La crise de la social-démocratie
Rosa Luxemburg
1915
8. La lutte contre l’Impérialisme
Malgré la dictature militaire et la censure de la presse, malgré la faillite de la social-démocratie, malgré la guerre fratricide, la lutte des classes ressort avec une force élémentaire de l’« Union sacrée » et la solidarité internationale des ouvriers surgit des vapeurs sanglantes des champs de bataille. Non pas dans les tentatives faiblardes pour galvaniser artificiellement la vieille Internationale, non pas dans les promesses qui sont renouvelées par-ci, par-là de faire à nouveau cause commune aussitôt que la guerre sera terminée. Non, c’est maintenant, pendant la guerre, et à partir de la guerre, qu’apparaît à nouveau, avec une force et une importance toutes nouvelles, le fait que les prolétaires de tous les pays ont un seul et même intérêt. La guerre mondiale réfute elle-même la mystification à laquelle elle avait donné lieu.
Victoire ou défaite ? Tel est le mot d’ordre lancé par le militarisme dominant dans chacun des pays belligérants, et auquel les dirigeants sociaux-démocrates ont fait chorus. Pour les prolétaires d’Allemagne, de France, d’Angleterre et de Russie de même que pour les classes dirigeantes de ces pays, tout devrait être suspendu à l’alternative de la victoire ou de la défaite sur les champs de bataille. Aussitôt que les canons se mettent à tonner, le prolétariat de chaque pays devrait être intéressé à sa victoire et à la défaite des autres pays. Voyons donc ce que la guerre peut apporter au prolétariat.
D’après la version officielle reprise telle quelle par les leaders de la social-démocratie, la victoire représente pour l’Allemagne la perspective d’un essor économique illimité et sans obstacle, et la défaite, au contraire, la menace d’une ruine économique. Cette conception s’appuie à peu près sur le schéma de la guerre de 1870. Or, la prospérité que connut l’Allemagne après la guerre de 1870 ne résultait pas de la guerre, mais bien de l’unification politique, même si celle-ci n’avait que la forme rabougrie de l’Empire allemand créé par Bismarck. L’essor économique découla de l’unification politique malgré la guerre et malgré les nombreux obstacles réactionnaires qu’elle entraîna. L’effet propre de la guerre victorieuse, ce fut de consolider la monarchie militaire de l’Allemagne et le régime des junkers prussiens, alors que la défaite de la France avait contribué à liquider l’Empire et à instaurer la République. Mais aujourd’hui il en va autrement dans tous les États impliqués. Aujourd’hui la guerre ne fonctionne plus comme une méthode dynamique susceptible de procurer au jeune capitalisme naissant les conditions politiques indispensables de son épanouissement « national ». A la rigueur peut-on admettre que la guerre possède ce caractère en Serbie, et seulement si on la considère isolément. Réduite à son sens historique objectif, la guerre mondiale actuelle est d’un point de vue général, une lutte de concurrence d’un capitalisme déjà parvenu à sa pleine maturité, pour la souveraineté mondiale et pour l’exploitation des dernières zones du monde restées non capitalistes. C’est pourquoi on assiste à un changement complet dans le caractère de la guerre elle-même et de ses effets. Le degré élevé du développement économique de la production capitaliste se manifeste aussi bien dans le niveau extraordinairement élevé de la technique c’est-à-dire de la puissance de destruction des armements de guerre, que dans son niveau approximativement égal pour tous les pays belligérants. L’organisation internationale de l’industrie de guerre se reflète actuellement dans l’équilibre des forces qui se rétablit sans cesse à travers les décisions et les hésitations partielles de la balance, et qui diffère sans cesse une décision générale. A son tour, l’indécision des opérations militaires a pour conséquence que de nouveaux effectifs sont constamment envoyés au feu : aussi bien de nouvelles masses de population dans les pays belligérants que de nouveaux pays qui étaient restés neutres jusque-là. La guerre trouve partout à profusion de nouveaux désirs impérialistes et de nouveaux conflits à exploiter, elle en crée elle-même de nouveaux et ainsi elle se propage et fait boule de neige. Mais plus il y a de masses colossales de population et de pays qui sont entraînés dans la guerre, et plus sa durée se prolonge. Tout cela ensemble fait qu’avant même