argent provenant d’agents de l’impérialisme allemand. La campagne s’est développée. Toute la presse bourgeoise s’en est emparée.
Mais voilà que les cadets et les socialistes-révolutionnaires «se réconcilient» au sujet de la composition du ministère. Et, ô miracle ! l’«affaire» Tchernov s’évanouit ! ! En quelques jours, sans jugement, sans enquête, sans publication de documents, sans interrogatoires de témoins, sans conclusions d’experts, l’«affaire» s’évanouit. Au moment où les cadets sont mécontents de Tchernov, l’«affaire» calomnieuse surgit. Au moment où les cadets se réconcilient politiquement, ne serait-ce que pour un temps, avec Tchernov, l’«affaire» s’évanouit.
Voilà bien, étalé au grand jour, le chantage politique. Les campagnes de presse dirigées contre certaines personnes, les calomnies, les insinuations sont, aux mains de la bourgeoisie et de gredins tels que les Milioukov, les Hessen, les Zaslavski, les Dan et consorts, des armes dans la lutte politique et des instruments de vengeance politique. Une fois le but politique atteint, l’«affaire» X ou Y «s’évanouit», démontrant ainsi la laide et malpropre nature, la sordide malhonnêteté du maître-chanteur qui l’a montée.
Car il est évident que, quels que soient les changements politiques intervenus, un homme qui ne serait pas un maître-chanteur n’arrêterait pas ses divulgations s’il les avait commencées en s’inspirant de motifs honnêtes, un homme qui ne serait pas un Maître-chanteur poursuivrait de toute façon ses révélations jusqu’au bout, jusqu’au verdict d’un tribunal, jusqu’à la complète information du public, jusqu’à la réunion et jusqu’à la publication de tous les documents, ou jusqu’au moment où il reconnaîtrait ouvertement, franchement, qu’il y a eu de sa part une erreur ou un malentendu.
L’exemple de Tchernov, qui n’est pas bolchevik, nous montre avec évidence la nature réelle de la campagne de chantage menée contre les bolcheviks par la presse bourgeoise et petite-bourgeoise. Quand ces chevaliers et ces caudataires du capital crurent leur but atteint, quand on arrêta les bolcheviks, quand furent interdits les journaux bolcheviques, les maîtres-chanteurs se turent ! Disposant de tous les moyens de découvrir la vérité : presse, argent, concours de la bourgeoisie étrangère, concours de l’«opinion publique» de toute la bourgeoisie russe et concours amical du gouvernement de l’un des plus grands Etats du monde, disposant de toutes ces ressources, les champions de la campagne contre les bolcheviks, les Milioukov et les Hessen, les Zaslavski et les Dan se sont tus.
Ce qui du premier coup est apparu clairement aux ouvriers conscients, préparés par toute leur vie à comprendre rapidement les procédés de la bourgeoisie, apparaît aujourd’hui à tout honnête homme, à savoir que les Milioukov et les Hessen, les Zaslavski, les Dan et leurs pareils sont des maîtres-chanteurs politiques. Il faut l’établir solidement, l’expliquer aux masses, le publier tous les jours dans le journal, réunir en vue d’une brochure les documents qui le prouvent, boycotter les maîtres-chanteurs, etc. Tels sont les moyens, dignes du prolétariat, de combattre le chantage et la calomnie !
Notre camarade Kaménev est un des derniers à qui ce chantage ait porté préjudice. Il s’est «retiré de l’activité publique» jusqu’à l’éclaircissement de l’affaire. C’est une faute, à notre avis. Les maîtres-chanteurs ne demandaient pas autre chose. Ils ne veulent pas éclaircir l’affaire. Kaménev aurait dû se contenter d’opposer aux gredins la confiance de son parti et laisser aboyer les chiens de la Retch, de la Birjovka, du Dien, de la Rabotchaïa Gazéta et autres feuilles infâmes.
Si notre parti consent à écarter de l’activité publique ses chefs calomniés par la bourgeoisie, il en souffrira énormément, portera préjudice au prolétariat et donnera satisfaction à ses ennemis. Car la bourgeoisie a de nombreux journaux, plus encore de maîtres-chanteurs à gages (tels Zaslavski et Cie), et il lui serait trop facile d’«écarter» ainsi du travail les militants de notre parti ! Quant à éclaircir l’affaire, quant à rechercher la vérité, elle n’y songe pas.
Non, camarades ! Ne nous laissons pas influencer par les criailleries de la presse bourgeoise ! Gardons-nous de donner satisfaction à ces fripouilles de maîtres-chanteurs, aux Milioukov, aux Hessen, aux Zaslavski. Reposons-nous sur le verdict des prolétaires, des ouvriers conscients, de notre Parti fort de 240000 internationalistes. N’oublions pas que, dans le monde entier, la bourgeoisie alliée aux jusqu’auboutistes persécute les internationalistes en usant du mensonge, de la calomnie et du chantage.
Flétrissons avec fermeté les maîtres-chanteurs. Soumettons inflexiblement les moindres doutes au verdict des ouvriers conscients, au verdict de notre parti. C’est en notre parti que nous avons foi ; c’est en lui que nous voyons l’intelligence, l’honneur et la conscience de notre époque, c’est dans l’union internationale des internationalistes révolutionnaires que nous voyons le seul gage véritable du mouvement émancipateur de la classe ouvrière.
Et ne faisons aucune concession à l’«opinion publique» de ceux qui voisinent au ministère avec les cadets, de ceux qui serrent la main aux Milioukov, aux Dan, aux Zaslavski.
A bas les maîtres-chanteurs politiques ! Méprisons-les et boycottons-les ! Démasquons inlassablement ces misérables devant les masses ouvrières ! Notre devoir est de suivre fermement notre chemin, de maintenir la puissance de travail de notre Parti, de défendre ses chefs, et cela même contre les pertes de temps que des fripouilles avec leurs calomnies de fripouilles peuvent leur infliger.