Un premier pas

Un premier pas

Lénine

   Bilan politique de la conférence de Zimmerwald du point de vue bolchévique.
« Le Social‑Démocrate » n° 45‑46, 11 octobre 1915


   Dans cette période de crise extrêmement grave provoquée par la guerre, le mouvement socialiste international se développe lentement. Il se développe néanmoins, et ce dans le sens d’une rupture avec l’opportunisme et le social‑chauvinisme. La Conférence socialiste internationale de Zimmerwald (Suisse), qui s’est tenue du 5 au 8 septembre 1915, l’a clairement montré.

   Durant toute une année, on avait pu constater parmi les socialistes des pays belligérants et des pays neutres une phase d’hésitation et d’attente : ils n’osaient pas s’avouer à eux-mêmes toute la profondeur de la crise, ils ne voulaient pas voir la réalité en face, ils remettaient à plus tard de mille manières la rupture inévitable avec les opportunistes et les partisans de Kautsky, qui prédominent dans les partis officiels d’Europe occidentale.

   Mais le jugement que nous avons porté sur les événements il y a un an, dans le manifeste du Comité central (n° 33 du Social‑Démocrate((Voir Œuvres, tome XXIV, tome, pp. 19‑28.))) s’est révélé juste; les événements en ont démontré le bien‑fondé; ils se sont déroulés de telle façon qu’à la première Conférence socialiste internationale étaient représentés les éléments protestataires de la minorité (en Allemagne, en France, en Suède et en Norvège), qui agissaient à l’encontre des décisions des partis officiels, c’est‑à‑dire, pratiquement, en scissionnistes.

   Les travaux de cette Conférence ont eu pour résultat un manifeste et une résolution de sympathie aux camarades emprisonnés et poursuivis. Ces deux documents sont publiés dans le présent numéro du Social‑Démocrate. Par 19 voix contre 12, la Conférence a refusé d’examiner en commission le projet de résolution que nous avions présenté avec d’autres marxistes révolutionnaires; quant à notre propre projet de manifeste, il a été, avec deux autres, transmis à la commission en vue de rédiger un manifeste commun. Le lecteur trouvera par ailleurs dans ce numéro le texte de nos deux projets; en le comparant à celui du manifeste adopté, il verra clairement que nous avons réussi à faire admettre nombre d’idées fondamentales du marxisme révolutionnaire.

   Le manifeste adopté marque un pas en avant vers la rupture idéologique et pratique avec l’opportunisme et le social‑chauvinisme. Mais en même temps, comme l’indiquera son analyse, il pèche par inconséquence et insuffisance.

   Le manifeste déclare que la guerre est impérialiste et il indique deux traits caractéristiques de la notion d’impérialisme ‑ la tendance des capitalistes de chaque pays à réaliser des profits et à intensifier l’exploitation, et la tendance des grandes puissances à partager le monde et à « asservir » les nations faibles. Tout l’essentiel de ce qu’il faut, dire sur le caractère impérialiste de la guerre, et qui était formulé dans notre résolution, se trouve repris ici. Le manifeste ne fait, dans cette partie, que populariser notre résolution. La popularisation est chose utile, sans contredit. Mais si nous voulons que la classe ouvrière ait des idées claires, si nous attachons de l’importance à la propagande méthodique et opiniâtre, il importe d’établir d’une façon précise et détaillée les principes qui doivent être popularisés. Sinon, nous risquons de commettre exactement la même erreur, le même péché que celui qui causa la faillite de la II° Internationale, à savoir : nous laissons la porte ouverte aux équivoques et aux fausses interprétations. Peut-on nier, par exemple, que l’idée exprimée dans la résolution au sujet de la maturité des prémisses objectives du socialisme soit d’une importance capitale ? Dans l’exposé « populaire » du manifeste, cette idée est laissée de côté : la tentative de fondre en un tout la claire et précise résolution de principe et l’appel n’a pas réussi.

   « Les capitalistes de tous les pays … affirment que la guerre sert à défendre la patrie… Ils mentent… », poursuit le manifeste. Là encore, cette nette affirmation que l’idée fondamentale de l’opportunisme dans la guerre actuelle celle de la « défense de la patrie » ‑ est un « mensonge » reprend l’idée essentielle de la résolution des marxistes révolutionnaires. Mais là encore apparaît une regrettable réticence, une sorte de timidité, comme si l’on craignait de dire toute la vérité. Qui ne sait aujourd’hui, après une année de guerre, que le vrai malheur pour le socialisme a été le mensonge des capitalistes repris et soutenu non seulement par la presse capitaliste (si elle est capitaliste, c’est précisément pour reproduire les mensonges des capitalistes), mais aussi par la plus grande partie de la presse socialiste ? Qui ne sait que ce n’est pas le « mensonge des capitalistes » qui a provoqué la plus grande des crises du socialisme européen, mais le mensonge de Guesde, de Hyndman, de Vandervelde, de Plekhanov, de Kautsky ? Qui ne sait que c’est le mensonge de ces chefs, précisément, qui a révélé soudainement toute la, force de l’opportunisme, où ils ont sombré au moment décisif ?