qu’intervienne une décision militaire, la guerre produit un phénomène que les guerres précédentes des temps modernes n’ont pas connu : la ruine économique de tous les pays qui y prennent part et même d’une manière croissante des pays qui sont formellement non impliqués. A mesure que la guerre se prolonge, ce phénomène se confirme et se renforce : à chaque mois qui passe, la possibilité de récolter les fruits d’une victoire militaire s’éloigne encore de dix ans. Ni la victoire ni la défaite ne peuvent en fin de compte rien changer à ce phénomène, qui rend au contraire tout à fait douteuse une décision purement militaire : il est de plus en plus vraisemblable que la guerre s’achèvera finalement par l’épuisement extrême de tous les adversaires. Dans ces conditions, si l’Allemagne devait sortir victorieuse de la guerre – même si les fauteurs de guerre impérialistes accomplissaient leurs rêves ambitieux, s’ils réussissaient à poursuivre le massacre jusqu’à l’élimination complète de tous leurs adversaires -, elle ne remporterait qu’une victoire à la Pyrrhus. Elle aurait pour trophées : l’annexion de quelques territoires dépeuplés et réduits à la mendicité et, chez elle, le spectre ricanant de la ruine qui surviendra lorsque auront disparu le carton-pâte d’une économie financière soutenue par les emprunts de guerre et les villages de Potemkine du « bien-être inébranlable du peuple » maintenus en activité par les livraisons de guerre. Il crève les yeux que même l’État le plus victorieux ne peut espérer réparer, si peu que ce soit, avec les indemnités de guerre, les dégâts subis pendant la guerre. En guise de compensation et pour compléter sa « victoire », l’Allemagne assisterait à la ruine peut-être plus grande encore du camp opposé, de la France et de l’Angleterre, c’est-à-dire des pays avec lesquels elle est le plus étroitement liée du point de vue économique, son renouveau économique dépendant en grande partie de leur propre prospérité. C’est dans ce cadre qu’après la guerre – une guerre « victorieuse », bien entendu – il s’agira pour le peuple allemand de payer après coup la note des frais de guerre que les parlementaires patriotes ont « approuvés » par avance, c’est-à-dire de supporter à la fois la charge d’une série interminable d’impôts et le poids d’une réaction militaire renforcée : voilà quel sera le seul fruit durable et tangible de sa « victoire ».
Si on cherche maintenant à se représenter les pires conséquences d’une défaite, on constate qu’à l’exception des annexions impérialistes elles ressemblent trait pour trait à l’ensemble des conséquences qui résulteraient inéluctablement d’une victoire : c’est que les effets de la guerre elle-même sont si profonds et si étendus que son issue militaire ne peut y changer grand-chose.
Imaginons néanmoins un instant que l’État victorieux entende malgré tout se décharger du plus gros de la ruine et en accabler son adversaire vaincu, et qu’il étrangle son développement économique par des entraves de toutes sortes. La classe ouvrière allemande peut-elle après la guerre aller de l’avant avec succès si l’action syndicale des ouvriers français, anglais, belges et italiens est entravée par un dépérissement économique ? Jusqu’en 1870, le mouvement ouvrier progressait encore indépendamment dans chaque pays, et les décisions tombaient dans des villes isolées. C’est sur le pavé de Paris que se sont livrées et décidées les batailles du prolétariat. Mais le mouvement ouvrier actuel, avec sa lutte quotidienne laborieuse et mesurée et son organisation de masse, est fondé sur la coopération de tous les pays qui connaissent la production capitaliste. S’il est vrai que la cause ouvrière ne peut prospérer que sur la base d’une vie économique saine et vigoureuse, alors cela ne vaut pas seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour la France, l’Angleterre, la Belgique, la Russie, l’Italie. Et si le mouvement ouvrier stagne dans tous les États capitalistes d’Europe, si on y trouve partout des salaires bas, des syndicats faibles et peu de résistance de la part des exploités, alors il est impossible que le mouvement syndical soit florissant en Allemagne. A ce point de vue, le dommage est en fin de compte exactement le même pour la lutte économique du prolétariat si le capitalisme allemand se renforce aux dépens du capitalisme français ou si le capitalisme anglais se renforce aux dépens du capitalisme allemand.
