Littérature d’une période révolutionnaire
Lu Xun
Conférence donnée le 8 avril 1927 à l’Académie militaire de Whampou.
Aujourd’hui, mon sujet sera : La littérature d’une période révolutionnaire. Ce collège m’a invité plusieurs fois à parler; si je me suis abstenu jusqu’à ce jour, c’est parce que je croyais que votre invitation était motivée par le fait que j’avais écrit quelques nouvelles, que j’étais écrivain et que vous souhaitiez donc m’entendre, parler de littérature.
En fait, je ne suis pas écrivain et je n’ai aucune connaissance particulière. La première chose que j’ai étudiée sérieusement, c’est l’exploitation minière [allusion à ses études à l’École des Chemins de Fer et des Mines (Nankin) de 1900 à 1902] et je pourrais probablement vous faire un meilleur discours sur l’extraction de la houille que sur la littérature.
Évidemment mon goût personnel pour la littérature fait que je lis beaucoup, mais je n’ai rien appris de mes lectures qui puisse vous être utile. Et mon expérience à Pékin pendant ces dernières années commence à ébranler ma foi à l’égard des anciennes théories littéraires dans lesquelles j’ai été élevé.
A l’époque, on tirait sur les étudiants et il y avait une censure rigoureuse ; seuls les plus faibles, les moins utiles, parlaient de littérature. Ceux qui sont forts ne parlent pas, ils tuent.
Il suffit aux opprimés de dire ou d’écrire quelques mots pour être tués ; s’ils ont la chance d’échapper, tout ce qu’ils peuvent faire, ce n’est que crier, se plaindre ou protester, impuissants à résister, tandis que ceux qui sont forts continuent à opprimer, maltraiter et tuer. Quelle est donc l’utilité de la littérature pour le peuple ?
C’est la même chose dans le monde animal. Quand un faucon attrape un moineau, le faucon est silencieux, seul le moineau crie. Quand un chat attrape une souris, le chat est silencieux, seule la souris crie.
Et celui qui ne peut que crier finit par être mangé par celui qui est silencieux. Si un écrivain est chanceux, il peut écrire certaines choses qui lui vaudront un nom sa vie durant, ou une réputation pendant un certain nombre d’années – tout comme après le service funèbre d’un martyr, les hommes oublient le martyr mais peuvent discuter des qualités du chant funèbre – c’est une occupation de tout repos.
Cependant, dans ce foyer de la révolution, je suppose que les écrivains aiment à proclamer que la littérature joue un grand rôle dans la révolution. On peut par exemple l’utiliser à encourager, stimuler, hâter et parachever la révolution. Mais pour moi, une telle écriture manque de vigueur car il y a peu de bonnes œuvres littéraires écrites sur commande; elles coulent naturellement du cœur de l’homme sans souci du résultat éventuel.
Écrire sur un sujet déterminé ; c’est comme écrire un essai pakou qui est sans valeur littéraire et tout à fait incapable d’émouvoir le lecteur.
[Dans la Chine féodale du XVe siècle au XIXe siècle, le système des examens impériaux prévoyait une dissertation rédigée selon un plan particulier, qui comprenait : l’introduction, l’exposition du thème, les thèses générales de la dissertation, le passage à l’exposé, le début de l’exposé, le milieu de l’exposé, la conclusion. Les quatre dernières divisions, qui formaient l’exposé proprement dit, étaient composées chacune d’une thèse et d’une antithèse, ce qui, au total, donnait huit parties ou articulations (c’est le sens littéral de pakou). Lou Sin dénonce ici le style formel de ce type d’essai].
Pour la révolution, il nous faut des révolutionnaires, mais la littérature révolutionnaire peut attendre, car c’est seulement quand les révolutionnaires commenceront à écrire qu’il pourra y avoir une littérature révolutionnaire. Aussi, selon moi, c’est la révolution qui joue un grand rôle dans la littérature. La littérature d’une période révolutionnaire est différente de celle des temps normaux, car au cours d’une révolution, la littérature change aussi.
Mais seules les grandes révolutions changent la littérature, non les petites; celles-ci ne peuvent être comptées comme révolutions. Ici, chacun est habitué au mot « révolution », mais si vous employez ce mot au Kiang sou ou au Tchekiang, vous terrifierez les gens et vous mettrez même votre sécurité en péril.