   Voyez ce qui en résulte. Pour se rendre populaire, on dit aux grandes masses que l’idée de la défense de la patrie dans cette guerre est un mensonge des capitalistes. Mais les masses européennes ne sont pas illettrées, et presque tous les lecteurs du manifeste ont appris et apprennent ce même mensonge par des centaines de journaux, de revues et de brochures socialistes, qui font chorus avec Plékhanov, Hyndman, Kautsky et Cie. Que peuvent penser les lecteurs ? Quelles idées leur viendront à l’esprit devant cette démonstration évidente de la timidité des auteurs du manifeste ? N’écoutez pas le mensonge capitaliste sur la défense de la patrie, enseigne ce document aux ouvriers. Très bien. Presque tous répondront ou penseront dans leur for intérieur : le mensonge des capitalistes ne nous trouble plus depuis longtemps, mais il y a celui de Kautsky et Cie…

   Plus loin, le manifeste reprend une autre idée majeure de notre résolution en déclarant que les partis socialistes et les organisations ouvrières de divers pays ont « foulé aux pieds les engagements découlant des résolutions des congrès de Stuttgart, de Copenhague et de Bâle », que le Bureau socialiste international, lui non plus, n’a pas rempli son devoir, ce qui s’est exprimé par le vote des crédits de guerre, par la participation aux ministères, par la reconnaissance de l’« union sacrée » (le manifeste fait état d’une soumission servile à l’union sacrée, c’est‑à‑dire qu’il accuse Guesde, Plékhanov, Kautsky et Cie d’avoir substitué à la propagande du socialisme celle d’idées serviles).

   On peut se demander si c’est être conséquent que de dire dans un manifeste « populaire » que certains partis ont failli à leur devoir (il s’agit, on le sait, des plus forts partis et organisations ouvrières de tous les pays les plus avancés : l’Angleterre, la France, l’Allemagne) et, en même temps, de ne pas donner d’explication à ce fait stupéfiant, inouï et sans précédent. La plupart des partis socialistes et le Bureau socialiste international lui-même ont failli à leur devoir ! Qu’est‑ce à dire ? Est‑ce l’effet du hasard, la faillite de certaines personnes ? Ou s’agit‑il d’un tournant dans toute une époque ? Si la première hypothèse est juste, si nous laissons une pareille idée s’emparer des masses, cela revient à dire que nous renions les fondements de la doctrine socialiste. Si c’est la seconde hypothèse qui est juste, comment peut‑on ne pas le dire carrément ? Voici un fait d’une importance historique mondiale, la faillite de toute l’Internationale, un tournant dans toute une époque, et nous craignons de dire aux masses qu’il faut chercher et découvrir toute la vérité, qu’il faut penser les choses jusqu’au bout, qu’il est absurde et ridicule de supposer que le Bureau socialiste international et plusieurs partis ont fait faillite sans que ce phénomène se rattache à la longue histoire de la naissance, du développement, de la maturation et du pourrissement du courant opportuniste européen, lequel a de profondes racines économiques, profondes dans le sens d’une liaison étroite non pas avec les masses, mais avec une couche déterminée de la société.

   Abordant la « lutte pour la paix », le manifeste déclare : « Cette lutte est une lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme », et on explique plus loin qu’à la guerre, les ouvriers se sacrifient « au service des classes dominantes », alors qu’il importe de savoir se sacrifier « pour sa propre cause » (souligné deux fois), « pour les buts sacrés du socialisme ». Par ailleurs, la résolution exprimant la sympathie aux militants emprisonnés et poursuivis, proclame que « la Conférence s’engage solennellement à honorer ces militants, vivants ou morts, en suivant leur exemple » et qu’elle se donne pour tâche d’« éveiller l’esprit révolutionnaire du prolétariat international ».