Mais tournons-nous vers les conséquences politiques de la guerre. Ici, on devrait pouvoir trancher plus facilement que dans le domaine économique. Depuis toujours, les sympathies et le soutien des socialistes sont allés à celui des belligérants qui combattait pour le progrès historique et contre la réaction. Dans la guerre mondiale actuelle, quel camp représente le progrès et quel camp la réaction ? Il est clair qu’on ne peut juger de cette question d’après les étiquettes extérieures des Etats belligérants, telles que « démocratie » ou « absolutisme », mais uniquement d’après les tendances objectives de la position adoptée par chaque camp dans la politique mondiale. Avant de pouvoir juger de ce qu’une victoire allemande peut apporter au prolétariat allemand, nous devons envisager les conséquences qu’elle aurait sur la configuration d’ensemble de la situation politique en Europe. La victoire nette de l’Allemagne aurait comme première conséquence l’annexion de la Belgique et probablement aussi de quelques morceaux de territoires à l’Est et à l’Ouest et d’une partie des colonies françaises ; elle permettrait en même temps la conservation de la monarchie habsbourgeoise qui s’enrichirait de nouveaux territoires, et enfin la conservation de l’« intégrité » fictive de la Turquie sous protectorat allemand, c’est-à-dire pratiquement la transformation immédiate de l’Asie mineure et de la Mésopotamie en provinces allemandes, sous une forme ou une autre. La deuxième conséquence, ce serait l’hégémonie militaire et économique effective de l’Allemagne en Europe. S’il faut s’attendre à ce qu’une victoire nette de l’Allemagne produise tous ces résultats, ce n’est pas parce qu’ils correspondent aux souhaits des braillards impérialistes au cours de la guerre actuelle, mais bien parce qu’ils découlent inévitablement de la position adoptée par l’Allemagne dans la politique mondiale, des oppositions avec l’Angleterre, la France et la Russie dans lesquelles l’Allemagne est prise et qui au cours de la guerre se sont développées bien au-delà de leurs dimensions initiales. Il suffit cependant de se représenter ces résultats pour comprendre qu’en aucun cas ils ne pourraient donner lieu à un équilibre stable de la politique mondiale. Malgré la ruine qu’aura représentée la guerre pour tous les pays impliqués et plus encore peut-être pour les vaincus, le lendemain même de la conclusion de la paix, des préparatifs en vue d’une nouvelle guerre mondiale commenceront à se faire sous la direction de l’Angleterre, pour secouer le joug du militarisme prusso-allemand qui devrait peser sur l’Europe et l’Asie. Une victoire de l’Allemagne ne serait donc qu’un prélude à une deuxième guerre mondiale qui surviendrait aussitôt après, et de ce fait, ne serait que le point de départ à de nouveaux préparatifs militaires fiévreux ainsi qu’au déchaînement de la réaction la plus noire dans tous les pays, mais en premier lieu en Allemagne même. D’autre part, la victoire de l’Angleterre et de la France conduirait, très vraisemblablement, à la perte pour l’Allemagne d’une partie au moins de ses colonies et de sa métropole et à coup sûr à la faillite de la position de l’impérialisme allemand dans la politique mondiale. Ce qui signifie : le morcellement de l’Autriche-Hongrie et la liquidation complète de la Turquie. Ces deux États sont maintenant des produits si archi-réactionnaires, et leur chute correspond à ce point aux exigences de l’évolution du progrès, que, dans le cadre concret actuel de la politique mondiale, la chute de la monarchie habsbourgeoise et de la Turquie ne pourrait aboutir à rien d’autre qu’à la distribution de leurs territoires et de leurs populations entre la Russie, l’Angleterre, la France et l’Italie. Cette redistribution géographique de grande envergure et ce réajustement des forces dans les Balkans et dans la Méditerranée se prolongerait inévitablement en Asie par la liquidation de la Perse et par un nouveau démantèlement de la Chine. Par là, le conflit anglo-russe et le conflit anglo-japonais passeraient à l’avant-plan de la politique mondiale, ce qui, aussitôt après la liquidation de la guerre mondiale actuelle, entraînerait peut-être une nouvelle guerre mondiale dont l’enjeu pourrait être Constantinople, et ce qui ferait en tout cas de cette guerre une perspective ultérieure inévitable. De ce côté, la victoire conduirait donc aussi à de nouveaux préparatifs militaires fiévreux dans tous les Etats – l’Allemagne vaincue prenant évidemment la tête des opérations – et par là ouvrirait une ère de domination incontestée du militarisme et de la réaction dans l’Europe entière, avec comme but final une nouvelle guerre mondiale.