En réalité, la révolution n’est pas quelque chose d’étrange, nous lui devons toutes- les réformes sociales. L’humanité n’a pu progresser, évoluer des protozoaires aux hommes, de la barbarie à la civilisation que parce que nous, n’avons jamais cessé de faire des révolutions. Les biologistes nous disent: « Les hommes ne sont pas très différents des singes. Les grands singes et les hommes sont cousins. »
Comment se fait-il alors que les hommes soient devenus des hommes alors que les singes sont restés des singes? C’est parce que les singes ne veulent pas changer de méthodes – ils aiment marcher à quatre pattes. Il est très vraisemblable qu’un jour, un singe s’est redressé et a essayé de marcher sur deux pattes, mais les autres lui auront dit: « Nos ancêtres ont toujours marché à quatre pattes. Ne te mets pas debout! » Et ainsi, ils l’ont condamné. Ils ont refusé non seulement de se redresser mais aussi de parler, parce qu’ils étaient conservateurs.
Les hommes, eux, sont différents. Ils ont fini par se mettre debout et par parler; ainsi ils ont distancé les autres animaux. Mais le processus continue. La révolution n’est donc pas quelque chose d’étrange et toutes les races qui ne sont pas encore moribondes essaient chaque jour de se révolter, bien qu’il s’agisse la plupart du temps de petites révolutions.
Quelle influence les grandes révolutions ont-elles sur la littérature? Nous pouvons distinguer trois phases différentes.
1) Avant une grande révolution, presque toute la littérature exprime le mécontentement et l’angoisse devant les conditions sociales, elle traduit la souffrance et l’indignation. Il y a beaucoup d’ouvrages de ce genre de par le monde. Mais ces expressions de souffrance et d’indignation n’ont aucune influence sur la révolution car les plaintes seules sont impuissantes. Ceux qui vous oppriment les ignorent. La souris peut couiner et créer une admirable littérature, le chat n’en tient aucun compte quand il l’avale. Aussi une nation qui possède seulement une littérature protestataire est-elle sans espoir parce que cette dernière ne débouche sur rien.
Cela me rappelle les procès. Quand la partie victime commence à débiter le récit de ses griefs, son adversaire comprend qu’elle n’est pas en mesure de poursuivre et que la cause sera bientôt entendue. De la même façon, la littérature protestataire fait que les oppresseurs se sentent tranquilles. Quand elles voient que c’est inutile, certaines nations cessent de se plaindre et deviennent muettes, accélérant leur décadence.
C’est pourquoi l’Égypte, l’Arabie, la Perse, l’Inde n’ont pas de voix. Mais les pays qui possèdent une force interne et osent se révolter passent aux actes en voyant que les plaintes sont inutiles. Leurs lamentations se changent en rugissements de colère. Quand une telle littérature apparaît, elle annonce la révolte et, comme le peuple est furieux, les ouvrages écrits juste avant l’éclatement d’une révolution traduisent souvent sa fureur – sa volonté de résister, de se venger.
La Révolution d’Octobre fut annoncée par une littérature de cette sorte. Il y a aussi des exceptions comme dans le cas de la Pologne qui, malgré une littérature de vengeance pendant un certain temps, ne dut son redressement qu’à la Première Guerre mondiale.
2) Pendant une grande révolution, la littérature disparaît, et c’est le silence car chacun est emporté dans la marée révolutionnaire et passe du cri à l’action. Chacun est occupé aux tâches révolutionnaires, il n’y a pas de temps pour parler littérature. Une autre raison est que les hommes sont pauvres pendant une telle période, ils ont àpeine le temps de trouver du pain, d’écrire n’en parlons pas. En outre, comme les conservateurs sont ballottés par la houle de la révolution, ils sont trop furieux pour chanter ce qui leur arrive dans une œuvre littéraire. Certains disent : « La littérature naît de la souffrance et de la pauvreté ». Mais c’est une contrevérité.
Un homme pauvre n’écrira pas. A Pékin, chaque fois que j’étais à court d’argent, j’avais l’habitude de faire la tournée pour emprunter et je n’écrivais pas un seul mot; c’est seulement quand on nous versait notre salaire que je m’asseyais pour écrire. Un homme affairé n’écrira pas davantage. Celui qui porte un lourd fardeau doit le poser avant de pouvoir écrire.