   Toutes ces idées reprennent cette thèse fondamentale de notre résolution que la lutte pour la paix sans lutte révolutionnaire est une phrase creuse et mensongère, et que la seule voie permettant de nous délivrer des horreurs de la guerre est la lutte révolutionnaire pour le socialisme. Là encore, c’est la même carence, la même inconsistance, la même pusillanimité : on appelle les masses à suivre l’exemple des militants révolutionnaires, on déclare que les cinq membres de la Fraction ouvrière social‑démocrate de Russie déportés en Sibérie, ont suivi « la glorieuse tradition révolutionnaire russe », on proclame la nécessité d’« éveiller l’esprit révolutionnaire »… sans parler franchement, ouvertement, nettement, des moyens révolutionnaires de lutte.

   Notre Comité central devait‑il signer ce manifeste qui pèche par son inconséquence et sa timidité ? Nous pensons que oui. Notre désaccord ‑ je ne parle pas seulement du Comité central mais aussi de toute la gauche internationale, marxiste révolutionnaire, de la Conférence ‑ est consigné ouvertement dans une résolution spéciale, dans un projet de manifeste spécial, dans une déclaration spéciale au sujet du vote du manifeste de compromis. Nous n’avons pas dissimulé un iota de nos opinions, de nos mots d’ordre, de notre tactique. L’édition allemande de la brochure : Le socialisme et la guerre a été distribuée à la Conférence. Nous avons répandu, nous répandons et nous continuerons de répandre nos idées aussi largement que sera répandu le manifeste. C’est un fait que ce dernier constitue un pas en avant vers la lutte effective contre l’opportunisme, vers la rupture et la scission avec lui. Ce serait du sectarisme que de renoncer à ce pas en avant avec la minorité des Allemands, des Français, des Suédois, des Norvégiens et des Suisses, quand nous conservons l’entière liberté et l’entière possibilité de critiquer l’inconséquence et de chercher à obtenir davantage(( Que le Comité d’organisation et les social‑révolutionnaires aient signé le manifeste par diplomatie, en conservant tout ce qui les relie ‑ et qui les ligote ‑ à Nacha Zaria, à Roubanovitch et a la Conférence de juillet 1915 des socialistes populaires et des socialistes révolutionnaires de Russie, ‑ cela ne nous effraie guère. Nous sommes suffisamment armés pour lutter contre la diplomatie véreuse et la démasquer. Elle se démasque elle-même de plus en plus. Nacha Zaria et la fraction Tchkhéidzé nous aident à démasquer Axelrod et Cie. (Note de l’auteur)
La Conférence des socialistes populaires et des socialistes révolutionnaires de Russie (juillet 1915) discuta de l’attitude à adopter face à la guerre. Elle vota une résolution appelant à la soutenir aux cotés du tsarisme. )). Ce serait une mauvaise tactique de guerre que de refuser de marcher avec le mouvement international grandissant de protestation contre le social‑chauvinisme, sous prétexte que ce mouvement est trop lent, qu’il fait « seulement » un pas en avant, qu’il est prêt et disposé à faire demain un pas en arrière et à rechercher une conciliation avec l’ancien Bureau socialiste international. La disposition à s’entendre avec les opportunistes n’est pour le moment qu’un souhait, et rien de plus. Les opportunistes y consentiront‑ils ? La paix est‑elle possible, objectivement, entre les courants du social‑chauvinisme, du kautskisme et du marxisme internationaliste révolutionnaire, qui divergent de plus en plus ? Nous pensons que non, et nous continuerons à appliquer notre ligne politique, encouragés par le succès qu’elle a remporté à la conférence du 5 au 8 septembre.

   Car le succès de notre ligne est indéniable. Comparons les faits. En septembre 1914, le manifeste de notre Comité central semble être isolé. En mars 1915 se tient la Conférence. internationale des femmes, avec une maigre résolution pacifiste que le Comité d’organisation approuve aveuglément. En septembre 1915, nous nous rassemblons pour former tout un groupe de la gauche internationale, nous nous présentons avec notre propre tactique, nous faisons admettre nombre de nos idées essentielles dans un manifeste commun, nous participons à la formation de la Commission socialiste internationale (C.S.I.), c’est‑à‑dire en fait d’un nouveau Bureau socialiste international, en dépit de la volonté de l’ancien Bureau et sur la base d’un manifeste qui condamne nettement la tactique de ce dernier.

   Les ouvriers de Russie, dont l’immense majorité a suivi notre Parti et son Comité central dès les années 1912‑1914, verront maintenant, à la faveur de l’expérience du mouvement socialiste international, que notre tactique se confirme aussi sur une échelle plus vaste et que nos idées fondamentales sont partagées aujourd’hui par une partie toujours plus grande, et la meilleure, de l’Internationale prolétarienne.

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