Ainsi, si dans la guerre actuelle elle doit prendre position pour l’un ou l’autre des deux camps au point de vue du progrès et de la démocratie, en considérant globalement la politique mondiale et ses perspectives futures, la politique prolétarienne est, somme toute, coincée entre Charybbe et Scylla, et la question : victoire ou défaite revient dans ces conditions, pour la classe ouvrière européenne, tant sur le plan politique que sur le plan économique, à un choix désespéré entre deux malheurs. Ce n’est donc qu’une funeste illusion de la part des socialistes français que de s’imaginer qu’en écrasant l’Allemagne par les armes ils vont frapper le militarisme ou même l’impérialisme en plein coeur et ouvrir la voie à la démocratie pacifique dans le monde. Tout au contraire : quel que soit le vainqueur de la guerre, l’impérialisme et son serviteur le militarisme y trouveront largement leur compte, sauf dans un cas : si, par son intervention révolutionnaire, le prolétariat vient brouiller leurs comptes.
En effet, la leçon la plus importante que la politique du prolétariat doit tirer de la guerre actuelle, c’est l’absolue certitude que ni en Allemagne, ni en France, ni en Angleterre, ni en Russie, le prolétariat ne peut faire sien le mot d’ordre : victoire ou défaite, un mot d’ordre qui n’a de sens véritable que pour l’impérialisme et qui, dans chaque grand État, équivaut à la question : renforcement ou perte de sa puissance dans la politique mondiale, de ses annexions, de ses colonies et de sa prédominance militaire. Si on considère la situation actuelle globalement, la victoire ou la défaite de chacun des deux camps est tout aussi funeste pour le prolétariat européen, de son point de vue de classe. C’est la guerre elle-même, et quelle que soit son issue militaire, qui représente pour le prolétariat européen la plus grande défaite concevable, et c’est l’élimination de la guerre et la paix imposée aussi rapidement que possible par la lutte internationale du prolétariat qui peuvent apporter la seule victoire à la cause prolétarienne. Et c’est uniquement cette victoire qui permettra de sauver réellement la Belgique et la démocratie européenne.
Dans la guerre actuelle, le prolétariat conscient ne peut identifier sa propre cause à aucun des deux camps. En résulte-t-il que la politique du prolétariat exige le maintien du statu quo ? Que nous n’ayons d’autre programme d’action que ce voeux : que subsiste l’ancien état de choses, que tout reste comme avant la guerre ? D’abord nous ne saurions jamais tenir pour idéal l’état de choses existant qui d’ailleurs ne résulte nullement de la libre détermination des peuples ; qui plus est, on ne peut plus en revenir à l’état de choses ancien parce qu’il n’existe plus, même si venaient à subsister les actuelles frontières entre les États. Même avant d’avoir épuisé toutes ses conséquences, la guerre a amené un changement si considérable dans les rapports de force et dans l’évaluation des forces antagonistes, dans les alliances et les oppositions politiques, elle a si radicalement modifié les relations des États entre eux et des classes à l’intérieur de la société, elle a anéanti tant de vieilles illusions et de vieilles lunes, créé tant de nouvelles urgences et de nouvelles tâches, que le retour à la vieille Europe telle qu’elle existait avant le 4 août 1914 est tout à fait exclu, tout comme il est impossible de retourner à la situation qui avait précédé une révolution, même lorsque cette révolution a été écrasée. D’ailleurs, la politique du prolétariat ne connaît pas de « retour en arrière », elle ne peut qu’aller de l’avant, il lui faut toujours aller au-delà de ce qui existe, dépasser ce qui vient d’être créé. C’est en ce sens seulement qu’il peut opposer sa propre politique à celle de chacun des deux camps impérialistes en guerre.