Le coolie aussi doit abandonner son pousse-pousse avant d’écrire. Pendant une grande révolution, les gens sont très occupés et très pauvres; les groupes combattent entre eux, et la première chose à faire est de transformer le système social. Personne n’a le temps ni l’envie d’écrire. Donc, pendant une grande révolution, ce sera provisoirement le silence.
3) Quand la révolution triomphe, il y a moins de tension sociale et les hommes se trouvent dans de meilleures conditions, aussi se remet-on à écrire. Il y a deux genres littéraires pendant cette période. On exalte la révolution et on chante ses louanges parce que les écrivains progressistes sont impressionnés par les changements et les progrès sociaux, l’abolition de l’ancienne société et l’édification de la nouvelle. Ravis de l’écroulement des anciennes institutions, ils font l’éloge du nouvel édifice. Le second type d’écriture qui apparaît après une révolution – le chant funèbre – pleure la destruction de l’ancienne société. Certains manifestent de la considération envers cette « littérature contrerévolutionnaire », mais je ne crois pas qu’il faille la prendre tellement au sérieux. Bien qu’une révolution soit intervenue, il y a dans la société beaucoup de gens qui ne peuvent se transformer du jour au lendemain.
Comme leurs cerveaux sont pleins d’idées périmées, quand leur milieu change, ce qui affecte leur mode de vie tout entier, ils se rappellent le bon vieux temps et soupirent après l’ancienne société. Et puisqu’ils conservent le vif désir du passé, ils expriment les sentiments tout à fait surannés, arriérés, qui forment cette littérature.
Toutes les œuvres de cette sorte qui traduisent le malheur des auteurs sont lugubres. Voyant le succès de la nouvelle construction et la ruine des anciennes institutions, ils chantent un hymne funèbre. Mais le regret du passé et ces chants funèbres signifient que la révolution est accomplie. Sans révolution, les hommes anciens seraient encore au pouvoir et il n’y aurait pas de chant funèbre. Aujourd’hui en Chine, il n’y a aucun de ces genres littéraires ni chant funèbre pour, l’ancien régime, ni louange pour le nouveau; car la révolution chinoise n’est pas encore accomplie.
Nous sommes toujours dans la période transitoire, une période de travail pour les révolutionnaires. Il reste cependant en grande partie l’ancienne littérature. Pratiquement, tout ce qui est dans les journaux relève de l’ancien style. Cela signifie, je pense, que la révolution a apporté très peu de changements dans la société, que les conservateurs sont à peine touchés et par conséquent que l’ancienne école peut toujours se tenir en réserve. Le fait que tous les articles – ou presque – des journaux de Canton sont de l’ancien style prouve que, là-bas, la société est à peine touchée par la révolution; il n’y a donc aucun péan [chant solennel dans la Grèce antique] pour le nouveau régime, aucun thrène [chant de deuil dans la Grèce antique] pour l’ancien et la province de
Kouangtoung est ce qu’elle était il y a dix ans. Il n’y a pas non plus de plaintes ni de protestations. Nous voyons les syndicats prendre part aux manifestations, mais avec la permission du gouvernement – ils ne se révoltent pas contre l’oppression.
Ce n’est qu’une révolution sur ordre gouvernemental. Comme la Chine n’a pas changé, nous n’avons pas de chants funèbres emplis de la nostalgie du passé, ni de nouveaux chants de marche. En Russie soviétique en revanche, il existe les deux genres littéraires. Deux anciens écrivains, qui ont fui à l’étranger, écrivent généralement des hymnes pour les morts, tandis que leur nouvelle littérature est à l’avant-garde.
Même s’il n’a encore paru aucune œuvre importante, il y a déjà un grand effort en vue d’une écriture nouvelle. Ils sont passés de la période de la fureur à celle des péans. Une révolution accomplie est suivie de l’éloge de la nouvelle construction, mais il est difficile de prédire ce qui viendra ensuite. Je suppose qu’il y aura une littérature populaire car la conséquence de la révolution, c’est que le monde appartient au peuple. En Chine, évidemment, nous n’avons pas de littérature populaire et il n’en existe nulle part dans le monde. Presque toute la littérature, les chants et les poèmes, sont écrits pour les classes supérieures qui les lisent l’estomac plein et allongées sur leur lit. Un lettré de talent sort de chez lui et rencontre une belle jeune fille, ils tombent amoureux l’un de l’autre; puis quelque individu insignifiant leur cause des ennuis et ils passent par différentes épreuves mais finalement tout se termine bien.