Mais pour les partis sociaux-démocrates, cette politique ne saurait consister à se retrouver dans des conférences internationales pour élaborer à qui-mieux-mieux des projets, chacun pour soi ou tous ensemble, et pour inventer des recettes subtiles à l’usage de la diplomatie bourgeoise : il ne s’agit pas de lui expliquer comment elle doit conclure la paix pour permettre à l’avenir une évolution pacifique et démocratique. Toutes les revendications qui tendent par exemple à un « désarmement » total ou partiel, à l’abolition de la diplomatie secrète, au démembrement de tous les grands États en vue de créer des petits Etats nationaux, et tutti quanti, relèvent toutes sans exception de l’utopie, tant que la classe capitaliste tient les rênes en main ; d’autant plus que, étant donné l’orientation impérialiste actuelle, la bourgeoisie ne saurait renoncer au militarisme, à la diplomatie secrète, au grand État multinational centralisé puisque aussi bien tous ces postulats reviennent au fond, si l’on veut être conséquent, à cette simple « exigence » l’abolition de l’État de classe capitaliste. La politique du prolétariat ne peut reconquérir la place qui lui revient en donnant des conseils utopiques ou en élaborant des projets qui permettraient, au moyen de réformes partielles, d’adoucir, de dompter, de modérer l’impérialisme dans le cadre de l’Etat bourgeois. Le problème réel que pose aux partis socialistes cette guerre mondiale, et de la solution duquel dépendent les destins du mouvement ouvrier, c’est la capacité d’action des masses prolétariennes dans leur lutte contre l’impérialisme. Ce qui manque au prolétariat international, ce ne sont pas des postulats, des programmes, des mots d’ordre, ce qui lui fait défaut ce sont des actions, une résistance efficace, la capacité d’attaquer l’impérialisme au moment opportun, dans la guerre justement, et de mettre en pratique le vieux mot d’ordre « guerre à la guerre ». C’est ici qu’il faut faire le saut, c’est ici que se situe le noeud gordien de la politique du prolétariat et de son avenir. Il est vrai que l’impérialisme, avec toute la violence brutale de sa politique et la chaîne ininterrompue de catastrophes sociales qu’il provoque, est une nécessité historique pour les classes dirigeantes du monde capitaliste moderne. Rien ne serait plus funeste pour le prolétariat que de garder encore la moindre illusion et le moindre espoir au sortir de la guerre actuelle quant à la possibilité d’une évolution idyllique et paisible du capitalisme. Mais la conclusion qui résulte pour la politique prolétarienne de la nécessité historique de l’impérialisme n’est pas qu’elle doit capituler devant l’impérialisme pour ronger ensuite à ses pieds l’os qu’il voudra bien lui jeter après sa victoire.
La dialectique de l’histoire progresse au milieu des contradictions et, avec chaque chose nécessaire, elle met au monde son contraire. La domination de classe bourgeoise est sans aucun doute une nécessité historique, mais le soulèvement contre elle de la classe ouvrière n’en est pas moins nécessaire. Le capitalisme est une nécessité historique, mais son fossoyeur aussi, le prolétariat socialiste ; la domination mondiale de l’impérialisme est une nécessité historique, mais également son renversement par l’Internationale prolétarienne. A chaque pas existent deux nécessités historiques qui se contestent l’une l’autre, et la nôtre, la nécessité du socialisme, a plus de souffle. Notre nécessité est pleinement justifiée dès le moment où l’autre, la domination de classe bourgeoise, cesse d’être porteuse de progrès historique et devient un carcan et un danger pour l’évolution ultérieure de la société. C’est précisément ce que la guerre actuelle a révélé à propos de l’ordre capitaliste.
La force impérialiste d’expansion du capitalisme qui marque son apogée et constitue son dernier stade a pour tendance, sur le plan économique, la métamorphose de la planète en un monde où règne le mode de production capitaliste, l’éviction de toutes les formes de production et de société périmées, précapitalistes, la transmutation de toutes les richesses de la terre et de tous les moyens de production en capital, tandis que les masses laborieuses de tous les pays sont transformées, elles, en esclaves salariés. En Afrique, en Asie, du cap Nord au cap Horn et à l’océan Pacifique, les derniers vestiges de communautés communistes primitives, de conditions de domination féodales, d’économies paysannes patriarcales, de productions artisanales séculaires sont anéantis, foulés aux pieds par le capitalisme qui extermine des peuples entiers et efface de la surface du globe des civilisations millénaires pour y substituer les moyens les plus modernes d’extorquer du profit. Cette marche triomphale au cours de laquelle le capitalisme fraie brutalement sa voie par tous les moyens : la violence, le pillage et l’infamie, possède un côté lumineux : elle a créé les conditions préliminaires à sa propre disparition définitive ; elle a mis en place la domination mondiale du capitalisme à laquelle seule la révolution mondiale du socialisme peut succéder. Tel était le seul aspect culturel et progressiste de ce que l’on a appelé la grande oeuvre civilisatrice du capitalisme dans les pays primitifs. Pour les économistes et les politiciens bourgeois libéraux, des chemins de fer, des allumettes suédoises, des canalisations de rue et des comptoirs de commerce représentent le « progrès » et la « civilisation ». Mais, en eux-mêmes, ces ouvrages greffés sur des conditions économiques primitives ne représentent ni le progrès, ni la civilisation, car ils sont vendus au prix de la ruine économique accélérée des pays où ils sont introduits, leurs peuples ayant à subir d’un seul coup la misère et l’épouvante de deux âges : celui des rapports de domination de l’économie naturelle traditionnelle et celui de l’exploitation capitaliste la plus moderne et la plus raffinée. C’est seulement en tant que conditions préliminaires à la suppression de la domination du capital et à l’abolition de la société de classes que, dans un sens historique plus large, les ouvrages de la marche triomphale du capitalisme portaient la marque du progrès. C’est en ce sens que l’impérialisme, en dernière analyse, travaillait pour nous.
La guerre mondiale est un tournant dans l’histoire du capitalisme. Pour la première fois, le fauve que l’Europe capitaliste lâchait sur les autres continents fait irruption d’un seul bond en plein milieu de l’Europe. Un cri d’effroi parcourut le monde lorsque la Belgique, ce précieux petit bijou de la civilisation européenne, ainsi que les monuments culturels les plus vénérables du nord de la France furent ravagés par l’impact d’une force de destruction aveugle. Le « monde civilisé » qui avait assisté avec indifférence aux crimes de ce même impérialisme : lorsqu’il voua des milliers de Hereros à la mort la plus épouvantable et remplit le désert de Kalahari des cris déments d’hommes assoiffés et des râles de moribonds, lorsque sur le Putumayo en l’espace de dix ans quarante mille hommes furent torturés à mort par une bande de chevaliers d’industrie venus d’Europe et que le reste d’un peuple fut rendu infirme, lorsqu’en Chine une civilisation très ancienne fut mise à feu et à sang par la soldatesque européenne et livrée à toutes les horreurs de la destruction et de l’anarchie, lorsque la Perse, impuissante, fut étranglée par les lacets toujours plus serrés de la tyrannie étrangère, lorsqu’à Tripoli les Arabes furent soumis par le feu et l’épée au joug du capital et que leur civilisation et leurs habitations furent rayées de la carte – ce même « monde civilisé » vient seulement de se rendre compte que la morsure du fauve impérialiste est mortelle, que son haleine est scélérate. Il vient de le remarquer maintenant que le fauve a enfoncé ses griffes acérées dans le sein de sa propre mère, la civilisation bourgeoise européenne. Et cette découverte se propage sous la forme de l’hypocrisie bourgeoise qui veut que chaque peuple ne reconnaisse l’infamie que dans l’uniforme national de son adversaire. « Les barbares allemands ! » – comme si chaque peuple qui se prépare au meurtre organisé ne se transformait pas à l’instant même en une horde de barbares ; « les horreurs cosaques ! » comme si la guerre n’était pas en soi l’horreur des horreurs et comme si le fait d’exalter la boucherie humaine comme une entreprise héroique dans un journal de jeunesse socialiste n’était pas de la graine d’esprit cosaque !