Cette sorte de littérature est tout à fait charmante. Les livres peuvent traiter soit des classes supérieures intelligentes, soit des classes inférieures stupides. Il y a quelques années, Jeunesse nouvelle a publié des récits sur la vie des prisonniers dans une région où il fait un froid de loup, et les professeurs ne les ont pas aimés – ils n’aiment pas lire un ouvrage avec des personnages si inférieurs. Un poème sur les pousse-pousse (ou les coolies) est un poème de basse classe, une pièce sur les délinquants est une pièce de basse classe. Dans leur littérature, vous ne trouverez que des personnages comme le lettré talentueux et la jolie fille.
Le lettré talentueux passe l’examen du Palais et la jolie fille devient une dame de l’élite ; aussi le lettré et la dame sont-ils heureux, les professeurs qui lisent cela le sont aussi et je suppose que le bas peuple doit être heureux avec eux. Aujourd’hui, certains écrivains prennent le petit peuple – ouvriers et paysans – comme sujets de leurs romans et poèmes, et on a aussi appelé cela littérature populaire alors qu’en réalité il n’en est rien car le peuple n’a pas encore ouvert la bouche.
Ces ouvrages expriment les sentiments des spectateurs qui mettent leurs mots dans la bouche du peuple. Nos écrivains actuels ont beau être pauvres, ils sont plus aisés que les ouvriers et paysans, sinon ils n’auraient pas eu l’argent pour étudier et ne seraient pas capables d’écrire. Leurs œuvres peuvent sembler venir du peuple mais en réalité il n’en est rien : ce ne sont pas de vraies histoires du peuple.
Maintenant de nouveaux écrivains ont commencé à collationner des chants populaires en croyant que, là, nous avons la voix populaire authentique car ils sont chantés par le petit peuple. Cependant, les vieux livres ont eu une influence indirecte très grande sur notre petit peuple qui éprouve une admiration sans bornes pour ces propriétaires fonciers possesseurs de 3 000 mou [unité de surface chinoise, 1 mou équivaut à 1/15° d’hectare] de terres et adoptent souvent les idées des seigneurs comme leurs.
Les seigneurs chantent fréquemment des poèmes de cinq ou sept caractères par vers, tel est aussi le mètre habituel des chants populaires. Ceci pour la forme; quant au fond, il est également très décadent; aussi ne peut-on les appeler une vraie littérature populaire. La poésie chinoise actuelle et les œuvres d’imagination ne sont pas vraiment au niveau des autres pays. Je suppose que nous devons les appeler littérature mais nous ne pouvons parler de littérature d’une période révolutionnaire, encore moins de littérature populaire.
Aujourd’hui, tous nos écrivains sont des hommes de lettres et nos ouvriers et paysans continueront à penser comme les hommes de lettres tant qu’ils ne seront pas libérés. C’est seulement quand leur véritable libération sera intervenue qu’il y aura une littérature populaire. Voilà pourquoi il est faux de dire : « Nous avons déjà une littérature populaire. »
Vous êtes de véritables combattants, des combattants pour la révolution et je pense que vous feriez mieux de ne pas admirer la littérature. Étudier la littérature n’apporte aucune aide dans la guerre – vous pouvez tout au plus écrire un chant de combat qui, s’il est bien écrit, peut être d’une lecture agréable quand vous vous reposez après la bataille. Y mettre davantage de poésie, cela équivaut à planter un saule.
Quand le saule grandit et donne de l’ombre, les paysans qui font la pause de midi peuvent manger et se reposer sous son ombre. La situation actuelle en Chine est telle que seule compte la guerre révolutionnaire en cours. Un poème ne peut faire peur à un seigneur de la guerre, mais un obus peut le chasser. Certaines personnes pensent que la littérature a une grande influence sur la révolution, je le sais, mais personnellement j’en doute. Après tout, la littérature est un produit du loisir qui reflète, il est vrai, la culture d’une nation.
Les hommes sont rarement satisfaits de leur propre activité. Je n’ai jamais été capable de rien faire d’autre que d’écrire quelques essais et j’en suis fatigué; et vous qui portez des fusils, vous désirez entendre parler de littérature. Moi, je voudrais plutôt entendre le grondement des canons, car le grondement des canons me paraît plus agréable à entendre que la littérature. C’est tout ce que j’ai à dire. Je vous remercie de m’avoir écouté.