Mais le déchaînement actuel du fauve impérialiste dans les campagnes européennes produit encore un autre résultat qui laisse le « monde civilisé » tout à fait indifférent : c’est la disparition massive du prolétariat européen. Jamais une guerre n’avait exterminé dans ces proportions des couches entières de population ; jamais, depuis un siècle, elle n’avait frappé de cette façon tous les peuples civilisés d’Europe. Dans les Vosges, dans les Ardennes, en Belgique, en Pologne, dans les Carpates, sur la Save, des millions de vies humaines sont anéanties, des milliers d’hommes sont réduits à l’état d’infirmes. Or, c’est la population ouvrière des villes et des campagnes qui constitue les neuf dixièmes de ces millions de victimes. C’est notre force, c’est notre espoir qui est fauché quotidiennement sur ces champs de bataille par rangs entiers, comme des épis tombent sous la faucille ; ce sont les forces les meilleures, les plus intelligentes, les mieux éduquées du socialisme international, les porteurs des traditions les plus sacrées, les représentants les plus audacieux, les plus héroïques du mouvement ouvrier moderne, les troupes d’avant-garde de l’ensemble du prolétariat mondial : les ouvriers d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Allemagne, de Russie qui sont maintenant massacrés après avoir été bâillonnés. Ces ouvriers des nations capitalistes dirigeantes d’Europe sont ceux à qui incombe la mission historique d’accomplir la révolution socialiste. C’est seulement d’Europe, c’est seulement de ces pays capitalistes les plus anciens que peut venir, lorsque l’heure aura sonné, le signal de la révolution sociale qui libérera l’humanité. Seuls les ouvriers anglais, français, belges, allemands, russes et italiens peuvent ensemble prendre la tête de l’armée des exploités et des opprimés des cinq continents. Eux seuls peuvent, quand le temps sera venu, faire rendre des comptes au capitalisme pour ses crimes séculaires envers tous les peuples primitifs, pour son oeuvre d’anéantissement sur l’ensemble du globe, et eux seuls peuvent exercer des représailles. Mais pour que le socialisme puisse faire sa trouée et remporter la victoire, il faut qu’existent des masses dont la puissance réside tant dans leur niveau culturel que dans leur nombre. Et ce sont ces masses précisément qui sont décimées dans cette guerre. La fleur de l’âge viril et de la jeunesse, des centaines de milliers de prolétaires dont l’éducation socialiste, en Angleterre et en France, en Belgique, en Allemagne et en Russie, était le produit d’un travail d’agitation et d’instruction d’une dizaine d’années, d’autres centaines de milliers qui demain pouvaient être acquis au socialisme – ils tombent et ils tuent misérablement sur les champs de bataille. Le fruit de dizaines d’années de sacrifices et d’efforts de plusieurs générations est anéanti en quelques semaines, les troupes d’élite du prolétariat international sont décimées.
La saignée de la boucherie de Juin avait paralysé le mouvement ouvrier français pour une quinzaine d’années. La saignée du carnage de la Commune l’a encore retardé de dix ans. Ce qui a lieu maintenant est un massacre massif sans précédent qui réduit de plus en plus la population ouvrière adulte de tous les pays civilisés qui font la guerre à n’être plus composée que de femmes, de vieillards et d’infirmes. C’est une saignée qui risque d’épuiser mortellement le mouvement ouvrier européen. Encore une guerre de ce genre, et les perspectives du socialisme sont enterrées sous les ruines entassées par la barbarie impérialiste. C’est beaucoup plus grave que la destruction scandaleuse de Louvain et de la cathédrale de Reims. C’est un attentat non pas à la culture bourgeoise du passé, mais à la civilisation socialiste de l’avenir, un coup mortel porté à cette force qui porte en elle l’avenir de l’humanité et qui seule peut transmettre les trésors précieux du passé à une société meilleure. Ici, le capitalisme découvre sa tête de mort, ici il trahit que son droit d’existence historique a fait son temps, que le maintien de sa domination n’est plus compatible avec le progrès de l’humanité.
Ici encore la guerre actuelle s’avère non seulement un gigantesque assassinat, mais aussi un suicide de la classe ouvrière européenne. Car ce sont les soldats du socialisme, les prolétaires d’Angleterre, de France, d’Allemagne, de Russie, de Belgique qui depuis des mois se massacrent les uns les autres sur l’ordre du capital, ce sont eux qui enfoncent dans leur coeur le fer meurtrier, s’enlaçant d’une étreinte mortelle, chancelant ensemble, chacun entraînant l’autre dans la tombe.
« L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout ! Vive la démocratie ! Vive le tsar et le panslavisme ! » Dix mille toiles de tentes garanties standard, cent mille kilos de lard, d’ersatz-café livrables immédiatement ! Les dividendes grimpent et les prolétaires tombent, et avec chacun d’eux c’est un combattant de l’avenir, un soldat de la révolution, un de ceux qui délivreront l’humanité du joug du capitalisme, qui descend au tombeau.
Cette folie cessera le jour où les ouvriers d’Allemagne et de France, d’Angleterre et de Russie se réveilleront enfin de leur ivresse et se tendront une main fraternelle couvrant à la fois le choeur bestial des fauteurs de guerre impérialistes et le rauque hurlement des hyènes capitalistes, en poussant le vieux et puissant cri de guerre du Travail :